— Par Jacky Dahomay—
Monsieur le Ministre Manuel Valls,
Vous mettez ce soir les pieds dans notre île, la Guadeloupe, qui souffre d’une désespérance grave, qui est en train de perdre le sens même du vivre ensemble et qui connaît le taux le plus élevé de criminalité de France. Vous allez sans doute –et on ne peut vous le reprocher- annoncer quelques mesures supplémentaires concernant le dispositif policier pour lutter contre la délinquance. Certains élus vous demanderont allègrement de renforcer la lutte contre l’immigration même si l’écrasante majorité des crimes commis ici sont le fait de Guadeloupéens. Vous allez sans doute repartir, fier de vous et de votre mission –on ne sait trop laquelle- accomplie. Mais une chose est sûre : vous n’aurez pas communiqué l’idée d’une politique pouvant donner sens à l’existence collective ni l’espoir qu’un autre monde soit possible, plus humain, avec des valeurs véritablement universalistes. Car vous symbolisez une France et une Europe se nourrissant de la haine de l’autre, une France et une Europe qui ont rendu possible la tragédie de Lampedusa, véritable gouffre où ont fait naufrage les valeurs humanistes les plus élémentaires d’une Europe où ne clignote plus le sémaphore de ses lumières.
Car voyez-vous, Monsieur le Ministre, depuis vos déclarations sur la « vocation des Roms » je suis atteint d’un haut-le-cœur qui ne me quitte plus, jour et nuit. Pour moi, homme de gauche, vous représentez le contraire de ce qu’une tradition socialiste en France pouvait avoir de noble et le représentant exemplaire (avec Marine Le Pen bien sûr) d’une tradition nationaliste française et plus largement européenne, pouvant toujours produire les désastres historiques qu’il faut toujours imaginer. Pour nous, Antillais, un tel nationalisme est inacceptable ; nous avons souffert de cet assimilationnisme incapable d’accepter la diversité culturelle. C’est pourquoi durant les six années durant lesquelles je fus membre du Haut Conseil à l’Intégration, présidé par Blandine kriegel, j’ai défendu l’idée qu’il fallait distinguer entre intégration assimilationniste et intégration républicaine. J’ai démissionné du HCI (suivi de l’écrivain Edouard Glissant) quand fut nommé Brice Hortefeux comme ministre de l’ « identité nationale ». Je ne vois pas d’ailleurs ce qui, en dernière instance, vous distingue tous les deux. Comme lui, vous êtes un chercheur d’or de l’identité nationale. Vous recherchez une identité française pleine et entière comme un âge d’or qui n’a jamais existé et vous ressemblez à ceux qui poursuivent le bonheur de façon effrénée, provoquant le malheur autour d’eux et en eux-mêmes, alors que le bonheur n’arrive que de surcroit dans l’existence, sans même qu’on l’ait cherché. L’important disait le philosophe Kant n’est pas d’être heureux mais d’être digne de l’être.
La tradition républicaine française a toujours eu du mal à se dégager d’un certain nationalisme. Or, l’intégration authentiquement républicaine doit se distinguer d’une assimilation culturelle. Tous les citoyens français doivent partager les mêmes droits, les mêmes devoirs et les mêmes principes politiques fondamentaux communs mais cela n’exclut pas la diversité culturelle. C’est parce que vous confondez intégration républicaine et assimilation culturelle que vous avez été amené à déclarer que certains Roms n’ont pas la vocation d’être français. Vous auriez pu lutter efficacement contre des délinquants sans préciser leur origine. On dit que certains Roms ne veulent pas que leurs enfants aillent à l’école. Vous auriez dû affirmer avec force le principe républicain selon lequel tous les enfants présents en France ont droit à l‘instruction publique. Et je vous aurais soutenu si vous aviez envoyé les gendarmes chercher les enfants et les amener à l’école. Je me souviens que, quand j’étais jeune enseignant, lorsqu’arrivait la saison de la récolte de la canne à sucre, certains pères retiraient leurs fils de l’école pour se faire aider dans les champs. Nous allions avec les gendarmes chercher nos élèves pour les ramener à l’école. Les pères nous disaient : « ce sont nos enfants ». Nous leurs répondions : « ce sont les élèves de la république » ! On peut donc réaffirmer l’autorité de la république sans tomber dans la discrimination culturelle et nous Antillais, nous sommes très sensibles sur cette question. Nous en avons tant souffert et hier encore, nous avons vu votre prédécesseur, Monsieur Guéant, déclarer qu’il y a des civilisations inférieures et d’autres supérieures.
Souvent dans l’histoire, la république française est passée « à côté de son cri » pour reprendre une expression d’Aimé Césaire. Lorsqu’en 1848 a été aboli l’esclavage, les républicains l’on fait comme si c’était la république qui octroyait des droits alors que ceux-ci étaient inscrits dans la personne même des esclaves, nos aïeux. Et même en 1884, dans une conférence tenue à l’Alliance française, un Jean Jaurès, l’un de vos maîtres, a pu déclarer : « Nous pouvons dire à ces peuple, sans les tromper, que nous n’avons pas fait de mal à leurs frères volontairement ; que les premiers nous avons étendu aux hommes de couleurs la liberté des blancs et aboli l’esclavage ». De même aujourd’hui, vous oubliez le principe Kantien selon lequel chaque être humain possède le droit de visiter la terre. Kant aussi était contre le principe des « droits octroyés ». Pardonnez-moi de faire cette référence philosophique, à vous qui avez l’âge de mes enfants, mais je suis un vieux professeur républicain, et quoique retraité, j’ai encore la passion de l’instruction publique.
En permettant que Léonora, cette jeune Kosovar, soit exclue de l’école, dans les conditions que l’on sait, vous déshonorez la république et même Nicolas Sarkozy avait recommandé que des élèves ne soit pas exclus de France en période scolaire. C’est une honte. Et au lieu de condamner les pratiques des fonctionnaires en la matière, vous les soutenez d’abord et demandez une enquête ensuite. Pour vous, le droit a été respecté. Mais que valent les lois sans l’esprit des lois, que penser de ces fonctionnaires qui appliquent la loi sans aucun discernement c’est-à-dire avec une défaillance du jugement ? C’est exactement ce que Hannah Arendt appelait « l’absence de pensée ou de jugement » qui aurait caractérisé Eichmann mais pas seulement lui, tous ces fonctionnaires responsables de cette « étrange défaite » de la république française durant la seconde guerre mondiale et qui a conduit en 1942 à la création en France de camps de concentration pour les Roms.
Monsieur le Ministre, la meilleure chose que vous pouvez faire en ce moment c’est de donner votre démission si vous ne voulez pas que votre propre camp et votre gouvernement ne soient affaiblis. Les Antillais n’ont ni la vocation de devenir indépendants ni celle de rester dans la république française. Il leur appartient de construire un projet de société favorisant la solidité du lien social. Mais une chose est sûre : ils doivent se garder des conceptions de l’identité national-populiste que vous propagez dans le sillage du FN.
Après votre bref séjour, vous repartirez plein vent vers l’Hexagone. Puisse cette honte que vous provoquez vous poursuive longtemps encore. C’est le seul et modeste cadeau qu’on peut vous faire dans cette région d’Amérique.
Jacky Dahomay.