Un collectif de personnalités, le Front de libération des classiques africains, défend l’idée, dans une tribune au « Monde », que les œuvres majeures de l’Afrique francophone ne soient plus seulement éditées à Saint-Germain-des-Prés.
— Tribune. —
Rentrée scolaire. A Dakar, pour Sokhna, L’Aventure ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane, est frappé d’un « 10-18 ». A Niamey, L’Enfant noir, de Camara Laye, alourdit de Plon le sac de Makéda. A Abidjan, on s’éclaire au Seuil avec Les Soleils des indépendances, d’Ahmadou Kourouma, et on achète à Hachette Le Vieux Nègre et la Médaille, de Ferdinand Oyono. Douala, N’Djamena, Lomé, Ouagadougou, partout, au sud francophone du Sahara, les classiques de la littérature éveillent, édifient, enseignent en étant frappés du sceau de maisons d’édition concentrées le long de la Seine. Une vision esthétique, politique, philosophique, historique du monde s’est ainsi constituée sur plusieurs générations. Peu de gens relèvent la charge symbolique d’un tel anachronisme.
Ces œuvres sont à la fois causes et conséquences de la colonisation. Elles ont « naturellement » été portées par les maisons d’édition d’une métropole héritière d’une longue tradition littéraire écrite. « Le mouton broute où on l’attache », disent les Malinkés. Cela n’a pas empêché leurs auteurs de réinventer une voie artistique, une langue, un regard qui, tout le monde le reconnaît, ont apporté un souffle nouveau aux canons littéraires de la langue française. La primauté n’est pas le seul critère qui les a élevées au rang de « classiques ».
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La « colo » terminée, le cacao de Côte d’Ivoire appartient aux Ivoiriens, l’uranium du Ténéré est nigérien, le manganèse du Fouta est guinéen. Mais, Le Devoir de violence, Les Bouts de bois de Dieu, La Carte d’identité sont encore de droit colonial. Oui, « colonial », dans le corpus francophone, il n’existe pas d’autres adjectifs qualificatifs pour désigner cet état de fait. La lutte n’est donc pas achevée. Rendre l’indépendance à ces œuvres qui continuent de façonner les connaissances et les imaginaires africains est un devoir, une responsabilité historique. La seule question c’est : comment ?
Nouveau lectorat
Une clause de type impérial qui existe encore dans la plupart des contrats d’édition français (signés par des Africains ou pas) veut que l’écrivain cède ses droits sur toute la planète, de Saint-Germain-des-Prés aux îles Vanuatu. Il n’y a de négociation territoriale qu’en cas de traduction ou de réédition. Nous ne remettons pas en cause cette pratique. Après tout, chacun fait ce qu’il veut chez lui. Nous appelons donc à la fondation d’un fonds africain pour racheter aux éditeurs français les droits africains de ces œuvres afin de les rendre à leurs ayants droit.
Ces classiques, il n’y en a pas des centaines. Pour l’ensemble du continent, cela coûterait à peine l’équivalent de quelques dizaines de limousines ministérielles ou de voyages en jet privé dont les officiels nègres ne se privent jamais. En retour, les ayants droit s’engageraient à négocier dans chaque pays des rééditions avec des maisons locales. Les éditeurs français pourront continuer d’exploiter ces œuvres dans leur pays. Elles resteront toujours détentrices de « leurs droits » planétaires… sans l’Afrique. D’ailleurs, si le fonds est suffisamment profond, pourquoi ne pas imaginer racheter à 100 % l’ensemble de tous les droits pour tous les territoires allant du soleil jusqu’à la Sirius des Dogons.
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Il y a aussi les tenants d’une « restitution » pure et simple. Pour eux, les milieux littéraires ont toujours porté les valeurs d’émancipation des peuples. Avec les indépendances, ils doivent faire acte d’autosabordage en relâchant leurs prises africaines d’époque. Simple mise à jour de leur système d’exploitation. Mais pour nous, « restitution » renvoie à une position de supplique. Ces classiques sont notre nouveau sacré. Celui-là est vivant. On ne demande pas de nous le rendre. Nous allons le prendre.
Quel que soit le moyen de transport retour des droits en Afrique, les prix des livres y retrouveront les proportions des porte-monnaie des parents de Sokhna et Makéda. Nouveau lectorat assuré, nouvelle vie intellectuelle garantie. Cela vivifiera l’économie locale du livre et rebattra les cartes d’une édition africaine compétente, mais qui souffre de la condescendance de ses homologues occidentaux et des écrivains continentaux eux-mêmes. Il y a des négociations à avoir, des discours à prononcer, des débats à mener. Mais, quel que soit le blabla habituel, il faut engager la bataille.
Front de libération des classiques africains : Alain Serge Agnessan, écrivain ; Kangni Alem, écrivain ; Sarah-Jane Fouda, philosophe ; Gauz, écrivain ; Josué Guébo, écrivain ; Mélissa Johnson, analyste financière ; Angélique Koné, mannequin ; Guy Labertit, adjoint au maire de Vitry-sur-Seine, ancien délégué national à l’Afrique du Parti socialiste (1993-2006) ; Mbougar Sarr, écrivain ; Sami Tchak, écrivain ; Seri Zokou, avocat.