Les obsèques nationales du grand poète et plasticien haïtien Frankétienne, mort à 89 ans, auront lieu le 27 février à Port-au-Prince. Son ami et compatriote James Noël lui rend hommage dans un texte inédit, publié le 26-02-25 dans le journal « L’Humanité ».
Pour brûler, Frank brûlait, en soleil de midi sur la peau des tropiques.
20 février 2025, Frankétienne a fait le grand saut dans le fond bleu, cet espace sans bornes qui lui semblait déjà si familier. C’est un paradoxe quand cela concerne l’homme le plus vivant d’Haïti, l’incandescence et l’irrévérence (en rêve errant) poussées à son extrême : poète visionnaire, dramaturge, romancier, chanteur, acteur artiste plasticien qui vivait surtout de sa peinture. Né le 12 avril à Ravine Sèche des suites d’un viol d’un riche américain sur une servante adolescente, Jean-Pierre Basilic Dantor D’Argent, dit Frankétienne est élevé par une mère analphabète. Loin de sombrer dans les trous noirs qui s’érigeaient en pièges devant lui, il a appris à dompter les orages afin d’avaler l’univers.
On peut voir, déceler les germes de sa puissance créatrice en ouverture de L’oiseau Schizophone, explosion de langages, de métaphores qui n’appartiennent qu’à lui dans l’univers du tout-monde en spirale : « Au vertige de ma terre saoulée de catastrophes, au naufrage de mon île suspendue sans réchappe au balancier de la mort… », « rien ne rive hors de saison de pure raison, la mort active la dérision que rien ne meurt quand tout arrive en paradoxe. Et d’y naître par mes lèvres, à l’étreinte de mes reins… »
Son œuvre est totale, herculéenne, rassemblant une centaine de publications. Parmi mes titres d’élection : Ultravocal, Fleurs d’insomnie, Rapp-Jazz, Galaxie Chaos-Babel, L’oiseau Schizophone, Corde et miséricorde. L’académicien Dany Laferrière a eu l’occasion de brosser en majesté le portrait polyphonique du monstre. Ici, j’aimerais évoquer quelques anecdotes concernant le passeur passionné, le chantre des transes et d’outrances, le créateur de génie qui pratiquait une générosité à hauteur d’homme.
Un tempérament de forçat de l’imaginaire
Suite à son enfance blessée et son adolescence turbulente, au prix de nombreux efforts, il s’est forgé un tempérament de forçat de l’imaginaire, comme il se plaisait à le dire. Devenu grand écrivain et homme d’affaires, fondateur du collège Frankétienne qui a formé plusieurs générations, il aurait pu céder à la tentation de s’enfermer dans une tour d’ivoire, surtout en notre pays où la méfiance et le snobisme sont un sport national.
Pourtant, sa demeure imposante perchée sur les hauteurs de Delmas 31, est un lieu de refuge pour les visiteurs, les jeunes créateurs en quête d’inspiration et d’horizon. Le grand poète recevait du monde chez lui comme une extension de son art. L’art comme don de soi dans la vie comme sur la page, en passant par la toile et la scène.
Jeune poète, habitant le quartier de Delmas, j’allais souvent chez Frankétienne. Ma première fois, j’étais invité dans le cadre d’un projet de troupe de théâtre « Compagnie compagnons clandestins » emmené par Faubert Bolivar et Guy Régis Junior. Nous étions une petite bande pétrie d’angoisses et de fièvre révolutionnaire. Après la rencontre qui se portait sur un de ses nombreux chefs — d’œuvre « Dezafi », le premier roman écrit en créole haïtien, nous étions débarrassés de toutes angoisses. Et l’élan révolutionnaire se transmuait en aile rageuse créatrice.
Quelques jours plus tard, je l’ai revu au vendredi littéraire, rencontre hebdomadaire incontournable qu’animait l’écrivain Lyonel Trouillot. La prise de parole improvisée de Frankétienne résonnait comme une décharge électrique dans la nuit. Cerise sur le gâteau, il offrait à chacun un lot de ses livres. Nous étions une cinquantaine dans l’assistance. On sortait de là avec l’âme complètement augmentée, le cerveau en feu, les bras chargés.
Ce soir-là, j’ai eu l’occasion de discuter avec son fils Rudy qui m’invitait à revenir chez eux pour partager une bière Prestige. Je rencontrais Marie Andrée, épouse et muse qui riait en coin des jaillissements langagiers de son mari. Chaque rencontre avec Frankétienne valait au moins un poème. Derrière l’écrivain immense, s’exprimait l’homme de partage et d’étoiles intraveineuses, apte à changer ou « orluner » le cours des choses. Accueillons dans nos mains l’œuvre généreuse du sublime accoucheur d’âmes de Port-au-Prince.
Source : L’Humanité