— Préface par Monique CASTILLO, professeure retraitée de philosophie à l’université Paris Est Créteil. Spécialiste du philosophe allemand Emmanuel Kant —
Obrillant Damus se livre à une pérégrination méditative sur la vulnérabilité, dont il fait une dimension-clé de la condition humaine. Plus profondément, il montre comment l’effort (et presque la rage) de vouloir échapper à sa vulnérabilité originaire conduit l’humanité à accumuler les maux dont elle se plaint, mais dont elle est aveuglément l’auteur, dans l’inconscience d’une quête de bonheur qu’elle croit lui être naturellement dû.
On pourrait s’attendre à une lecture dialectique de ce combat entre le rêve et la réalité, entre l’effort et la souffrance : vaincre sa vulnérabilité naturelle conduit en effet à l’invention intellectuelle et technique, les peuples créant par eux-mêmes ce que la nature ne leur donne pas. Mais cette espérance dialectique d’une conversion de la faiblesse en force n’est pas la voie qui est ici suivie ; bien au contraire, l’auteur se montre sensible à l’inaccessibilité des buts qui peuplent un imaginaire exalté : viser l’immortalité ou l’invincibilité ne conduit pas l’humanité à se transformer pour s’élever au-dessus d’elle-même, mais à accumuler des richesses toujours plus variées en même temps que des illusions toujours plus dangereuses.
C’est donc une leçon d’un pessimisme particulier, un pessimisme éclairé et qui se veut éclairant. Le lecteur peut avoir l’impression que l’auteur suit le fil de la plume et ne cherche pas suffisamment à argumenter et à justifier ses jugements ni à s’expliquer lui-même très longuement. C’est que le propos se veut moins scientifique et académique que préventif : c’est une réflexion qu’il s’agit de faire partager de l’intérieur. Quand on comprend que cette réflexion porte l’empreinte de la tragédie de janvier 2010 vécue par Haïti, il n’est pas étonnant que le message dominant exprime une méfiance envers le « progrès », un mythe moderne qui ne préserve pas du malheur, et dont on commence à soupçonner qu’il ajoute aux catastrophes nées de la nature les catastrophes que lui-même lui inflige.
C’est ainsi qu’à sa vulnérabilité native l’humanité ajoute une nouvelle dangerosité du monde dont elle est la première victime. Le livre énumère la longue série des souffrances nées de l’agressivité de l’homme envers l’homme et envers les vivants qui peuplent la terre. Souffrances venues de la richesse (créatrice d’inégalité et de pauvreté), de la science (qui rend toute chose incertaine et douteuse), de la technique (aux inventions destructrices). Souffrances venues de l’indifférence, de l’abandon, de l’isolement, de la désolidarisation qui marquent la condition humaine sociale. Des hommes plongés dans un univers de plus en plus artificiel deviennent eux-mêmes des entités artificielles, aux passions fabriquées.
Au faux humanisme des victoires programmées, naïvement confiées à une technologie dévastatrice, Obrillant Damus oppose la temporalité véritable de l’homme, qui est celle de la mortalité, et sa nature irréductible : il est religieux, rituel, mythologique ; l’imaginaire est son lieu naturel, l’espérance son besoin le plus vital. C’est ce que la tradition africaine, d’ancestrale sagesse, sait dire et faire autant qu’elle sait le dire. Sans les liens familiaux, sans la foi dans l’inséparabilité de l’homme et de Dieu, sans le sens donné à la souffrance, sans la transmutation du malheur individuel en solidarité collective, les Haïtiens n’auraient pu revenir à la vie, les uns par les autres, les uns grâce aux autres. La profondeur des liens compense le manque de soins, d’argent et d’abri, et révèle la dimension nécessairement spirituelle de la vie proprement humaine.
Faut-il conclure à une dichotomie insurmontable entre la vulnérabilité et la barbarie ? Au risque de confiner la vulnérabilité dans un registre doloriste et victimaire (vulnérabilité des pauvres, des malheureux et des malades) et de cantonner la barbarie dans le triomphalisme insensible des riches, des exploiteurs et des prédateurs ? Ou bien faut-il prendre conscience que la mondialisation et ses crises augmentent et généralisent la vulnérabilité, en rendant les risques également imprévisibles pour tous. On sait que la barbarie naît aussi de l’imaginaire d’un victimisme qui donnerait droit à toutes les violences, imaginaire fanatique ou despotique qui opère comme un narcissisme fou, supprimant magiquement la vulnérabilité pour satisfaire un désir de toute puissance et d’impunité. On sait que le labeur des étudiants qui regardent aujourd’hui la vie à l’échelle du monde, leur détermination, leur volonté de maîtriser les savoirs qui permettent d’entrer dans la vie sociale, économique et culturelle sont incapables de leur assurer un avenir professionnel durable. On sait que les souffrances subies par les femmes dans l’espoir de contribuer à la transmission des valeurs grâce à la force d’aimer sont méconnues au point d’être parfois méprisées…
En vérité, un nouvel humanisme est requis, et l’Afrique en est une ressource. La générosité existentielle que ce livre allie à l’esprit de la tradition dévoile une puissance d’agir qui s’introduit comme une sorte d’héroïsme dans les temps modernes. La vraie générosité ne maintient pas l’autre dans l’affliction, le désarroi ou la souffrance, elle lui communique, tout au contraire, le pouvoir de pouvoir, la puissance de faire confiance, la force d’aider dont elle fait une puissance d’être. La conscience de l’humaine et universelle vulnérabilité engendre alors le courage d’agir avec et pour autrui.