Histoire de la Psychanalyse en Martinique*

 

*Texte publié dans le n° 11 de la Revue Carbet en 1991 « Psychiatrie, Psychanalyse aux Antilles? »


  — Par Luce DESCOUEYTE, Psychanalyste. —


« La psychanalyse vous permettrait d’espérer assurément de tirer au clair l’inconscient dont vous êtes Sujet. Mais chacun sait que je n’y encourage personne dont le désir ne soit pas décidé » (1).



Pourquoi écrire l’histoire de la psychanalyse ici ?

Il y aurait une possibilité d’en dire quelque chose, maintenant. Du temps est passé. Des relations se sont faites, défaites, réaménagées. Des analystes sont partis, d’autres venus rejoindre ceux qui continuaient. Des institutions se sont mises en place, qui durent, évoluent, vivent. Il y a des gens au travail, comment ? Il y aurait une nécessité d’inscrire du côté du symbolique ce qui s’est « archivé », « la conservation des impressions psychiques » (2) en chacun de nous et à l’intérieur du mouvement psychanalytique, ici, et d’en témoigner.

Comment l’écrire cette histoire ?

Le psychanalyste sait qu’il ne peut avoir la certitude que ce qu’il dit est vrai. Il est certain que les faits sont interprétés en fonction de la subjectivité et sont pris dans le discours. « Quoi de là peut se dire du savoir qui ex-siste pour nous dans l’inconscient mais qu’un discours seul articule, quoi peut se dire dont le réel nous revienne par ce discours » (3).

Poser la question de l’histoire de la psychanalyse, c’est tenter d’en marquer l’inscription et le temps, l’émergence, l’origine. Illusion ? « Sans doute l’imaginaire n’est-il pas illusoire. Mais ce qui permet à Freud d’y faire la descente au trésor dont ses suivants furent enrichi§; c’est la détermination symbolique où la fiction imaginaire se subordonne et qui, comme chez Freud, est toujours rappelé puissamment » (4).

Qu’est-ce qui a fait que dans cette culture est apparu le désir de se soutenir de la psychanalyse comme éthique ? Etait-ce que pour symboliser une pratique, la théorie manquait ? Quelle pratique ? Y avaitil, à ce moment, la recherche d’une différence, de l’identité chez des hommes qui ne sollicitaient pas la croyance seulement ou un modèle idéal, le « Souverain Bien » (5)., mais une autre façon de dire, de se dire ?

Peut-on dire que l’émergence de la psychanalyse est un fait culturel ? Cette question ne trouve pas immédiatement une réponse, mais des éléments de réflexion; elle nous fait découvrir la « trace »

« Cet espace griffoné de laves trop hâtives je le livre au Temps (le Temps qui n’est pas autre chose que la lenteur du lire) » (6).

Dans cette « lenteur du lire », pour comprendre ce temps à travers le transfert, tentons de réfléchir autour de ce qui pourrait être:

– le rapport au Maître,

– la reconnaissance,

– la filiation,

– la transmission.

Pour que cette métaphore de « la trace » se déploie en se révélant, notons quelques repères historiques brefs.

DANS LES ANNÉES 73-74

Des groupes de travail se forment autour:

– de l’étude des tests psychologiques quant à leur validité ici et leur réétalonnage par rapport à l’identité antillaise,

– d’une réflexion à partir de dessins d’enfants réalisés au cours de thérapies. Un psychiatre-psychanalyste qui intervient à l’I.M.P. « Le s Fougères » (7) et à l’hôpital psychiatrique de Colson soutient ce travail. Par ailleurs, un certain nombre de médecins, psychologues, éducateurs spécialisés, inspecteurs de l’Education Nationale, assistantes sociales manifestent une volonté commune de créer des C.M.P.P. (8).

Une des conditions de cette création étant que le directeur ait reçu une formation psychanalytique, ce qui orienterait le travail et de ce fait même aurait des effets formateurs : le directeur ayant à situer le travail thérapeutique en institution dans le champ psychanalytique.

EN 1974

Lors d’un périple, P. et L. Stitelmann, membres de l’Association Internationale de Psychanalyse, s’arrêtent en Martinique et sont présentés à l’équipe des Fougères.

Dès le premier trimestre 74, un séminaire de formation théorique sur l’évolution freudienne est mis en place par P. Stitelmann.

P. et L. Stitelmann organisent en même temps une formation au psychodrame enfants et adultes, (formation théorique et pratique).

Parallèlement sollicités pour le projet de création de C.M.P.P., ils formuleront deux conditions qui ne seront pas retenues : cooptation de l’équipe, formation analytique assurée au sein de l’institution. Ces deux conditions semblant aller dans la même ligne de travail que la formation demandée pour le directeur, ils se retireront du projet.

Initialement composé du personnel des Fougères, le groupe s’élargit très vite à d’autres personnes ayant une demande par rapport à la psychanalyse. Demande exprimée d’abord par le souci d’éclairer une pratique professionnelle par une approche analytique, puis ladite demande se creuse, s’affine, se précise, peu à peu, pour certains, vers une demande de psychanalyse.

ANNÉE 1975

L’idée de créer un groupe de travail de formation psychanalytique se dessine. Il prend officiellement le nom de G.A.R.E.F.P. (Groupe Antillais de Recherche, Étude, Formation Psychanalytique) en Octobre 1975. Après quelques difficultés relatives au statut d’étrangers de P. & L. Stitelmann : psychanalystes Suisses devant obtenir un permis de travail en Martinique pour exercer leur profession, ceux-ci s’engagent à « répondre affirmativement… à la demande de travailleurs sociaux martiniquais souhaitant faire une analyse… demandes nombreuses et réitérées », Cf. lettre du 28 Mai 1975 adressée au Président du Conseil de l’Ordre des Médecins. Le G.A.R.E.F.P. s’inscrit au journal Officiel, donc légalement, le 25 Mai 1976, dans le statut associatif, loi 1901. Cette association a pour but de promouvoir aux Antilles, et, en particulier, en Martinique, des travaux de recherche et d’étude quant à la personnalité martiniquaise.

Pour ce qui se rattache à la formation, le travail au G.A.R.E.F.P. se place dans le champ de la psychanalyse ouvert par Freud. Ce groupe permet alors à des personnes, sans avoir obligatoirement entrepris une démarche psychanalytique propre, et qui semblent suffisamment motivés de se sensibiliser à cette approche. Il ne peut, bien sûr, pas reconnaître comme analystes les membres y travaillant, ceux-ci ne pouvant l’être que par leurs analysants, mais il aurait à garantir le cursus analytique et la supervision.

Certains des membres de ce groupe font une demande d’analyse à P. Stitelmann.

JUSQU’EN FIN 1979

Séminaires théoriques et contrôles seront assurés par P. & L. Stitelmann et par des psychanalystes venant régulièrement travailler sur les questions que nous nous posons.

Certains membres du groupe iront en formation au Centre A. Binet à Paris. Nous tenterons également mais sans suite, de travailler avec des psychanalystes canadiens affiliés à L’I.P.A., des latino-américains, dans le souci d’ouvrir sur d’autres lieux que la France. Dans le même temps travaillent avec nous deux psychanalystes martiniquais, venus et repartis en France. Orages, tempêtes, accalmies, mouvements transférentiels d’analysants ayant le même analyste « frères de divan! »,le même « contrôleur ».

Enfin, le groupe travaille…

EN COURS D’ANNÉES 1979

P. & L. Stitelmann annoncent leur départ pour le début de l’année 1980. Chacun répond à cette annonce en fonction de sa structure et de son cheminement dans son analyse. Certains effets de ces arrivées et se remémorer, perlaborer », nous avons été amenés à nous poser la question de : qui demande dans la cure ? que voulons-nous dire quand nous parlons du Sujet dans notre travail clinique ?

Il est peut-être possible de situer cette orientation de travail dans les années 1982/84 et à partir d’une réflexion, pour l’essentiel centrée sur la lecture du « Sujet Freudien » de Borch-Jacobsen et des séminaires sur l’Identification et le Transfert.

Qu’en était-il de notre transfert ? Comment en répondre par rapport à notre pratique et notre engagement dans une filiation analytique ?

Question du Sujet. Quel est-il ? Question intriquée à notre réalité, notre histoire, nos productions imaginaires. Mais alors où situer « une autre scène », c’est-à-dire ce sujet pour rendre compte de ces productions ? 0. Mannoni, dans le Monde du 11 Septembre 1981, citant Freud, dit que pour obtenir l’Imaginaire, il fallait « suspendre la réalité comme au théâtre ».

Autres lieux donc, sans Savoir, sinon celui d’un Savoir barré, l’Inconscient par lequel nous nous laissons surprendre, tel qu’il apparaît dans les failles du discours. Qui parle ? D’où ça parle ? Nous avons à travailler au plus près du langage, dans l’ordre du symbolique, avec cette « part d’impossible qu’est le Réel, c’est-à-dire le sujet traversé par le langage » (9).

A partir de ces rappels historiques, que pouvons-nous dire ? Y a-til de quoi en faire « une Histoire », « des histoires » ?

Dans cette histoire telle qu’elle s’est écrite, il y a eu un fait : des analystes sont arrivés avec leur désir d’analyse, ils ont rencontré des gens ayant une demande ; nous avons travaillé puis survient l’événement traumatique : leur départ, les gens ont été posés là, avec leur désir.

Porter un jugement ? Mais « Sé kouto ki konnèt sa ki an tjè glwomon » (10).

Minimiser par la dérision ou le calembour serait annuler « l’après-coup », le « nachträglich » (11) et l’après lui-même, cette histoire actuelle de la psychanalyse prise dans l’histoire de chacun de nous en Martinique.

Dire que tout cela n’a pas existé serait retomber dans un fonctionnement que nous connaissons malheureusement bien,. sous prétexte d’analyse historique. Mécanisme qui serait d’évacuer un événement traumatique ne permettant pas l’inscription dans, le symbolique

« Cette appartenance à une culture qui existe dans le présent, introduit le passé et le futur et une dimension d’organisation de la vie psychique par rapport à la vie matérielle » (12).

Bon vent donc, même si certains en ont eu le souffle court, sinon coupe.

Mais nous avons cependant à nous interroger quant à notre liberté de sujet par rapport à celui qui a été mis en position de Maître.

Quelle a été la figure de ce Maître ? Est-il Tout-Puissant ? On lui demande de ne pas cesser de parler, d’être un « Moi-fort ». Il est supposé tout savoir en lieu et place de l’autre sur la jouissance, le désir, le corps, le sexe, la procréation, la mort. Alors s’établit, dans le transfert, une quête de savoir introduisant à un pouvoir, qui opère également comme résistance à une demande d’analyse.

Ce pouvoir tue le questionnement, nie le manque et vide le silence de sa plénitude. Il annihile le Sujet en tant que Sujet de sa parole. Nous sommes alors des « titiris sans parents » à la dérive d’un désir de savoir impossible.

Nous avons pu faire, une autre expérience telle que la figure qu’incarne l’absence peut en lieu et place de Maître Tout-Puissant, tel qu’il a été décrit précédemment, faire autorité et non plus pouvoir et nou s inscrire dans la filiation.- Bien sûr, chacun de nous ne peut parler de l’histoire qu’en son nom, propre, et de sa, place singulière de sujet. Mais nier la filiation, serait entretenir des fantasme d’auto-engendrement.

Or, « nul ne s’engendre, ni ne se fonde » (13).

Cette inscription dans la filiation s’est faite, continue à se faire par des chemins complexes, compliqués.

Pour ceux d’entre nous dont le rapport au Maître était une relation analytique, on peut s’interroger quant à la place qu’occupe ou non le désir d’analyste dans. un « transfert blessé », quant à la recherche d’autres appartenances, engagements et enfin quant à la demande de reconnaissance par une école, un groupe.

Ici, le groupe G.A.R.E.F.P. semble pouvoir illustrer notre propos. Pourquoi Groupe et pas Association ? Choix inconscient, mais Freud questionne l’appartenance au groupe à partir de l’Identification: « Elle peut avoir lieu chaque fois qu’une personne se découvre un trait qui lui est commun avec une autre personne. L’attachement réciproque qui existe entre les individus composant une foule doit résulter d’une identification pareille fondée sur une communauté affective constituée par l’amour pour le leader » (14).

P. Stitelmann était membre honoraire fondateur..

« Analyse avec fin, analyse sans fin » (15)…, interrompue… Nous a-til été possible de pousser l’analyse au-delà du point où l’analyste a pu la conduire ou l’identification imaginaire à l’analyste est-elle venue parfois nous rendre sourds à notre désir ?

« L’analyste ne s’autorise que de lui-même », n’implique pas, de facto, de l’être. Notre tendance à dire « Moi, je peux », « Moi tout seul » expression de fantasme de toute puissance, indique le rapport à l’institution analytique : le Tiers, le Symbolique et le prix à payer dans un rapport à la castration. Pas un label, mais la recherche d’une réflexion s’inscrivant dans une éthique : celle d’être sujet de sa parole à l’intérieur d’une culture donnée. Ce passage obligé par la culture ne nous autorise pas à en faire le modèle explicatif du Sujet, mais c’est dans le tissage de la culture, de la langue et de la dimension unique, singulière de chacun que peut se révéler le statut de l’inconscient.

C’est là, dans cette « trace » que nous tentons d’inscrire notre travail en 1991, de continuer..

Notons en conclusion que parler de l’histoire de la psychanalyse et d’en témoigner implique un travail qu’il revient à chacun de faire pour lui-même : travail de perlaboration au cours duquel la mémoire permet le surgissement de ce que nous pouvons transmettre.

« Ma mémoire réalise sans difficulté ce qu’elle croit être l’acquis de ses rêves les plus désespérés, tandis qu’à portée de ses miroirs, continue à couler l’eau introuvable » (16).

  1. Lacan, « Télévision », Ed. Seuil 1974.

  2. Freud, « Malaise dans la Civilisation », Ed. PUF 1971.

  1. Lacan, « Télévision ».

  2. Lacan, « Situation de la Psychanalyse », 1956, « Les Ecrits », Ed. Seuil 1966.

  3. Platon, « La République ».

  4. Césaire, « Configurations », Revue « Poésie » n’ 50, Ed. Belin.

  5. I.M.P., Institut Médico-Pédagogique.

  6. C.M.P.P., Centre Médico-Psycho-Pédagogique.

  7. Lacan

  8. « Le couteau est seul à savoir ce qu’il y a dans le coeur du giraurnon », B. David, J.P. Jardel, Les Proverbes Créoles de la Martinique, CE.R.AG.

  9. Freud.

  10. Jean-Jacques Moscovitz, « Psychanalyse et Nomination », coll. Trames, Ed. Z’Editions.

  11. P. Legendre, « Le crime du Caporal Lortie », Traité sur le Père, Ed. Fayard.

  12. Freud, « Psychologie des Foules », Analyse du Moi, Essais de psychanalyse, Ed. Payot.

  13. Freud, Résultats, Idées, Problèmes, Ed. PUF

  14. René Char, « Sommeil fatal », (Euvres Complètes, La Pléiade, Ed. Gallimard 1983.