— par Janine Bailly —
Nous l’avons vu récemment, en compagnie de son alter ego, sur la scène de Tropiques-Atrium à l’occasion de la Biennale de Danse. Nous le retrouvons avec bonheur dans un cadre plus intime, au campus de Schœlcher pour un mardi de la Bibliothèque Universitaire, et ce en compagnie d’un autre Laurent, complice inattendu de la performance.
Lui, le danseur-performeur, c’est Laurent Troudard, qui entend tisser des liens entre les mots et les corps. Le responsable des mots, c’est Alfred Alexandre, qui voit sous ses yeux s’incarner de nouvelle façon deux de ses pièces, Le Patron et La nuit caribéenne. Le lieu, c’est ce carré vide et clos, cœur de la salle, devenu creuset où vont de façon singulière se répondre, se compléter, se contredire parfois trois formes d’expression, pour nous dire qu’« Ici, au bord de l’ailleurs », dans ce « terreau de l’île » naissent et meurent des déchirures spécifiques, mais d’autres aussi qui, parce qu’elles sont de notre humanité, atteignent à l’universel. Trois formes d’art imbriquées : écriture du dramaturge, écriture musicale, danse — ou plutôt langage et signes des corps. Pour dire que toute chute n’est pas la fin, qu’il faut toujours pour être à hauteur d’homme se redresser.
La bande-son composée par le duo de Laurent(s), alterne sans pourtant donner l’impression d’une juxtaposition, des extraits lus des deux pièces enchâssées l’une dans l’autre, des morceaux vocaux de musique baroque, des passages étranges comme grondements d’orage, déroulant ainsi dans l’espace un troisième texte. Sa force, du poétique au tragique, est en harmonie avec une performance dansée qui procède souvent par « jaillissements ». D’autres sons plus éphémères font écho, frappements brutaux de la main sur la structure de bois qui entoure l’espace de jeu, et qui marquent l’entrée en scène avant même que le danseur ne soit vu, plus tard glissando furtif lorsque lissant la bordure cette même main passera tout près de notre oreille attentive.
Tantôt dans une certaine grâce, tantôt dans la torture, l’écartèlement et la fracture, le corps, d’abord comme assigné au sol sur lequel il rampe, puis redressé puis de nouveau allongé, dit la quête : quête d’une identité perdue, quête d’un lieu où être entre « l’ici et l’ailleurs », quête de soi « au bord du précipice », du gouffre secret qui gît en chacun de nous, et sur lequel on se penche ? L’alternance de l’horizontal et du vertical correspond assez à ce que dit Alfred Alexandre de son théâtre : il le veut politique, il a aimé que s’inscrive dans le corps de Laurent les marques d’un pouvoir, qui toujours agit sur l’homme-être social, qui toujours contraint, divise et humilie.
Ce pouvoir dominant, celui de tous les « patrons », qu’ils soient ou non politiques, il peut se retrouver dans la scénographie, la hauteur de l’endroit se voyant coupée par une installation de cassettes audio assemblées en une surface mouvante, d’où pendent dans une légère ondulation les bandes magnétiques, déroulées en longs filaments bruns. Esthétiquement réussie, cette sorte de sculpture fragile donne lieu à des interprétations diverses, l’un y voit d’assez tristement célèbres algues sargasses, l’autre des discours imposés du haut vers le bas comme tombés du ciel, quelqu’un encore y lit la nostalgie d’une époque révolue, inscrite dans ces objets désuets dont nul n’a plus l’usage, un dernier parlera de pluie cyclonique. Quoi qu’il en soit, ces bandes se font liens qui emprisonnent, et le danseur se prend dans leurs filets, toile d’araignée verticale au centre de laquelle il se glisse et se débat comme insecte tombé dans un piège.
« Englué » dans ces rets, qui jusqu’à ses cheveux s’accrochent, et dont il doit se défaire, image d’un « chaos » souvent évoqué, il en appelle aussi à nous, spectateurs en bord de scène, jouant de la proximité permise dans cet espace confidentiel. Par la voix, psalmodiant en créole un « Tenez-moi » affolé et affolant — et seul un de nous répondra d’un mouvement du corps allant à la rencontre des bras tendus. Par le truchement d’objets aussi, lampe allumée au faisceau dirigé vers nous après qu’elle eut décrit, les mettant en lumière, différentes parties de son propre corps, qu’il semblerait redécouvrir ; allumettes rageusement frottées, petites lueurs coléreuses et fugitives projetées vers nous, l’une tombant à mes pieds, et que je fus libre d’emporter. Auparavant pensée et réfléchie, mais dans l’instant en majeure partie improvisée (selon le propre aveu de Laurent Troudart), la performance, acte artistique éphémère, se crée donc aussi dans l’instant en interaction avec son public.
Est-ce une aide enfin, est-ce plutôt une menace ce deuxième Laurent, rollerman jumeau du premier qui de façon intrusive vient inscrire le cercle de ses rondes dans le carré de la scène ? Fait-il, ainsi que suggéré, entrer dans l’aire de jeu, de façon plus ludique, l’univers urbain avec le monde de la rue ? Est-il le double, libre de ses mouvements, la figure phantasmée de celui qui se débat ? Est-il ami ou ennemi, le même sous une autre figure lorsque les deux corps un moment se joignent, s’unissent ou, l’un poussant l’autre, entrent en brève collision ?
Et si demeurent des zones d’ombre, si je me courrouce de ne pas tout comprendre de cette performance inédite, l’émotion est bien réelle, qui fugace mais tenace perdure, née de l’originalité du spectacle autant que du sentiment d’avoir été bousculée dans mes certitudes. Et la discussion qui a suivi, officielle dans la salle sous l’égide éclairée de Karine Bénac-Giroux, poursuivie de façon plus officieuse autour du buffet, a montré que nul, qu’il soit enchanté ou déstabilisé par la singularité de la proposition, nul n’a pu ce soir-là rester muré dans son indifférence !
Fort-de-France, le 30 mai 2018
J.B