— Par Roland Sabra —
A travers l’histoire d’une famille composée, décomposée, recomposée entre Vietnam et Martinique Arlette Pacquit fait émerger une histoire douloureuse, enfouie au fin fond des mémoires : celle des couples mixtes caribéo-annamites nés lors de la guerre d’Indochine. Certains dissidents, ces jeunes martiniquais qui avaient répondu à l’appel du 18 juin, une fois la seconde guerre mondiale terminée se sont retrouvés embarqués dans les dernières guerres coloniales menées par les gouvernements français. D’autres se sont engagés à la fin des années quarante. Par choix ? Par inconscience ? Tous n’avaient pas l’envergure d’un Frantz Fanon. Qui pourrait leur en faire le reproche ?
Des couples se sont formés, ballottés par les événements militaires et politiques, la débâcle de Diên Biên Phu et la première indépendance du Vietnam, le rapatriement chaotique des débris de l’armée française. A l’écran l’histoire d’une de ces familles partagée entre Hanoï, le Robert et Le Morne Rouge dit la douleur de l’absence de ceux dont elle est séparée, mais aussi la douleur de l’ostracisme, la douleur xénophobe qui s’est abattue sur elle, ici et la-bas. Trop jaune, trop bridée ici, trop « nègre » la-bas. Là-bas dans ce pays le Vietnam qui s’est construit depuis des millénaires en opposition à son envahissant voisin, la Chine, et qui pour ce faire, rien que dans le dernier quart du XXè siècle, mena deux guerres victorieuses en 1979 et en 1984 contre son ancien allié après avoir précédemment vaincu l’armée française et excusez du peu, l’armée étasunienne. Quiconque est allé au Vietnam découvre rapidement cette passion pour l’indépendance, qui fit emprunter au pays du dragon les chemins tortueux du communisme quand cela fut nécessaire pour assurer sa liberté. Cette dimension de fierté nationale peut prendre les formes d’un sentiment de supériorité, rarement cependant celui d’une arrogance. Mais les enfants nés de soldats martiniquais et de mères Kinh portent un stigmate indélébile, celui d’enfants du colonisateur, de l’envahisseur, de l’étranger que certains Vietnamiens se plaisent à souligner.
Arlette Pacquit tente de montrer que les soldats martiniquais quant à eux, sont traversés d’une double identité, presque schizophrénique, celle du « nègre » colonisé et celle du soldat colonisateur. Celle-là d’ailleurs peut prendre une forme encore plus tragique quand le soldat à du pour obéir, participer à des opérations de « nettoyage » de village tenus par le Vietcong. Villages avec vieillards, femmes et enfants passés au lance-flamme. Culpabilité infinie, inexpugnable, qui se manifeste, dans la pension militaire perçue comme argent sale, dans le refus d’aller chercher les décorations militaires, et bien évidemment transmise à leur insu aux descendants. A l’instar de cette jeune femme, de la troisième génération, qui en mal de preuves de sa « martiniquité » s’engage dans un combat politique que l’on devine, à la recherche d’une réparation. Questionnement identitaire dont un insert filmé dans une classe d’école primaire en Martinique, à la fin du film, quand passe le générique, montre avec une violence insoupçonnée qu’il se bâtit sur l’ambivalence du rapport à l’autre, différent et vécu comme rejet.
« Héritiers du Vietnam » insiste donc sur la dimension politique que prend cette interrogation identitaire qui n’est peut-être que la forme historique et datée d’un rapport plus général à l’altérité. Dans les débats qui suivent la projection Arlette Pacquit, loin d’éluder cette thématique essentielle insiste au contraire sur la nécessité d’ une introspection d’autant plus urgente qu’à vouloir en faire l’impasse la Martinique obère son avenir.
Un mot sur l’esthétique du film pleine de qualités. De beaux cadrages bien pensés, réfléchis avec intelligence, avec des vues d’ensemble construites au centimètre près, des gros plans sur les visages qui parlent pour mettre en évidence le propos et rien que le propos, un travail des couleurs, avec parfois des tons passés qui permet un mariage si réussi avec les archives incorporées que l’on est parfois obligé de vérifier par la taille de l’image que l’on passe d’un registre à un autre, des fondus enchaînés sur photos balayés par les vagues, une glossolalie affichée et revendiquée qui met en valeur le créole comme langue de l’intime, toutes ces facettes ne sont jamais utilisées pour elles-mêmes mais toujours au service du propos. Ce film très écrit est une réussite.
Héritiers du Vietnam
- Année: 2015
- Genre: Documentaire
- Format: 85′
- Ecriture: Arlette Pacquit
- Co-producteur(s): Jean-Pierre Bernard, Wika Media (Martinique) Martiniqie 1ère pour le format 52′