« Hécube, pas Hécube », d’après la tragédie d’Euripide, texte et m.e.s. Tiago Rodriuez

— Par Michèle Bigot —

Le texte imaginé par Tiego Rodriguez est une adaptation libre de la tragédie d’Euripide: la répétition de la tragédie antique par la troupe de la Comédie-Française est l’occasion de l’écriture d’une nouvelle tragédie, contemporaine, qui vient s’inscrire entre les lignes du texte d’Euripide. C’est une réplique moderne dans laquelle Nadia, l’interprète d’Hécube (jouée en l’occurrence l’excellente Elsa Lepoivre), apprenant que son fils Otis, atteint de troubles autistiques est l’objet de maltraitance dans l’institution qui l’a pris en charge.

Hécube femme de Priam eut de nombreux enfants dont Hector et Cassandre. Mais ce sont les deux derniers qu’elle perd dans cette tragédie: son dernier fils Polydore avait été confié au roi de thrace, Polymnestor, avec de grands trésors. Polymnestor, le traître fait assassiner Polydore pour lui dérober ses trésors. Hécube trouve le corps de son fils abandonné sur le rivage. Elle s’introduit dans le palais de Polymnestor, lui crève les yeux à l’aide de ses servantes troyennes et assassine ses fils. Elle représente donc une image de la vengeance en action et la question posée par la tragédie est celle de la justice. Hécube réclame justice au plus haut responsable politique, Agamemnon en l’occurrence.

Peu à peu les deux tragédies se fondent en une seule. Pourtant on ne perd jamais totalement la distance opérée par le travail des comédiens à la table au cours de la répétition, l’humour y trouve sa place, assurément la prise sur le réel des comédiens. Entre fusion et distance, le texte navigue de façon fluide. Nadia est donc à la fois Hécube et pas Hécube, usant ainsi de la seule syntaxe que connaisse son fils ( « dormir, pas dormir, jouer, pas jouer, câlins, pas câlins… ») L’émotion est convoquée, allant jusqu’au pathétique quand la nouvelle Hécube raconte comment Otis se comporte et les mauvais traitements dont il a été l’objet. La perte d’un fils est rendue extrêmement sensible à nos yeux et la douleur ressentie par une mère touche au coeur des spectateurs.

A côté de la tragédie renouvelée se tient pour partie le théâtre documentaire, à l’occasion de la plainte déposée par la mère devant le procureur de la République et des auditions que son enquête organise. Les témoins sont convoqués, à part égale avec les responsables de l’établissement et les employés en faute. Le discours des responsables de tous niveaux regorge d’arguments et d’éléments de langage comme on en trouve toujours quand l’institution est mise en cause. En gros, ce n’est évidemment la faute de personne, les uns étaient dans l’ignorance, les autres n’ont fait qu’obeïr aux règles: les carences du système sont mises en cause en vue de dédouaner chacun de ses responsabilités. Un exercice rhétorique habilement réglé et fidèlement reproduit par l’auteur, admirablement servi par les comédiens! On n’insistera jamais assez sur l’admirable jeu des comédiens français, rompus à l’exercice, criants de vérité et aptes à toutes les métamorphoses.

Au total, la mère plaignante est à l’égal d’Hécube une figure de la justice, mais à qui demandera-t-elle des comptes? Il apparaît que le seul moyen de faire entendre sa cause est d’en appeler aux media.

Quant à la scénographie, elle est des plus sobres et ne prend jamais le pas sur le jeu et l’émotion des acteurs. Dans un espace sombre, deux tables de conférence se tiennent en parallèle, comme pour désigner la double scène de l’action. Elles sont toutefois décalées, signifiant le hiatus entre les deux intrigues. Une énorme statue de chienne est recouverte d’un voile noir qui sera retiré en seconde partie, lorsque s’imposera la métaphore d’Hécube en chienne de garde, veillant fidèlement sur ses enfants et pleurant à jamais leur perte par ses aboiements infinis.

La tragédie d’une mère, victime de trahison, abandonnée de tous, et voyant dépérir son fils n’en finira jamais d’émouvoir le spectateur et de poser la question de la responsabilité et de la justice des hommes.

Michèle Bigot

30.06>16.07

Hécube, pas Hécube
Tiago Rodrigues
France – Portugal / Création 2024
Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon
Distribution
Avec les interprètes de la Comédie-Française : Éric Génovèse, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula, Séphora Pondi

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues

Traduction Thomas Resendes (français)

Scénographie Fernando Ribeiro

Costumes José António Tenente

Lumière Rui Monteiro

Musique et son Pedro Costa

Collaboration artistique Sophie Bricaire

Traduction pour le surtitrage Panthea

photo : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon