— Par Manon Madec(*) —
Avant de venir ravir nos papilles, une pomme transportée par cargo réfrigéré produit environ 0,5 tonne de CO2 par kilo de fruit. Transporter un kilo de pommes par voie maritime pollue autant qu’envoyer 526 e-mails comprenant une pièce jointe de 1 Mo, ou que laisser une ampoule de 60 watts allumée pendant quatre heures. Tous biens confondus, le transport maritime contribue à 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Comparée à la part revenant à tous les modes de transport réunis, qui a atteint 23 % en 2023, la contribution du transport maritime à la pollution mondiale paraît certes minime.
Toutefois, à la différence des autres modes de transport, les navires fonctionnent grâce à un carburant de soute qui génère des gaz polluants en quantité massive. L’oxyde de soufre, par exemple, est à l’origine de retombées acides et d’une pollution de l’air nuisibles pour la santé humaine. Il paraît donc urgent de réduire l’empreinte carbone du secteur, dont la croissance devrait être de plus de 2 % par an entre 2023 et 2028. Sans nouvelles mesures de réduction des émissions, ces dernières pourraient dépasser de 130 % les niveaux de 2008 d’ici 2050.
Objectif de réduction de 30 % de l’intensité carbone du secteur d’ici 2030
L’Organisation maritime internationale (OMI), organe des Nations unies en charge de comptabiliser les émissions et d’élaborer des normes obligatoires pour ses 176 États membres, peine à introduire des règles d’abattement efficaces. En 2018, les mesures d’efficacité énergétique des navires, introduites en 2011 et 2013, avaient permis une réduction comprise entre 21 % et 32 % de l’intensité carbone moyenne globale des navires− mesure de la quantité de CO2 émise rapportée à la quantité de marchandises transportées sur une certaine distance. Ces décisions se sont néanmoins révélées insuffisantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du transport maritime, qui ont augmenté de 8,4 % entre 2012 et 2018. En 2023, l’OMI a donc fixé un nouvel objectif de réduction de 30 % de l’intensité carbone du secteur d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2008, et de neutralité carbone en 2050.
Ces nouveaux objectifs nécessitent des règles plus ambitieuses. Mais les désaccords au sein des pays membres de l’OMI freinent l’adoption d’une réglementation harmonisée à l’ensemble du secteur. À ce jour, il revient donc toujours aux États d’appliquer, ou non, des mesures d’abattement plus strictes.
Les pays de l’OCDE, bons élèves ?
Certains gouvernements se montrent plus entreprenants que d’autres. En 2001, la Californie a été pionnière en mettant en place le programme Regional Clean Air Incentives Market (Reclaim), limitant les émissions d’oxyde de soufre des moteurs de navires battant son pavillon, sous peine de sanctions. En 2007, la Norvège a, elle, introduit une taxe sur les émissions d’oxydes d’azote assortie d’un fonds auquel les compagnies de transport peuvent contribuer en échange d’une réduction de leur taxe. Plus récemment, l’Union européenne (UE) a étendu son système d’échange de quotas carbone au secteur du fret maritime, ce qui pourrait permettre une réduction des émissions européennes de CO2 pour ce secteur de 62 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 2005.
Ces initiatives sont, à chaque fois, entreprises par des pays membres de l’OCDE. Elles ont contribué à la réduction de 21 points de pourcentage de la part des pays de l’OCDE dans les émissions mondiales du secteur entre 2000 et 2021.
La part des pays de l’OCDE dans les émissions mondiales du secteur a diminué de 21 points entre 2000 et 2021
Des mesures environnementales qui ne s’appliquent qu’à certains navires
Si les mesures mises en œuvre au sein des pays de l’OCDE se sont avérées efficaces pour réduire les émissions, c’est en créant une incitation à moderniser les navires pour les rendre moins polluants. En augmentant le coût du transport pour les armateurs, elles créent une demande pour des navires plus efficients sur le plan énergétique, aptes à réduire la facture liée à la consommation de carburant de soute. Cette demande incite les propriétaires des navires à investir dans des technologies propres et à substituer des carburants alternatifs moins émissifs au carburant de soute.
Ces mesures, toutefois, ne s’appliquent qu’aux navires battant pavillon national ou opérant dans les zones relevant de la juridiction des États les ayant prises. Aussi, pour faire l’économie des augmentations de coût induites par de telles mesures, les armateurs peuvent préférer éviter les zones réglementées et les propriétaires choisir d’immatriculer leur navire dans des pavillons « indulgents ».
Des pavillons de complaisance à succès
Et ils ne s’en privent pas : 77 % de la flotte des pays de l’OCDE est immatriculée dans des pavillons de complaisance. Les propriétaires, d’une nationalité différente, y enregistrent leur navire dans le but de bénéficier d’avantages fiscaux ou commerciaux ou de réglementations en matière de droit du travail et d’environnement peu contraignantes.
Des pays comme l’Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Corée du Sud, le Japon et la Grèce immatriculent ainsi entre 50 % et 90 % de leur flotte sous ces pavillons. Le reste est enregistré à domicile ou dans des ports asiatiques, tels que Hong Kong et Singapour, dont les pratiques ne permettent pas de les qualifier de pavillons de complaisance. Cette tendance à l’immatriculation sous pavillons de complaisance s’est accélérée depuis les années 1970.
Libéria, îles Marshall, Malte, Panama, Bahamas…
Entre 2003 et 2023, la capacité totale de chargement – somme de la capacité de chaque navire, exprimée en tonnes de port en lourd – a été multipliée par près de cinq au Libéria (391 %) et a augmenté de plus de 1000 % dans les îles Marshall. D’autres pays comme Malte (+156 %), le Panama (+96 %) et les Bahamas (+46 %) ont également vu leur capacité de chargement augmenter, bien que moins fortement.
Cela signifie que la majorité de la flotte des pays ayant introduit des mesures d’abattement additionnelles aux normes fixées par l’OMI échappe à ces mesures. Les propriétaires enregistrent en réalité principalement leur flotte dans des pavillons de « laissez-faire », où les intérêts économiques supplantent l’intérêt général de réduction des émissions du transport maritime.
Fuite de carbone : les pavillons de complaisance dans le collimateur
Résultat, en 2022 une poignée de pavillons était responsable de plus de 70 % des émissions mondiales de CO2, parmi lesquels pour l’essentiel (80 %) des États officieusement reconnus comme pavillons de complaisance. Cela suggère qu’une « fuite du carbone » est bien à l’œuvre dans le secteur. Le Libéria, qui concentre 17 % des émissions mondiales du transport maritime, est suivi de près par les îles Marshall (14 %), le Panama (13 %) et Malte (12 %).
En matière environnementale, aucun de ces pays n’a introduit de mesures additionnelles de réduction des émissions, alors même que leur flotte assure une part considérable du fret international : 18 % des heures totales de navigation de la flotte marchande pour le Libéria, 17 % pour les îles Marshall, 12 % pour le Panama et Malte. En outre, les inspections des navires par les autorités nationales, moins rigoureuses et fréquentes que dans les autres pavillons, ne garantissent pas l’amélioration de l’efficacité énergétique des navires.
Surpêche illégale, marées noires et autres activités polluantes… les pavillons de complaisance ont tout pour plaire
L’opacité de l’enregistrement des navires amoindrit les efforts de l’OMI et de certains États pour réduire la pollution dans le transport maritime. Et ce alors que l’empreinte environnementale du secteur ne se résume pas aux émissions de gaz polluants : les navires immatriculés sous pavillons de complaisance présentent également une propension à la surpêche illégale, aux marées noires et à d’autres activités qui accélèrent la dégradation des côtes et des océans.
Dans ce contexte, combiner des mesures d’abattement harmonisées à l’échelle du secteur sans considération du pavillon d’immatriculation à des obligations de transparence de la propriété des navires s’avère indispensable. Parmi les idées envisagées, une taxe carbone mondiale imposée aux compagnies de transport à chaque escale dans un port permettrait d’éviter le contournement des régulations régionales. En mars 2024, le Marine Environment Protection Committee (MEPC 81), organisé par l’OMI, a ouvert la voie à de nouvelles discussions sur les modalités d’une telle taxe. Cette fois, les impératifs environnementaux pourraient bien prendre le dessus, un nombre croissant de pays étant désormais favorable à l’adoption d’une mesure de marché applicable à l’ensemble du fret maritime.
À propos de l’autrice : Manon Madec. Apprentie Économiste, CEPII.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Source : WeDemain