— Par Raphaël Confiant —
Je veux parler d’un crime commis à l’encontre d’un million de personnes censées être des citoyens français. Personnes qui n’ont qu’un seul tort : être nés, vivre et travailler dans leur terre natale, la Martinique et la Guadeloupe. Je veux parler du déversement de dizaines de milliers de tonnes de pesticides pendant près de trente années sur les terres plantées en banane de nos deux îles. Pesticides qui ont pour noms : DDT, HCH (Hexaclorocyclohexane), Mirex (ou Perchlordécone), Dieldrine et surtout Chlordécone. Tout particulièrement ce dernier puisque son taux de rémanence est évalué à 60 ans.
Aujourd’hui, malgré le tam-tam de la Star Académie, du carnaval, des élections présidentielles et législatives, sans compter les éternels matches de l’équipe de France, il nous faut regarder la vérité en face : nous avons été bel et bien empoisonnés. Pourquoi le nombre de cancers en Martinique est-il passé en 10 ans de 250 cas par an (19997) à plus de 1.000 en 2007 ? Quel est le pays du monde qui a le taux de cancer de la prostate le plus élevé après les Etats-Unis ? La Martinique ! Des plaisantins vous diront que c’est à cause de « facteurs héréditaires » liés à « la race noire ». Comme si le Zimbabwe ou le Nigeria, qui ont parmi les taux les plus bas du monde, étaient peuplés de Vikings ! Pourquoi la Guadeloupe utilise-t-elle annuellement 7 kgs de pesticides par tête d’habitants alors que la France n’en utilise que…1,5 ? Ici encore, on évoquera un pseudo « climat tropical propice au développement des bactéries » comme si le Tamil-Nadu (Inde) et le Sud du Vietnam, qui privilégient les intrants d’origine naturelle et obtiennent de bons rendements agricoles, étaient des pays tempérés.
Oui, le résultat est là, sous nos yeux : croissance exponentielle du nombre de cancers de toute nature (chez des patients de plus en plus jeunes), de la maladie de Parkinson, de celle d’Alzheimer, développement inquiétant de malformations congénitales et baisse dramatique de la fertilité masculine. La liste est interminable. C’est que pendant des décennies nous avons bu à des sources polluées sans le savoir, reçu une eau du robinet bourrée de pesticides à notre insu, consommé des légumes contaminés au HCH, au Dieldrine ou au Clhordécone sans en être informés, mangé du poisson contenant des métaux lourds en toute quiétude. Et pire : nous continuons à le faire !
Deux questions se posent alors : le savait-on ? qui est responsable de cet empoisonnement généralisé de tout un peuple ?
La réponse à la première question ne fait pas l’ombre d’un doute, comme Louis Boutrin et moi, l’exposons en détail dans notre ouvrage « Chronique d’un empoisonnement annoncé » (éditions L’Harmattan, 2007). Les pouvoirs publics, en particulier les services déconcentrés de l’Etat français, ceux en charge de l’agriculture et de la santé publique notamment, étaient parfaitement au courant de la nocivité de ces produits et pourtant soit ils ont laissé faire soit ils se sont livrés à des manipulations visant à minimiser ladite nocivité. Pire : certains ont carrément enfreint la loi. Exemple : le Chlordécone, interdit aux Etats-Unis en 1976, ne sera jamais homologué en France, mais il sera allègrement utilisé en Martinique et en Guadeloupe entre 1972 et… 1993. Mieux, divers rapports scientifiques, que nous citons abondamment dans notre ouvrage, en particulier le rapport Snegaroff (1980), décrivent très clairement les différentes contaminations subies par nos sols, nos eaux et nos rivages. Rapports aussitôt mis sous le coude et ignorés par les hauts fonctionnaires des services déconcentrés de l’Etat français. Attitude criminelle de la part de gens qui savent bien qu’ils n’exerceront que 3 ans dans nos pays, rarement plus. Attitude coloniale. N’ayons pas peur des mots ! On aurait trouvé ne serait-ce que le centième du taux de Dieldrine identifié dans les eaux guadeloupéennes dans une quelconque région de l’Hexagone que non seulement cela aurait provoqué un tollé mais encore l’Etat se serait empressé de trouver une solution au problème. On l’a bien vu lors de l’interdiction de Perrier aux Etats-Unis. Or, ici, aux Antilles dites « françaises » : rien. Silence absolu. Circulez, y’a rien à voir !
Quant à la deuxième question, la réponse est encore plus simple : il y a trois types de coupables. D’abord, les différents ministres français de l’agriculture qui se sont succédés au cours de ces trente années et qui sont les seuls autorisés à délivrer les autorisations d’utilisation de pesticides. Ministres de droite, ministres de gauche et ministres de cohabitation. Ensuite, ces fameux hauts fonctionnaires en poste aux Antilles dont je viens de parler. Enfin, les importateurs (pour la plupart Békés) de produits phytosanitaires. Les premiers, les ministres donc, rétorqueront par le désormais célèbre « Responsable, mais pas coupable » puisqu’ils se contentent de signer ce que leur soumettent leurs administratifs et techniciens. Certes, mais comment ont-ils pu prolonger année après l’autorisation d’un produit, le Chlrodécone, qui était interdit en France et à propos duquel la presse avait fait grand bruit ? Pourquoi n’ont-ils pas réagi après la découverte du Dieldrine, produit qui n’a jamais été autorisé sur le territoire français, dans l’eau de la région de Basse-Terre ? Les seconds, les hauts fonctionnaires exerçant aux Antilles, diront que l’état des connaissances scientifiques à l’époque ne permettait pas de mesurer le degré exact de nocivité de ces différents produits. Faux ! Mensonges ! Baboul comme on dit en créole. Avant d’être interdit en France, le Chlordécone l’avait été d’abord aux Etats-Unis dès 1976. La littérature scientifique en anglais est abondante et explicite sur le sujet, les chercheurs français emboîtant le pas à leurs collègues étasuniens quelque temps après. Mensonges aussi parce que divers rapports, commandés souvent par ces mêmes services déconcentrés de l’Etat, avertissaient en des termes sans équivoque du danger potentiel. Les troisièmes coupables, à savoir les importateurs békés sont encore plus culottés : ils vont racheter la formule chimique du Chlordécone aux Américains, la faire mettre au point par un laboratoire à Béziers (France), faire fabriquer le produit au Brésil et enfin le faire pénétrer sur le territoire guadeloupéen et martiniquais, (parfois à partir des îles anglophones voisines), sous le nouveau nom de…Curlone. Comme entourloupe, on ne fait pas mieux !
Si donc cette contamination massive, cet empoisonnement d’1 million de citoyens dits français était parfaitement prévisible, si les responsables en sont parfaitement connus, que somme-nous en droit d’attendre aujourd’hui de la puissance tutélaire à savoir l’Etat français ? Deux types d’actions : une action judiciaire d’une part et une action réparatrice de l’autre. Action judiciaire qui doit se traduire par la constitution sans délai d’une commission d’enquête parlementaire exactement comme ce fut le cas pour les affaires du sang contaminé, de l’amiante, de la vache folle ou d’Outreau. Il faut dire au passage qu’on a essayé de nous boucher les yeux, ou plus exactement de noyer le poisson, avec une simple mission d’enquête parlementaire qui ne possède strictement aucun pouvoir. Résultat : l’affaire du Chlordécone semble « réglée » (sic) et les centaines de moyens et petits agriculteurs dont les terres sont contaminées et les productions désormais impropres à la consommation sont au bord de la ruine vu qu’aucune indemnisation sérieuse n’a encore été mise en place. Cela a un nom chez nous : se foutre pas mal de la gueule des Nègres. A l’inverse, une commission d’enquête parlementaire permettra d’entendre les responsables devant la justice. Car il faudra bien que la justice se fasse dans ces pays dits français…
A côté de ce volant judiciaire, il faut un volant « réparations » et cela à deux niveau : au niveau financier et au niveau écologique. Il est inadmissible que les moyens et petits agriculteurs soient, comme c’est le cas aujourd’hui, obligés de payer de leur poche les examens permettant de savoir si leurs terres sont contaminées ou pas. D’abord, ces examens sont longs et coûteux, ensuite ces agriculteurs n’avaient pas les moyens d’échapper à la mainmise des Békés sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Il faut donc une étude rapide et précise des zones contaminées et la mise sur pied d’un fond de compensation assumé par l’Etat puisque c’est lui, à travers ses services déconcentrés, qui est le premier responsable du désastre. Au niveau écologique, il faut qu’une commission d’enquête indépendante, composée pour partie de scientifiques de différentes nationalités, soit mise sur pied afin d’évaluer l’ampleur des dégâts et essayer de voir quelles mesures il serait possible de prendre pour limiter ceux-ci, étant bien entendu que certains d’entre eux (notamment sur la santé des Martiniquais et des Guadeloupéens) sont irréversibles. Cette commission pourrait parfaitement être impulsée par nos conseils régionaux et généraux qui auraient là, une fois n’est pas coutume, l’occasion de travailler de concert et d’enterrer la hache de guerre ridicule qu’ils brandissent dès qu’on leur parle d’unité Guadeloupe-Martinique.
Enfin, tous les droits-de-l’hommistes, humanistes, antiracistes, négro-républicains et certains crétins de footeux qui feraient mieux de garder précieusement le peu de neurones dont la nature les a dotés pour taper dans un ballon au lieu d’essayer de penser, ont là une occasion rêvée d’exercer leur force d’indignation. Resteront-ils bouche cousue devant ce qui n’est rien d’autre qu’une catastrophe sanitaire délibérément provoquée ? En tout cas, si rien ne venait dans les mois à venir, si aucun début de commencement de solution n’était en préparation, les forces vives de la Martinique et de la Guadeloupe (ou ce qu’il en reste) se trouveraient obligées d’en référer à la Cour Européenne de Justice dans un premier temps et à l’Organisation des Etats de la Caraïbe, à l’Organisation des Etats Américains ainsi qu’au Comité de Décolonisation de l’ONU dans un second. Car les actuelles autorités françaises exerçant leur pouvoir de tutelle sur nos deux pays sont tout aussi responsables que celles qui les ont précédées pendant les années 1970-2000 dans la mesure où, bien qu’en charge de la santé publique, elles demeurent les bras croisés comme si de rien n’était. En bref, les Martiniquais et les Guadeloupéens continuent à s’empoisonner tranquillement…
QUESTION :
A-t-on le droit d’empoisonner délibérément tout un peuple, surtout un peuple que l’on a maintenu en esclavage pendant trois siècles ?
RAPHAEL CONFIANT
« Chronique d’un empoisonnement annoncé »
de Louis Boutrin et Raphaël Confiant
aux Éditions L’Harmattan
Après les scandales de l’amiante, du sang contaminé, de la vache folle et d’Outreau, voici qu’une nouvelle fois, de graves dysfonctionnements de l’administration française mettent en péril la vie d’un million de nos concitoyens, ceux de la Martinique et de la Guadeloupe, « départements d’Outre-Mer » que l’on à trop souvent tendance à percevoir à travers le filtre réducteur du soleil, de la mer bleue et des belles doudous. En effet, on pourrait résumer ce nouveau scandale en parodiant un célèbre slogan : « Sous la plage, le Chlordécone ». Ce nom barbare cache un puissant pesticide utilisé pendant trente ans dans les plantations de banane des Antilles françaises, cela au mépris de la législation puisqu’il était interdit dans l’Hexagone. De manière clandestine__et cela avec la complicité active ou passive des différentes administrations déconcentrées de l’Etat et des grands planteurs Békés (ou Blancs créoles)__les sols, les cours d’eau, les sources et les nappes phréatiques de la Martinique et de la Guadeloupe ont été polluées par l’utilisation à doses massives (parmi d’autres pesticides tout aussi dangereux) du Chlordécone. En bref, on a sciemment empoisonné 1 million de citoyens français ! Et quand on sait que la rémanence du Chlordécone est d’une soixantaine d’années et qu’aucun plan n’a été jusqu’ici mis sur pied pour tenter de l’éliminer, on comprend mieux le pourquoi de l’explosion stupéfiante du taux de cancers (surtout de la prostate), de la maladie d’Alzheimer, du Parkinson, de malformations à la naissance ainsi que celle de l’inquiétante baisse de la fertilité dans nos deux îles « ensoleillées ».
Le présent ouvrage s’inscrit dans le droit fil du journalisme d’investigation. Il s’appuie sur des documents, dossiers, études ou rapports inconnus du grand public, et souvent inaccessibles, et vise à briser le silence fait autour de cet empoisonnement massif par les parties concernées. Si le Chlordécone n’est désormais plus utilisé, il continue, et continuera, à faire des ravages au niveau de la santé des populations antillaises. Ainsi donc, comme pour l’amiante, le sang contaminé ou la vache folle, les coupables doivent être identifiés et mis, par qui de droit, devant leurs responsabilités.
BOUTRIN (Louis), né en 1961 à Fort-de-France (Martinique), est directeur de publication du magazine « La Tribune des Antilles » et président-fondateur de l’association « Ecologie urbaine ». Dernier ouvrage publié : « Au-delà des discours—Une volonté pour le pays Martinique » (Ibis Rouge, 2005).
CONFIANT (Raphaël), né en 1951 au Lorrain (Martinique), est écrivain et créoliste. Il a milité dans diverses associations écologiques (ASSAUPAMAR, Ecologie Urbaine). Dernier ouvrage publié : « Nègre marron » (Ecriture, 2006).
22/02/2007