— Par Yves-Léopold Monthieux —
. Les incidents qui se déroulent en ce moment au nord du Maroc sur fond d’immigration, de pandémie sanitaire et de différend entre l’Espagne et le Maroc me conduisent à publier à nouveau une contre-chronique qui avait paru dans Antilla le 13 octobre 2005.
. Fort-de-France, le 18 mai 2021
Se battre à mort… pour la vie
. « Je me suis arraché le bras gauche avec le fil barbelé et on m’a fait des points de suture aux deux jambes, mais je n’y pense plus. Je mange bien, on m’a donné les habits de l’armée et je dors dans un lit. Ma seule peur, c’est qu’on me renvoie d’où je viens. Le reste c’est de la rigolade… comparé à là d’où je viens, c’est le paradis ». Après avoir vu à la télévision les assauts menés par des centaines de jeunes Africains contre les grilles séparant le Sud affamé et le Nord prospère, voilà donc, ci-dessus, ce qu’on peut lire dans Libération dans un entretien accordé à un Guinéen ravi, malgré ses blessures, de s’en être « bien sorti ». Il est l’un des jeunes gens qui ont quitté leur pays depuis parfois cinq ans, chassés par la misère, la tyrannie ou la rébellion. Ils sont venus de Guinée-Bissau, du Cameroun, du Niger, du Liberia… Traqués par des gardes et des prédateurs de toutes sortes, ils ont traversé des pays entiers, parfois le désert, et vécu pendant des mois dans les forêts.
. Ces malheurs conduisent donc à un déferlement de miséreux aux enclaves espagnoles du Maroc, Ceuta et Melilla, regardées comme des remparts de l’opulence et de la liberté. Ce flux ressemble bien à une nouvelle guerre avec son lot de sacrifices en vies humaines. Faudra-t-il un jour parler de guerre d’immigration pour désigner cet effet boomerang de la colonisation ? Ces masses viennent d’abord pour travailler dans un contexte social et de liberté où ils savent que le mot « vie » a du sens pour l’homme. Il s’agit surtout de la guerre pour la vie : une guerre où l’on se bat à mort… pour la vie.
. Certes, si jadis la venue d’Africains en Martinique avait été imposée, un choix a été fait depuis par les Afro-Antillais. Pas celui de retourner en Afrique, mais d’entretenir une relation originale avec la France. Ce choix a été confirmé à l’occasion de diverses consultations. Des Ceuta et des Melilla sont partout au sud de l’Europe et, les barbelés en moins, à des milliers de kilomètres de l’Europe : à Mamoudzou, St Laurent-du-Maroni, Basse-Terre, Fort-de-France. Ce phénomène d’immigration clandestine nous rappelle que, natifs du Sud, nous vivons pleinement le Nord. De sorte qu’il est indécent de comparer nos misères d’arrière-petits-fils d’esclaves africains et celle de ces jeunes vus à la télévision, dont les arrière-grands-parents avaient pourtant échappé à la traite. Nos voisins de Surinam, Haïti ou Dominique, nés au Sud et vivant le Sud, nous le disent à leur façon en venant franchir chez nous les remparts non militarisés de l’Europe. Comment comprendre le silence de nos politiques et intellectuels, s’agissant de l’étalage des détresses des forces vives de l’Afrique ? (…) [octobre 2005].
. Yves-Léopold Monthieux