—Par Janine Bailly —
Comment parler d’un spectacle lorsque, au sein du microcosme martiniquais, vous connaissez tous les protagonistes, et certains de façon toute personnelle ? Faites des éloges, d’aucuns vous diront flagorneuse. Écrivez une critique négative, vous voilà susceptible de perdre quelque belle amitié. Aussi vais-je raison garder, et n’oubliant pas qu’il s’agit là de comédiens-amateurs qui peut-être n’ont pas eu tout le temps désiré pour présenter une Hedda Gabler complètement aboutie, dire simplement mon ressenti face au travail de la troupe Adapacs, montré à deux reprises dans la salle intime, encore existante mais peut-être déjà condamnée, du lycée Schœlcher.
Il fallait audace et courage, inconscience peut-être ?, pour s’attaquer ainsi à l’un des chefs-d’œuvre de Henrik Ibsen, quand on sait que les plus grands s’y sont essayés, que des actrices célèbres ont endossé le rôle, Isabelle Huppert n’étant pas la moindre, que quelque vingt adaptations filmées de la pièce existent, et que de nombreux metteurs en scène ont fait vivre, chacun à leur manière, une Hedda Gabler de leur cru. Bravo donc aux comédiens d’avoir relevé le défi, et présenté une version convaincante, version qui certes a pris quelques libertés avec le texte d’origine, mais c’est leur version, ils y croient et nous poussent à y croire.
Qui est donc Hedda ? Par quel mystère est-elle hantée ? Ibsen lui-même prétendait écrire pour la découvrir, et par ces mots la résumait : « Le désespoir de Hedda est de se dire qu’il existe sûrement tant de possibilités de bonheur dans le monde, mais qu’elle ne peut les discerner. C’est le manque d’un but dans la vie qui est son tourment ». Certains veulent voir en elle l’héritière des grandes héroïnes grecques, d’autres une « Emma Bovary du Nord », d’autres encore « l’héroïne d’un siècle qui découvre avec son auteur les arcanes de l’inconscient ». Parfois, comme le metteur en scène Thomas Ostermeier, on fait d’elle un monstre froid, « une créature perverse narcissique et manipulatrice », qui croit se réaliser et juguler un malaise existentiel par la destruction et le saccage. Celle que j’ai redécouverte ce soir-là s’apparentait davantage au drame bourgeois qu’à une forme européenne de tragédie, forme qui viendrait prolonger celle de la Grèce antique. Les deux comédiennes qui se partagent le rôle-titre nous dessinent avec subtilité, et dans deux registres légèrement décalés mais complémentaires, le portrait d’une épouse mal mariée, qui affirme mourir d’ennui dans cette maison qu’elle a voulue et que déjà elle n’aime plus, une maison qu’elle ne fera que traverser : ainsi le suggèrent les housses que jusqu’au dénouement on ne retirera pas des meubles ! Certes, la disparition de certaines répliques – et peut-être même celle de la servante – nous empêche de tenir tous les éléments propres à nous faire justement appréhender cette singulière figure féminine. Il faut donc une attention bien soutenue pour retrouver ce qui figure dans le texte et comprendre qu’outre les servitudes du mariage, Hedda refuse aussi d’endosser le rôle d’amante et de mère, et que si elle « tue » en le déchirant le « bébé », manuscrit de son ancien amant, elle refuse aussi par son suicide de mettre au monde l’enfant que sans doute elle porte. Le spectateur trouve peut-être sa piste de lecture et sait qu’il lui sera parlé entre autres choses d’amour quand, pour ouvrir la représentation, la musique choisie est celle de Carmen, la belle cigarière qui mène les hommes par le bout du nez jusqu’à son lit, jusqu’à la chute, mais qui, à la différence de Hedda, se donne à ceux qui la convoitent. Hedda Gabler est d’abord celle qui affirme haut et fort : « Je veux une fois dans ma vie peser sur la destinée d’un homme ».
Je garderai en mémoire quelques moments forts, la belle trouvaille de Hedda déchirant, à genoux et psalmodiant, les feuilles du dit manuscrit plutôt que de les brûler ; l’affrontement des deux femmes rivales, qui se disputent les faveurs platoniques de l’écrivain libertin, l’une finissant par traîner méchamment l’autre par la chevelure ; les entrées machiavéliques du conseiller (un juge dans le texte d’origine) amateur de relation triangulaire et qui se révélera tendre dans un presque sanglot au suicide de Hedda ; les retrouvailles avec l’écrivain qui, au plus près de la belle mais si cruelle Hedda, doit feindre de compulser un album de photographies afin de ne pas éveiller sur lui les soupçons ; l’instant où le mari, convaincu d’avoir reçu preuve d’amour, exprime avec une naïveté confondante sa gratitude envers Hedda ; enfin les incursions répétées et faussement innocentes de la vieille tante à l’improbable chapeau, pauvre chapeau injustement par Hedda maltraité !
Bref, si je garde le souvenir ému d’une représentation, au Théâtre national de La Colline, de Une maison de poupée, dont la figure centrale est aussi une femme en recherche de sa place au monde et d’elle-même, et qui a su me tirer des larmes, je n’en ai pas pour autant boudé hier au soir mon plaisir ! Merci encore à vous les « apprentis-comédiens », de nous avoir donné à voir ou revoir une des grandes figures féminines d’un théâtre toujours novateur !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 5 juin 2016
Photos Paul Chéneau