C’est un immense cinéaste, le plus secret sans doute de la « bande des quatre » de la Nouvelle Vague, qui vient de nous quitter. Jacques Rivette est parti ce matin. Je veux dire à sa famille et à ses proches toute mon émotion, toute ma tristesse.
Jacques Rivette ne se contentait pas de faire du cinéma : il le vivait. Entre l’ancien assistant de Jean Renoir et la pellicule, un corps-à-corps, ou presque, s’installait. Cette façon qu’il avait de rendre le temps si palpable en l’étirant à volonté était tout simplement introuvable ailleurs. Remémorons-nous un instant Out 1 ou Céline et Julie vont en bateau. Le cinéma s’y donne à nous comme expérience, dans tous les sens du terme : ce sont des fragments de vie qui s’en exhalent. Ce sont des audaces formelles qui sont éprouvées. C’est l’existence qui se donne à voir comme celle du funambule qui marche sur son fil : l’existence comme perpétuelle mise en danger de soi.
Depuis Le coup du Berger, qui contribua à lancer la Nouvelle Vague, Rivette expérimente, et nous laisse expérimenter avec lui. Chacun de ses films nous emporte de l’autre côté du miroir ; presque tous nous font visiter les limbes du fantastique. Il y a beaucoup de fantômes, chez Rivette. Beaucoup d’êtres surnaturels. Ils sont là pour interroger le réel, car le fantastique n’est pas fantasmagorique.
Dans les films de Jacques Rivette, les actrices sont magnifiées. Bulle Ogier, Emmanuelle Béart, Anna Karina, Sandrine Bonnaire… sur chacune, il posait un regard généreux, contemplatif, amoureux, presque. Dans ce langage cinématographique qui n’appartenait qu’à lui, il leur insufflait une énergie à part, une profondeur, un chatoiement. Il les faisait briller. De La Belle Noiseuse, couronnée d’un Grand Prix à Cannes, à Jeanne la Pucelle, en passant par L’Amour fou et La Religieuse – ce film immense qui fit alors scandale – l’intensité des sentiments se donne à voir dans une forme de juste distance. Les contradictions et les mises en scène de soi affleurent.
Le monde est un théâtre de l’intime et Jacques Rivette l’a filmé. Il faut garder en mémoire ces regards qui s’échangent, ces liens qui se nouent et se lâchent, entre Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu dans Ne touchez pas la hache.
Jacques Rivette nous quitte aujourd’hui, gardant pour lui sa part de mystère. Il nous laisse avec ses films, qui feront date à jamais dans l’histoire du cinéma.
Fleur Pellerin, Ministre de la Culture et de la Communication.