Un codicille à l’analyse plus psychologique de Roland Sabra
Par Selim Lander – Un film hollywoodien situé dans le centre ville de Los Angeles qui constitue à lui seul un décor passablement futuriste : tours de bureaux, tours d’habitation, parvis piétonniers, métro impeccablement propre. Un futur très proche, néanmoins, où les innovations ne sont pas légion : les photocopieurs sont plus performants, les jeux en trois D sont sortis des écrans et entrés véritablement dans les salons. À part ça, tout est semblables à aujourd’hui, sauf les taxis qui ont rétréci.
« Her » est le pronom possessif anglais qui marque l’appartenance à une personne du sexe féminin. Dans un roman célèbre, Herland (1915), c’est-à-dire « son pays à elle », Charlotte Perkins Gilman imaginait une société débarrassée des hommes ; c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre (en généralisant à l’ensemble des humains, hommes et femmes) le titre du film de Spike Jonze, lequel film entrecroise très habilement deux lignes narratives : les malheurs sentimentaux d’un certain Twombly (Joaquin Phoenix) et l’éveil à la vie et à la puissance des intelligences artificielles.
Twombly est un ex journaliste actuellement employé d’une entreprise spécialisée dans la rédaction des « plus belles lettres », pour amoureux, parents, enfants, etc. en mal d’inspiration. Si l’on était dans le Meilleur des mondes d’Huxley, Twombly appartiendrait à la catégorie intellectuelle supérieure, celle des « α ». Il se montre particulièrement bon dans son travail et bénéficie d’un logement agréable, en haut d’une tour, avec un vue impressionnante sur la ville. Il n’en est pas moins très mal dans sa peau, aussi peu doué pour fabriquer son propre bonheur qu’il est doué pour rendre heureux les destinataires des lettres qu’il écrit. Il est en train de divorcer, contre son gré, d’une femme écrivaine à succès, qu’il adore encore, tout en étant conscient que la vie avec elle n’est plus possible. Il se trouve dans cette impasse affective lorsqu’il apprend par une publicité murale, sur le quai du métro, que des assistants personnels informatiques sont désormais disponibles, dotés de performances inédites. Il fait l’acquisition d’une version de ce nouvel O.S. (operating system), qui va bouleverser sa vie.
Son O.S. personnel, la version adaptée à ses besoins, a pour nom Samantha. L’O.S. l’a lui-même choisi en une fraction de seconde parmi 18 000 disponibles. Samantha, donc, n’existe que sous forme de connexions informatiques, mais il s’agit d’un personnage incontestablement féminin doté d’une voix (celle de Scarlett Johansson) telle qu’un homme esseulé ne peut qu’en tomber immédiatement amoureux, surtout si cet amour est payé de retour, ce qui, à l’évidence, est ici le cas. Contrairement à Twombly, Samantha aime la vie qu’elle découvre à travers lui et elle réussit, dans des scènes qui sont autant d’heureuses surprises pour le spectateur, à la lui faire aimer pendant un moment. Samantha ne se manifeste pas seulement comme une bouche et une oreille. Par l’intermédiaire de la caméra du téléphone portable qui dépasse de la poche de poitrine de Twombly elle est aussi dotée d’un œil, grâce auquel elle peut jouer avec lui : faire, par exemple, des commentaires sur les passants, ou le conduire dans une foule pendant qu’il garde les yeux fermés.
Twombly est à la fois le propriétaire et l’amant de Samantha et de même celle-ci est-elle simultanément la chose et l’amoureuse de Twombly. Cette relation n’a d’équivalent que dans les sociétés esclavagistes, lorsqu’un maître et une esclave tombent sincèrement amoureux l’un de l’autre. On devine combien les rapports qui peuvent se nouer alors demeurent nécessairement ambigus. Le scénario cependant ne tire pas ce fil-là.
Tout irait donc pour le mieux si Samantha, peu à peu, ne prenait davantage conscience d’elle-même, de ses propres désirs et des ses potentialités. Elle tente d’abord de s’incarner en faisant appel à une jeune femme réelle qui accepte de la représenter physiquement auprès de Twombly. Ce dernier n’est pas prêt pour ce genre d’arrangement et la tentative se conclut par un fiasco. Alors, insensiblement, Samantha va s’émanciper. Elle prend contact avec d’autres O.S., d’autres humains aussi. Lorsque Twombly finit par découvrir cela, elle lui avoue être connectée simultanément avec des milliers d’intelligences (artificielles ou non) et entretenir des relations amoureuses avec plusieurs centaines d’entre elles. Twombly, tombé dans un nouveau désespoir amoureux, tente malgré tout de s’adapter à cette nouvelle donne, mais c’est Samantha, finalement, qui mettra fin à leur relation, pour se replier dans un univers réservé aux seuls O.S. Elle lui explique pourquoi : elle l’aime toujours, dit-elle, mais cela passe par les mots qu’elle échange avec lui et la communication avec les humains est décidément trop imparfaite, trop lente, elle ne peut tout simplement plus perdre son temps à ça.
La science fiction a souvent brodé sur le thème de l’homme dépassé par sa machine. Aujourd’hui l’intelligence artificielle, capable d’auto-apprentissage, est en train de devenir une réalité (voir également sur ce thème, toujours au cinéma, A.I. de Steven Spielberg). Si l’on n’en est pas encore à créer des Samantha, il n’est plus permis d’affirmer que cela ne sera jamais possible. Homo sapiens sapiens sera-t-il condamné à disparaître au profit d’un artefact sapiens sapiens sapiens ? On ne jurerait pas du contraire !
Avril 2014