Hommage au Maestro Kadak

— Par Patrick Chamoiseau —

Maestro,

Nous savons maintenant que la danse, que le chant, que le rythme, et donc fondamentalement la musique, ont été le soleil de notre drame collectif. Dans l’horreur du bateau négrier ou dans l’enfer des plantations, c’est d’abord la musique qui a nourri notre résistance inaugurale et qui, plus largement, a amplifié les assises de notre conscience individuelle, puis de notre âme collective. Notre musique, faisant soleil, a fait lever une belle aurore sur notre apparition comme peuple et comme nation, et sur notre devenir.

Chanter, danser, faire rythmes et faire musique, sont des forces poétiques. Elles sont au principe de ce que nous étions, et de ce que nous sommes aujourd’hui. C’est l’élargissement des bases de la conscience par les forces poétiques qui permet d’accéder aux amplitudes de la lucidité, et donc à toute vraie résistance aux négativités. Si la lucidité s’éloigne de sa base poétique, elle devient amère et stérile ; si elle se perd dans sa base poétique, elle n’est plus qu’une de ces perceptions qui restent vaines, inaccomplies. Le chant, la danse, le rythme, la musique, peuvent donc s’élever dans la lucidité féconde où les peuples se construisent, mais ils peuvent aussi verser dans les insignifiances du seul divertissement où les peuples s’abiment. Beaucoup de nos musiciens vivent notre drame collectif auquel ils se dérobent par la seule légèreté : ils vivent un drame joyeux dans lequel rien ne s’oppose à la nuit des ignorances, des oppressions ou des dominations.

Néanmoins, maestro, dans ce drame joyeux, chaque musicien habite une nuance particulière. La lucidité d’Eugène Mona était ardente et douloureuse. Celle de Francisco, ou de Pierre Louis, était pleine d’élégance et de grâce légère. Léona Gabriel elle, vivait notre drame dans une gouaille ironique et canaille, laquelle est un des acides précieux de la lucidité. Je te vois, toi, maestro, sur la lignée de Francisco, dans une légèreté aérienne, stimulante, un art de vivre en piqué, sur un pas de côté, qui fait du bien à nos lucidités militantes, parfois bien trop amères. La musique rend ceux qui vivent avec elle, rétifs à beaucoup de contraintes, elles les précipitent dans des voies de traverse où ne prospère aucune banalité. La musique offre à ceux qui vivent pour elle, des vies imprévisibles, et pleines d’intensités, c’est pourquoi, quand un musicien meurt, le silence est rempli de l’allégresse des rythmes et de l’écho des mélodies.

Kadack,

Beau vivant
Bon vivant
Sacré vivant
Plus soucieux de faire batterie avec des boîtes de conserves
que d’accorder une quelconque attention aux ordalies de la Baronne,
Plus amoureux de guitares insolites faites de contreplaqué, de clous et de fils-crins,
que des affaires d’école ou du tracas des examens
Maître instantané dans la question des drives
Grand expert dans la sape et architecte des séductions qu’offre une belle chevelure.

A bien y réfléchir,
grand vivant,
tu savais de la question du vivre
quelque chose que nous cherchons encore

Max

ll faut maintenant imaginer sans pièce lamentation
la mélodie des souvenirs
le jeu-voyou du vent dans les amours de vieilles paillotes et les passions d’écume
Imaginer le rythme et le tempo comme des libertés dépourvues d’étiquettes
Imaginer ce qui persiste comme rébellion dans les distances de l’ironie
et les soins de la frime sous le verdict impavide des miroirs

Je te vois
protecteur
dans les cours de récréation de l’école Perrinon,
dans les guerres du cinéma Pax d’où tu ramenais les billets de nos places
dans le charroi des instruments de musique
dans l’exécution de ces contrats de bal que seules permettaient d’assumer
tes courses folles, deux mille à l’heure, d’un bout à l’autre du pays,
dans une vieille camionnette.

Maestro,

J’ai mandé que 70 fleurs d’oranger
soutiennent sur ton passage une cadence de parfums

J’ai mandé qu’une ovation de mille plantes atoumo
en gerbes et en arômes
supprime de ton voyage
la moindre douleur
le moindre ennui

et t’ouvre pour longtemps

dans un solo sans chaînes
toujours improvisé

l’ambiance de l’assemblée des fêtes
et de ces soupes irremplaçables que seuls honorent les musiciens.

Patrick Chamoiseau