« Imaginer la libération : des femmes noires face à l’empire » par Annette Joseph-Gabriel

À propos
Au milieu du XXe siècle, tandis que se joue la fin de l’empire colonial français, des penseuses et militantes noires s’engagent au cœur des grands mouvements de décolonisation. Encore bien trop méconnues, Suzanne Césaire, Paulette Nardal, Eugénie Éboué-Tell, Jane Vialle, Andrée Blouin, Aoua Kéita et Eslanda Robeson sont pourtant des protagonistes majeures de la contestation de la domination impériale et raciste. Explorant leurs écrits et archives, Annette Joseph-Gabriel raconte leur parcours et la diversité de leur positionnement. Toutes ont en commun d’imaginer de nouvelles identités, tant panafricaines que pancaribéennes, et permettent de construire une histoire complexe du féminisme noir.

Autrice et universitaire états-unienne, Annette Joseph-Gabriel enseigne la littérature française à l’université Duke. Spécialiste de l’étude des interactions entre culture, politique et littérature, elle explore notamment les héritages du colonialisme et de l’esclavage dans l’espace atlantique francophone. Son travail met en valeur les voix et les expériences d’autrices noires engagées dans l’anticolonialisme pour montrer combien leurs écrits peuvent nous offrir de nouvelles façons de penser les questions culturelles et politiques contemporaines.

« Imaginer la libération : des femmes noires face à l’empire » par Annette Joseph-Gabriel

Prologue
Annette Joseph-Gabriel

​​Je suis devenue citoyenne française en 2017, tandis que j’écrivais ce livre. Je n’ai eu droit à aucun faste ni à aucune solennité, pas plus qu’à une Marseillaise lors d’une émouvante cérémonie à laquelle aurait pu assister ma famille, heureuse et impatiente de me voir accueillie dans le giron de la France. Personne n’est français dans ma famille. L’enveloppe toute blanche, arrivée par la poste depuis le consulat français, contenait un dossier bleu-blanc-rouge orné d’une Marianne portant le drapeau tricolore, empruntée au fameux tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple. À l’intérieur du dossier, une lettre-type portait la signature de François Hollande, qui m’annonçait mon « [r]attachement à la longue histoire de la France qui, au fil des siècles, a accueilli des femmes et des hommes qui se sont reconnus dans ses valeurs : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité ». La célèbre devise ternaire, cri de ralliement originel de la Révolution française, arborait donc un ajout, réemballage des valeurs nationales pour une époque nouvelle, où il ne s’agissait plus de brandir la laïcité à la face du clergé catholique avec la même ferveur qu’à l’ère révolutionnaire, mais bien plutôt à celle de l’islam, constitué désormais comme contestation centrale, à partir de laquelle se décide qui peut ou pas être réellement français. Le reste du dossier était éclairant quant à ce que le gouvernement considérait comme les ingrédients nécessaires pour devenir une bonne citoyenne : les résultats officiels de l’examen de langue obligatoire prouvaient que je connaissais suffisamment le français pour être française. Sur des feuilles A4 pelliculées brillantes, les paroles de La Marseillaise (enfin !), la Constitution de la Cinquième République et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 témoignaient des éléments spécifiques de l’histoire française que je pouvais apparemment revendiquer désormais comme miens. Ce dernier document s’avérerait un point de départ utile pour mon analyse de la question de la citoyenneté dans ce livre.

Lire aussi : « Imaginer la libération », l’essai éclairant sur la génèse d’un féminisme décolonial

De la pléthore de documents administratifs qui me parvinrent en acquérant la citoyenneté française, deux en particulier se distinguèrent comme emblématiques du réconfort et de l’embarras apportés par ce nouveau statut. Le premier était une brochure m’informant que si je n’avais pas répondu à la proposition initiale du consulat au sujet de la francisation de mon nom, il n’était pas trop tard pour le faire. Toute personne un jour confrontée au processus administratif français est frappée, comme je le fus, par la rareté des deuxièmes chances. Un dossier entier peut être refusé sans cérémonie ou, au mieux, retourné à l’envoyeur, pour une coquille. M’offrir une deuxième chance de modifier l’orthographe de mon nom, c’était ainsi souligner la nécessité de rendre lisible à l’État français les noms, les identités, les soi estimés illisibles.
Le second document était une carte d’enregistrement au consulat français de Chicago, prouvant que j’étais désormais placée sous protection consulaire. Cette année-là, aux États-Unis et en Corée du Nord, des dirigeants instables se provoquaient l’un l’autre en s’invectivant au sujet de leur apparence physique, de leurs capacités mentales et de leurs arsenaux nucléaires. Le langage protecteur du consulat, aussi douteuse qu’ait été l’efficacité de ladite protection, procurait une illusion de sûreté, alternative à une réalité sinistre. C’était aussi l’année où le gouvernement français renvoya du Conseil national du numérique la très en vue militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo pour avoir utilisé l’expression « racisme d’État » afin de combattre publiquement le racisme institutionnalisé en France. Les promesses de droits et de protection, les rappels administratifs à me rebaptiser pour une meilleure lisibilité, la réalité des femmes noires en France et de leurs revendications continues d’égalité restées lettre morte, tout cela a constitué le terrain depuis lequel je me suis intéressée à la citoyenneté pour ce livre.
Comme en atteste mon dossier de naturalisation française, la citoyenneté désigne une relation de l’individu à l’État. Elle se déploie dans l’arène juridique, celle des constitutions et des lois, des droits et des devoirs. Les images visuelles et linguistiques du dossier témoignaient de ce que la citoyenneté s’étend aussi aux sphères sociales, culturelles et politiques de la construction communautaire, de la formation identitaire et de l’appartenance. Elle est à la fois concrète et abstraite. Ce livre est un examen des différentes manières dont concret et abstrait se sont assemblés et disjoints quand, au milieu du vingtième siècle, à une période particulièrement charnière de l’histoire française, des femmes noires ont exigé une pleine citoyenneté. Au cœur des archives qui constituent ce livre, on verra que les ingrédients qui y sont concoctés pour faire une bonne citoyenneté sont divers. Nous y entendrons une reprise de La Marseillaise appelant les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens à trouver leur voix politique en faisant d’Eugénie Éboué-Tell la première députée noire de l’Assemblée nationale. Nous verrons l’étendard tricolore entre les mains d’Aoua Kéita, animatrice communautaire dans le Mali rural, cousant sur le drapeau français les lettres RDA, sigle du Rassemblement démocratique africain, fédération de partis politiques anticoloniaux d’Afrique de l’Ouest. Ces textes variés ne se contentent pas d’établir que les femmes noires peuvent être des citoyennes françaises. Ils nous incitent aussi à repenser la relation entre la race, le genre, l’appartenance et la puissance d’agir politique. Ils nous montrent et nous remontrent que, pour une femme noire, réclamer la pleine citoyenneté, c’est défaire et refaire la République française. C’est redéfinir la nature même de la participation civique et de l’identité nationale dans un pays qui se perçoit comme blanc tout en prétendant être aveugle à la couleur. C’est encore pouvoir imaginer la citoyenneté au-delà des frontières de la France impériale, pour prétendre à des formes d’appartenance aussi multiples que le sont les espaces revendiqués par les femmes noires, à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui.


Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy.

« Imaginer la libération », l’essai éclairant sur la génèse d’un féminisme décolonial

Dans « Imaginer la libération, des femmes noires face à l’empire », l’universitaire Annette Joseph-Gabriel met en lumière les parcours d’intellectuelles africaines et antillo-guyanaises du milieu du 20ᵉ siècle. Un essai passionnant qui redonne à Suzanne Césaire, Eugénie Éboué-Tell ou encore Paulette Nardal leurs justes places dans l’histoire des idées. Entretien.
Hodane Hagi Ali • Publié le 24 juillet 2023 à 12h17, mis à jour le 24 juillet 2023 à 14h51
L’essai débute par une anecdote personnelle. Annette Joseph-Gabriel, professeure spécialisée dans les études de genre à l’Université Duke, en Caroline du nord, aux Etats-Unis, se souvient de ce jour de 2017 où elle a obtenu la citoyenneté française. Dans l’enveloppe qu’elle reçoit de la part du consulat, elle découvre aussi une brochure lui proposant de « franciser son nom ». Tout à la fois réconfortée et embarassée, Annette Joseph-Gabriel retourne aux travaux qu’elle est en train de mener et qui aboutiront à son essai « Imaginer la libération, des femmes noires face à l’empire ». Dans ce texte très fouillé, résultat d’années de recherches, l’autrice s’intéresse justement à la construction de la citoyenneté, de l’identité en France, « un pays qui se perçoit comme blanc tout en prétendant être aveugle à la couleur ».

Ghana, 2023 (2019)

Publié le 5 mai 2023

ISBN : 978-2-9580620-4-0 
Prix : 17.00 €

Essai / Histoire
Traduction de Jean-Baptiste Naudy

Écouter Annette Joseph-Gabriel dans l’émission La Suite dans les idées (France Culture)

Écouter Annette Joseph-Gabriel dans L’Invitée Afrique (RFI)

COMMANDER