— Par Hélène Lemoine —
Henri Leclerc, figure emblématique du barreau français, s’est éteint le 31 août 2024, à l’âge de 90 ans, après une carrière de près de soixante-dix ans. Avocat des causes difficiles, défenseur infatigable des droits et des libertés individuelles, Leclerc a marqué son époque par son engagement sans faille pour la justice et son opposition à toutes les formes d’oppression. Sa disparition représente une perte immense pour le monde juridique, mais aussi pour tous ceux qui, au cours de sa longue carrière, ont trouvé en lui un allié dans leurs combats.
Né en 1934, Henri Leclerc a grandi dans une France marquée par les séquelles de la Seconde Guerre mondiale et par les soubresauts politiques qui ont suivi. C’est à l’âge de 11 ans qu’il assiste, presque par hasard, au procès de Pierre Laval, événement fondateur qui marquera profondément son existence. Laval, ancien chef du gouvernement de Vichy, était jugé pour sa collaboration avec l’occupant nazi. Le procès, expéditif et brutal, se conclut par une condamnation à mort que Leclerc perçoit, même enfant, comme une parodie de justice. Cet épisode sera pour lui une prise de conscience précoce des dangers d’une justice aux ordres, une justice dévoyée par la vengeance ou la politique. Cette indignation précoce jettera les bases de sa vocation future.
Il poursuit des études de droit à Paris, où il découvre les écrits de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, auteurs qui nourrissent son imaginaire et son sens de la justice. Mais c’est surtout en côtoyant les grands avocats de l’époque, et notamment Albert Naud, que son engagement se précise. Naud, fervent opposant à la peine de mort, devient un mentor pour le jeune Leclerc, qui entre à son cabinet dans les années 1950. À ses côtés, Leclerc apprend non seulement les rouages du droit pénal, mais aussi l’importance de l’engagement personnel et politique dans la pratique de l’avocature.
Dès ses débuts, Henri Leclerc se distingue par son style, à la fois chaleureux et incisif. Doté d’une voix grave et envoûtante, il sait captiver les audiences, non seulement par la force de ses arguments, mais aussi par l’humanité qui transparaît dans chacune de ses interventions. Il ne se contente pas de plaider, il raconte des histoires, il incarne ses causes, il partage ses doutes et ses convictions avec une sincérité désarmante. Mais derrière cette apparente douceur, se cache un redoutable stratège. Ses contre-interrogatoires sont légendaires, capables de déstabiliser les témoins les plus aguerris. Ses questions, toujours pertinentes et souvent implacables, visent directement le cœur des affaires, exposant les failles des dossiers et les incohérences des accusations.
Tout au long de sa carrière, Henri Leclerc s’est illustré dans des affaires retentissantes, souvent politiques, où il s’est engagé corps et âme pour défendre ceux qu’il considérait comme victimes d’une injustice. Dans les années 1970, alors que la France est secouée par les révoltes sociales et les mouvements anticolonialistes, Leclerc s’implique activement dans la défense des militants de gauche, des syndicalistes, des objecteurs de conscience et des opposants à la guerre d’Algérie. Il est un avocat de la contre-culture, de ceux qui s’opposent à l’ordre établi, et qui défend, parfois au mépris de l’opinion publique, ceux que la société marginalise.
En 1971, il participe à la fondation du Syndicat des avocats de France (SAF), dont il devient le président. Ce syndicat, profondément engagé à gauche, milite pour une justice plus équitable, pour l’amélioration des conditions de travail des avocats, mais aussi pour l’accès de tous à une défense de qualité. Henri Leclerc y joue un rôle central, non seulement en tant que leader, mais aussi comme formateur. Il forme toute une génération d’avocats à ses côtés, leur inculquant ses valeurs et son approche humaniste du droit.
L’un des combats les plus marquants de sa carrière est sans doute celui qu’il mène contre la peine de mort. Tout au long de sa vie, il n’a cessé de dénoncer cette « barbarie légale », qu’il considérait comme une négation de la dignité humaine. En 1981, lorsque la France abolit enfin la peine capitale, Leclerc, qui a participé activement aux débats, voit dans cette victoire l’aboutissement d’un long combat mené aux côtés d’autres grandes figures du barreau, comme Robert Badinter. Mais il ne s’arrête pas là. Conscient que la lutte pour les droits humains ne se limite pas aux frontières françaises, il s’engage aussi sur la scène internationale, plaidant devant des juridictions internationales et participant à des missions d’observation électorale dans des pays en crise.
Henri Leclerc a également été au cœur de nombreuses affaires médiatiques, où son talent d’orateur et sa rigueur juridique ont brillé. L’une des plus emblématiques reste celle de Richard Roman, un homme accusé à tort d’un meurtre sordide. Alors que tout semblait perdu, Leclerc, par un travail minutieux et une plaidoirie magistrale, parvient à prouver l’innocence de son client, retournant une situation désespérée. Cette affaire, qui aurait pu briser la vie d’un homme, se transforme en triomphe judiciaire, grâce à l’opiniâtreté de Leclerc et à sa croyance inébranlable en la présomption d’innocence.
Au fil des années, Leclerc devient une véritable institution du barreau, respecté par ses pairs et craint par ses adversaires. Son cabinet, fondé dans les années 1970 avec quelques confrères partageant ses idéaux, devient un lieu de référence pour la défense des libertés. Il y institue des pratiques novatrices, notamment en matière de consultation gratuite pour les plus démunis, afin de rendre le droit accessible à tous. Leclerc croyait profondément à l’égalité devant la loi, et cette croyance a guidé chacun de ses choix professionnels.
Malgré les honneurs et la reconnaissance, Henri Leclerc est toujours resté fidèle à ses principes. Il n’a jamais cherché la gloire, refusant de céder aux sirènes du pouvoir ou de l’argent. Homme de gauche convaincu, il a toujours privilégié les causes qu’il estimait justes, même lorsque celles-ci le menaient à s’opposer à des forces puissantes. Son engagement n’était pas uniquement professionnel, mais aussi personnel : il a milité dans des associations, participé à des manifestations, et n’a jamais hésité à prendre publiquement position sur des sujets de société.
Au-delà de ses plaidoiries, Henri Leclerc était aussi un penseur du droit, un intellectuel qui a contribué à faire évoluer la réflexion sur la justice en France. Ses nombreux écrits, ses conférences, ses interventions dans les médias, témoignent de la profondeur de sa pensée et de sa volonté de transmettre ses idées. Il a publié plusieurs ouvrages où il expose sa vision de la justice, dénonçant les dérives du système pénal, la surpopulation carcérale, les abus de la garde à vue, et plus généralement, l’inhumanité de certaines pratiques judiciaires.
Son humanisme, sa bienveillance, et son respect des autres transparaissaient non seulement dans sa pratique professionnelle, mais aussi dans ses relations personnelles. Ceux qui l’ont connu décrivent un homme chaleureux, toujours à l’écoute, prêt à partager son expérience et ses connaissances. Il était un mentor pour de nombreux jeunes avocats, qu’il encourageait à suivre leur propre chemin tout en restant fidèles à leurs convictions.
La disparition d’Henri Leclerc laisse un vide immense. Il était l’un des derniers représentants d’une génération d’avocats pour qui la défense des libertés n’était pas une simple profession, mais une véritable mission. Sa vie et sa carrière sont un modèle de courage, d’intégrité et de dévouement au service de la justice. En partant, il nous laisse un héritage précieux : celui d’une parole libre, d’un engagement sans faille, et d’une profonde humanité qui aura marqué à jamais le monde du droit. Leclerc aura montré, par son exemple, que l’avocat n’est pas seulement un technicien du droit, mais aussi un acteur du changement social, un défenseur des plus vulnérables, et un gardien vigilant des libertés fondamentales.