Halte au bricolage législatif autour de la mémoire de l’esclavage

— Par Sylvie Glissant, Loïc Céry et Louis Sala-Molins —

memoire_esclavagePour tous ceux qui ont à cœur d’accorder à l’histoire tragique de la traite transatlantique la place qui lui revient dans l’histoire de France, pour tous ceux qui œuvrent depuis des années à la perpétuation de la mémoire qui s’y rattache, l’annonce par le Président de la République dans son discours du 10 mai 2016, lors de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, de l’élaboration d’une fondation nationale dédiée à ce passé, avait représenté un tournant crucial à plus d’un titre. Le Président de la République réaffirmait ainsi l’engagement de l’État dans le projet de cette institution nationale qui avait été formulé voilà déjà dix ans de cela. Il y a maintenant une décennie, le Président Jacques Chirac avait demandé à l’écrivain Édouard Glissant un rapport officiel (publié sous le nom de Mémoires des esclavages, Gallimard / Documentation française, 2007) qui en donnerait l’inspiration et en dessinerait les contours. Nous étions alors en mars 2006, et le Comité pour la mémoire de l’esclavage (devenu Comité national pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage) voyait le jour sous la présidence de Maryse Condé. Le projet d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions était formulé, avec un engagement de la République qui hélas resta lettre morte durant les années suivantes, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

Lors du 10 mai 2016, François Hollande réaffirmait cette inspiration d’ouverture, de partage et de rassemblement des mémoires promu par Édouard Glissant. Dans le droit fil de l’idéal qu’il porta tout au long de sa vie et qui anime l’Institut du Tout-Monde qu’il fonda en 2006, le Président de la République rappelait que cette histoire est celle de tous les Français, partie prenante des pages sombres de l’Histoire de France, mais aussi de la lutte pour la liberté qui fut au fondement de la République, à la faveur des luttes d’émancipation menées par les esclaves conjuguées au combat des abolitionnistes. C’était aussi reconnaître l’ampleur de l’action menée par les uns et les autres dans l’Hexagone et dans les Outre-mer depuis tant d’années, pour promouvoir cet idéal de partage autour de l’approfondissement de la connaissance et de la transmission de ce que représentèrent la traite négrière et l’esclavage colonial. Depuis plus de dix ans, depuis l’instauration de la journée nationale du 10 mai, ce qui a été vécu dans l’Hexagone dans cet esprit d’une mémoire plurielle et partagée, a rejoint ce qui était déjà vécu depuis bien des années en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à la Réunion : le concours commun apporté à cette soif de mémoires, de la part de ces associations et acteurs qui font vivre, chacun à leur manière et selon une pluralité elle-même signifiante, cette flamme du souvenir de ce que fut l’esclavage.

Près de cinq mois après ce discours du 10 mai, et alors même que la préfiguration de la fondation annoncée a débuté, le contexte a pourtant bien changé. La polémique inutilement entretenue pendant longtemps à propos des dates de commémoration a ressurgi à la faveur d’un amendement au projet de loi sur l’Égalité réelle outre mer, voté en première lecture à l’Assemblée nationale le 5 octobre 2016. En 2006, le choix effectué du 10 mai pour marquer une Journée nationale de mémoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, a été non seulement judicieux, mais également important en référence à la loi Taubira du 10 mai 2001, portant reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité. En 1998, quelques jours après une déclaration solennelle lancée en Sorbonne par les écrivains Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et le Prix Nobel Wole Soyinka en faveur de cette reconnaissance, une importante manifestation avait lieu à Paris le 23 mai, marquant une conscientisation de la population des Outre-mer. Mais il y a d’autres dates, celles des Outre-Mer et elles sont toutes fondatrices. Elles disent cet élan commun et pluriel qu’il est vain, stérile et dangereux de vouloir opposer. Le 10 mai est légitime, le 23 mai tout autant, comme le sont le 22 mai pour la Martinique, le 27 mai pour la Guadeloupe, le 10 juin pour la Guyane, le 10 décembre pour la Réunion. Tous les jours de mai sont possibles, c’est encore ce que nous disait Édouard Glissant : tous les jours de mai pour se souvenir, pour apprendre et comprendre, transmettre et partager et ne jamais diviser. Et si en complément au choix du 10 mai effectué en 2006, le législateur a l’intention de sacraliser encore par une nouvelle loi la reconnaissance de cette mémoire, alors, pourquoi ne pas acter réellement cette diversité en entérinant l’ensemble de ces dates de commémoration qui diront une France plurielle reconnue par la Nation, sans exclusive ni parti pris ?

Le choix qui a été effectué est tout autre. Cet amendement 132 voté en première lecture, et auquel nous nous opposons fermement avant qu’il ne soit définitivement entériné, exprime en soi une vision que nous ne pouvons admettre, tant elle est porteuse de divisions arbitraires, de confusions graves et lourdes de conséquences pour l’avenir. Nous pensons que la mémoire de l’esclavage vaut mieux que ce type de bricolage législatif. Elle mérite au contraire toute la pondération, la stabilité, toute la sérénité et toute la hauteur de vue nécessaires à l’élaboration patiente d’une pierre taillée dans l’édifice de la République, à l’encontre de toutes les guerres des mémoires dont avait parlé Benjamin Stora.

Cet amendement stipule :

« La commémoration de l’abolition de l’esclavage par la République française et celle de la fin de tous les contrats d’engagement souscrits à la suite de cette abolition font l’objet d’une journée fériée dans les départements de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion, ainsi que dans la collectivité territoriale de Mayotte.

La République française institue la journée du 10 mai comme journée nationale de commémoration de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions et celle du 23 mai comme journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial ».

L’inspiration même de ce texte est contestable et pernicieuse. Elle relève tout d’abord de la rupture de l’équilibre trouvé en 2006 autour de la date du 10 mai. Cette date commune était conçue pour marquer la célébration nationale des mémoires de l’esclavage, or la proposition actuelle qui consiste à distinguer d’un côté « la traite, l’esclavage et leurs abolitions » et de l’autre « les victimes de l’esclavage colonial » est incompréhensible, sauf à introduire une scission dommageable. On célèbrerait le 10 mai, le système de la traite et de l’esclavage (sans les acteurs de l’histoire) et les abolitionnistes ; et de l’autre, les « victimes de l’esclavage colonial ». Cette opposition binaire reviendrait à entériner dans les faits les divisions sommaires qu’on s’était efforcé de dépasser jusqu’alors. Mais surtout, nous autres acteurs associatifs venus de différents horizons, n’ayant pas les mêmes vues de cette mémoire, nous nous retrouvons pour dire combien la vision victimaire que cet amendement veut sacraliser dans la loi, est inacceptable. Cette idée fige dans une essentialisation radicale l’identité de ces ancêtres opprimés qui furent avant tout des résistants à l’oppression. Les esclaves ne se sont pas pensés comme des « victimes », à savoir des personnes totalement soumises à un système. Ils ont résisté en permanence, soit les armes à la main, soit dans la vie quotidienne sur les plantations esclavagistes. Ils instituèrent dans leur vécu la puissante subversion de l’inhumanité qui leur fut imposée. Ils furent les conquérants de la nuit nue comme les nomma Édouard Glissant, et c’est à leur dignité que toute mémoire doit s’adresser.

Les réduire aujourd’hui à l’appellation générique de « victimes » relève soit d’une cécité historique et anthropologique sur ce qu’ils furent et ce pour quoi ils luttèrent, soit d’un autre enfermement pour le moment présent. Car il est en outre plus que dangereux de construire une identité figée de « victimes de l’esclavage » pour les Ultra-Marins et a fortiori pour notre jeunesse. Le monde leur appartient et ils ne doivent pas l’affronter lestés de cette identité à laquelle on voudrait les assigner. Le discours victimaire fige dans l’essence, là où la condition servile fut constamment combattue par ces millions de héros muets qui ont pu trouver au quotidien selon tous les moyens dont ils disposaient, la force de s’opposer à la vie qui leur était réservée. Dans le cadre d’une discussion autour de l’Egalité réelle c’est-à-dire sur la mise à égalité entre les Outre-Mer et l’hexagone, il serait singulier de créer en 2016 une identité singulière, contraire aux objectifs de la loi. Légitimer par la loi la phraséologie victimaire serait simplement impensable et représenterait un recul considérable que nous ne pouvons accepter.

Le rapporteur du projet de loi, l’ancien ministre des Outre mer, M. Victorin Lurel, a pu dire lors de la courte discussion de l’amendement, que la revendication d’une loi du 23 mai était depuis longtemps celle des Ultra marins, tel qu’en attestait le souhait de l’association CM98. Ceci reviendrait tout au plus à confondre l’action portée par cette association, avec l’ensemble de ceux qui agissent autour de cette mémoire. Cette association mène depuis plusieurs années une action plus que louable, relevant de la conscientisation et du souvenir auprès de la communauté antillaise, tel que le 23 mai 1998 en a donné une illustration éclatante (23 mai déjà reconnu par décret jusqu’alors). Le travail accompli par cette association ne saurait être remis en cause et nous ne la critiquons pas, même si nous proposons une vision différente de la mémoire de l’esclavage. Mais en aucun cas la loi ne devrait servir les intérêts d’une seule association, au prétexte d’une représentativité qui serait donnée comme supérieure à celle des autres associations. Il s’agirait par ailleurs de reconnaître au sein de la législation de la République une légitimité communautaire, alors même que l’histoire et la mémoire de l’esclavage concerne chaque membre de la communauté nationale. La séparation, l’opposition, entre abolitionnistes (le 10 mai) et victimes (le 23 mai) construit une vision racialisée au sein de la République française. La situation actuelle de la France recommande expressément de tendre à l’unité et au partage des valeurs plutôt qu’à la division ; il en va de ce « vivre ensemble » que tout un chacun se doit de réaliser non comme un vœu pieux mais comme le socle d’une fraternité agissante, édifiée sur la connaissance de toute l’histoire de France. La mémoire de l’esclavage est celle de tous les Français, de tous les Martiniquais, de tous les Guadeloupéens, de tous les Guyanais, de tous les Réunionnais ; c’est celle du monde tout entier qui se souvient de la longue nuit de l’asservissement et du jour de la liberté conquise. Cette mémoire mérite que tout soit mis en œuvre pour que l’idéal de rassemblement devienne celui de tous : celui de toutes les associations sans exclusive, refusant la réduction et l’essentialisation victimaires.

Cet amendement prétend corriger les imperfections de l’inscription dans la loi, de cette mémoire de l’esclavage. Or, la loi portée par Christiane Taubira en 2001, marquant la reconnaissance de l’esclavage et de la traite comme crime contre l’humanité avait déjà (en un geste inédit) représenté cet équilibre juridique fondé sur une lecture lucide de l’histoire. Depuis quelques années, certains ont voulu y voir une « loi mémorielle » et ont tenté d’en remettre en cause l’esprit. Même en considérant les différentes lectures qu’on peut en avoir, nous dénonçons les atteintes portées à l’encontre de la loi Taubira, que relaie cet amendement 132 en voulant imposer la vision d’une République des identités antagoniques. Nous ne voulons pas voir annihilées les avancées considérables que représente la loi de 2001, en lui laissant substituer le risque de réduction à une vision victimaire. Ce n’est pas ainsi que peut se construire le respect, l’égalité et la dignité, c’est par le combat, c’est par le débat et non l’imposition violente et anti-démocratique – car aucune concertation n’a présidé à cet amendement. Ce n’est pas la victimologie érigée en loi qui édifie les fondements d’un partage des mémoires, c’est la transmission patiente, exigeante et non tapageuse, qui peut nous rendre coresponsables du souvenir et de ce que nous en faisons. Refusons le bricolage législatif en cours, autour d’une mémoire qui appartient à tous.

Nous demandons le retrait de l’amendement 132 à l’article 20 du projet de loi sur l’Égalité réelle outre mer.

SYLVIE GLISSANT

Directrice de l’Institut du Tout-Monde

LOÏC CÉRY

Coordonnateur du pôle numérique de l’Institut du Tout-Monde

LOUIS SALA-MOLINS

Professeur émérite de philosophie politique, spécialiste du Code noir

SIGNEZ LA PÉTITION EN LIGNE LANCÉE PAR L’INSTITUT DU TOUT-MONDE :

« Stop au bricolage législatif sur la mémoire de l’esclavage : retrait de l’amendement 132 »

Nos parlementaires doivent réaliser ce qui est en jeu. C’est de la mobilisation de tous que dépendra le retrait de cet amendement 132 que nous n’admettons pas.