Hervé Deluge : « Je me considère comme un artisan du spectacle qui essaye de faire le mieux possible… »

ITV d’Hervé DELUGE, metteur en scène, propos recueillis par Rodolf Étienne

Après « l’affaire de l’Atrium » en avril 2017 et les déboires qui s’en sont suivis, Hervé Deluge, metteur-en-scène, dans le cadre de son passage au Festival Off d’Avignon avec « Cette guerre que nous n’avons pas faite » sur un texte de Gaël Octavia, revient sur son parcours d’artiste. Il se livre, ne cachant pas une certaine déception. Mais, heureusement, aujourd’hui encore, pour lui, le théâtre demeure…

Rodolf ÉTIENNE : Après tous ces déboires d’avril 2017, aujourd’hui quel est ton bilan, ton ressentiment ?

Hervé DELUGE : Si c’est à propos de mon désaccord avec les dirigeants passés de la Dac et de l’Atrium : Je n’ai pas de ressentiment. Ils sont repartis. Je me réjoui que cet épisode soit terminé. A cette époque là, je venais d’achever le montage de « Romyo et Julie », 27 artistes et techniciens rémunérés. Je ne reviendrai pas sur les circonstances de tous les sabotages dont j’ai été l’objet. Comment ne pas être révolté face à une situation d’injustice ? J’ai pensé qu’un coup de tonnerre aurait fait bouger les choses. Mais, en vrai, c’est à partir de cet événement que mon véritable calvaire a commencé. Après, je me suis retrouvé sans voiture, sans boulot, avec un certain nombre de personnes qui faisait tout pour que je ne continue plus de travailler. C’est le temps et le soutien de certains qui ont été mes meilleurs alliés pour prouver que je n’avais pas tort. Ce qui m’a permis de tenir le coup, c’est le soutien de nombreux artistes et ma volonté de toujours créer et d’être exigeant dans mes créations.

R.E : Justement, autour de toi, il y a eu plusieurs comités de soutien ?

H.D : Oui, j’ai reçu beaucoup de soutiens. Moindre de la part des gens du théâtre et j’ai une infinie gratitude pour ceux qui ont eu le courage de m’accompagner et d’en payer le prix. Il faut aussi reconnaître que nous sommes de moins en moins nombreux en tant qu’artistes et souvent malheureusement toujours divisés. Le regard de certaines personnes est souvent réducteurs, et beaucoup pensaient que j’étais un nanti qui recevait beaucoup d’argent, parce-que je travaille beaucoup en réalité et avec des passionnés. Quand je travaille une œuvre, je travaille tous les aspects de la création : les décors, les costumes, la scénographie, le déplacement des acteurs et parfois je pense et repense les textes. J’ai toujours créé des spectacles aboutis avec la moitié des budgets demandés, mais non sans efforts et conviction de devoir offrir un travail de qualité aux spectateurs martiniquais. Quand les gens voyaient ces œuvres, ils pensaient que je recevais plein d’argent. Alors que j’ai toujours été un militant. Pour exemple, les spectacles en lange créole qui ont pris longtemps à obtenir des budgets acceptable…c’est à dire avec les critères professionnels.

R.E : Cet élan de solidarité t’a-t-il aidé ?

H.D : Ah oui, ça m’a énormément aidé à rester. Beaucoup pensaient que j’allais abandonner et même quitter la Martinique. Beaucoup pensaient que je n’allais pas pouvoir manger. Et moi-même, j’avoue que j’en ai eu peur à un moment. Il faut aussi savoir qu’avec mon avocat, nous avons réussi à prouver que beaucoup de choses étaient fausses à mon égard. Je n’ai été condamné qu’à moitié, puisque l’acte en lui-même – la voiture contre une porte – était effectivement répréhensible, mais nous avons réussi à prouver qu’il y avait un véritable harcèlement à mon égard. Ainsi, les dommages réclamés avaient été divisés par deux, comme si le tribunal voulait dire aux dirigeants de l’Atrium de l’époque qu’ils avaient une part de responsabilité dans ce qui s’était passé. Moi-même, j’étais tout étonné, puisque j’ai reçu du sursis et aucune indication au casier judiciaire. On a reconnu que j’avais dénoncé des choses et que j’avais été harcelé pour ne plus travailler chez moi. Pour ce qui concerne la solidarité martiniquaise, la majorité des gens, des écoles, des centres de formation, avec qui je travaillais ont continué à faire appel à moi. Je pensais que les portes se seraient fermées, et pourtant les directeurs de ces institutions ont continué à m’appeler. De sorte que j’ai toujours pu travailler.

R.E : En dépit de la violence du geste, comme tu le reconnais, considères- tu que le grand public a compris ton engagement, a compris ta posture d’artiste en mal-être ?

H.D : Je ne sais pas. C’est le temps qui dira. Tu sais certain préfèrent ne pas savoir, mais : Sa ki sav, sav, sa ki pa sav pa sav… ». J’ai reçu beaucoup de témoignages de personnes qui m’ont affirmé me comprendre parce qu’ils vivaient des situations similaires. Et pas seulement dans le monde artistique.

R.E : Est-ce que ton geste a été assimilé à un engagement politique, une manière radicale de défendre ses acquis ?

H.D : En Martinique, nous sommes une grande famille. Tout est lié. Je me suis vite rendu compte que quand j’ai dénoncé certaines choses, j’ai mis tout le monde mal à l’aise. Et même si les gens comprennent le désarroi, ils prônent plutôt le compromis. Un peu comme on juge les Rouge-Vert-Noir avec un oui, mais…

R.E : Est-ce que tout ça t’a desservi ?

H.D : J’ai envie de dire que ce qui ne te tue pas, ne te tue pas.

R.E : Tu disais aussi que la qualité est une garantie de ton approche artistique et théâtrale. C’est toujours ton leitmotiv ?

H.D : Je suis un passionné. C’est peut-être mon gros défaut. Je crois profondément en la créativité de mes compatriotes martiniquais. Et je me suis toujours battu contre la logique du « I bon konsa ». Et s’armer chaque jour contre la logique « du dégoûtage »…Tu peux faire la plus belle pièce du monde, elle ira à la poubelle comme les autres, parce que nous n’avons pas assez de salles, nous sommes dans des vitrines pour deux ou trois dates. Les perspectives réelles d’arriver à une excellence sont rudes. Il faut l’avouer. Il reste essentielle pour une création d’être jouer au minimum 30 fois….au lieu de 3 par exemple…

R.E : Est-ce qu’aujourd’hui, en tant que professionnel, tu peux aller au bout de ta volonté de qualité ?

H.D : Les gens qui travaillent avec moi sont aussi des passionnés. Souvent, nous faisons trois fois plus d’heures que prévus pour atteindre la qualité que nous recherchons. D’ailleurs, la pièce que je présente à Avignon, « Cette guerre que nous n’avons pas faite » sur un texte de Gaël Octavia, en est un exemple parfait.

R.E : Justement, peux-tu nous parler de ce texte qui représente la Martinique au Festival Off d’Avignon cette année ?

H.D : J’en suis très heureux, très fier. Je travaille avec Jeff Baillard au son, Cassandra Keane sur les images et Michel Bourgade en collaboration artistique. C’est une pièce qui parle de la condition martiniquaise d’une manière très spéciale. J’ai choisi de présenter une scénographie qui part du socle d’une statue déboulonnée. Il s’agit de chercher ce que nous pourrions mettre de vivant sur ces socles vides. Et le personnage, seul sur scène, sur un socle de statue, pendant une heure quinze, est en quête de réponses… se pose des questions, tente de se relever, tout en faisant faces à nos contradictions les plus violentes celles que l’on préfère étouffer… et qui de temps à autre nous font suffoquer…

R.E : L’étape « Avignon », c’est pour toi une reconnaissance de la qualité de ton travail ?

H.D : Oui, mais pas seulement. Il y a aussi le fait que j’ai toujours eu des artistes qui ont voulu travailler avec moi parce qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur moi. J’ai aussi toujours privilégié des textes populaires ou créoles, comme Georges Mauvois, Patrick Chamoiseau, et les autres que je revisite toujours avec mon prisme caribéen. Tant mieux si mon parcours comme comédien et metteur en scène est perçu en constant progrès… En cela, je suis heureux…

R.E : Te considères-tu comme un artiste de l’avant-garde ?

H.D : Non, parce que je ne sais pas ce que cela veut dire. Mais s’il faut avoir une approche intellectuelle, je te dirai que je suis un artiste contemporain.

R.E : Et comment définirais-tu alors ton engagement artistique ?

H.D : Je me considère comme un artisan du spectacle qui essaye de faire le mieux possible.

R.E : Qu’est-ce qui te fait vibrer dans un texte, pour le choix d’une mise en scène ?

H.D : Ce sont des textes qui entre en résonance avec mon espace de vie… En résonance je dis car c’est à travers la recherche en mise en scène que je comprends et offre avec mes artistes associés au projet notre compréhension d’une œuvre. 

R.E : Est-ce que tu es satisfait de ton public et globalement de la relation au public, en Martinique ou ailleurs ?

H.D : La question est difficile, parce qu’encore une fois, il faut reconnaître que nous n’avons pas assez de lieux pour exploiter les spectacles. Les spectacles sont généralement joués une ou deux fois. Une salle pleine par ci, une salle pleine par là. Nous n’avons pas assez de dates et de lieux pour juger de la relation avec le public. Ce que je peux dire, c’est que les Martiniquais aiment le théâtre. En général, le public martiniquais est un public ouvert et disponible.

R.E : As-tu en tête des rêves de metteur-en-scène ? Des collaborations que tu aimerais mener, des textes que tu aimerais monter, des grands projets ?

H.D : J’en ai trop pour pouvoir en parler. « Il faut rêver, il faut agir… », disait André Breton.

R.E : Dans le milieu, tu as un nom, une expérience, un vécu. As-tu le sentiment que ton œuvre compte dans le débat général ?

H.D : Très jeune, je rêvais de devenir immortel, aujourd’hui je continue ma route…

R.E : Pour en revenir à Avignon, est-ce pour toi un grand moment ?

H.D : J’ai déjà fait Avignon, avec les Guyanais, il y a une dizaine d’années, avec Serge Abatucci et Evelyne Guillaume. Cette fois, je suis tout seul sur scène sur un cube. J’ai peur de ne pas être à la hauteur mais heureusement je suis juché sur un socle. (Rire)

R.E : La passion est donc intacte ?

H.D : Il n’y a pas de passion qui laisse intacte…. (rires…)

Photo : Hervé Deluge au festival Off d’Avignon avec « Cette guerre que nous ‘n’avons pas faite » sur un texte de Gaël Octavia.


Pour plus d’infos

L’Affaire de l’Atrium. ITV par Jean Durosiers-Desrivières pour Madinin-art :

https://www.madinin-art.net/herve-deluge-tout-reste-a-faire/

« Cette Guerre que nous n’avons pas faite » par Festival Off Avignon

https://www.festivaloffavignon.com/spectacles/4616-cette-guerre-que-nous-n-avons-pas-faite/