— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique ?
Publiée sur Facebook le mercredi 23 janvier 2019, une circulaire du ministère haïtien de l’Éducation nationale annonce que ce ministère a décidé que « (…) le créole sera objet d’évaluation dans toutes les séries du secondaire rénové, au terme des quatre années d’études du secondaire rénové, à partir de l’année académique 2018-2019. » En effet, « C’est à travers une circulaire rendue publique [sur Facebook] en date du 23 janvier 2019, que le ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MÉNFP), Pierre Josué Agénor Cadet, a annoncé que l’épreuve du créole est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové. Selon le ministre, cette décision prend effet à partir de cette année académique 2018-2019. » (Le National, 24 janvier 2019). Cette circulaire, qui n’était pas accessible sur le site du ministère de l’Éducation nationale au moment de la rédaction de cet article, marque-t-elle une avancée significative dans l’aménagement linguistique en salle de classe et plus largement dans le système d’éducation en Haïti ?
Observateurs et enseignants, en Haïti, demeurent sceptiques à la lecture de cette circulaire émise cinq mois après l’ouverture des classes. Ainsi, « Des directeurs d’écoles privées dénoncent les décisions incohérentes du ministre Cadet » (rezonodwès, 27 janvier 2019). L’UNADEPH (Union nationale des directeurs d’écoles privées d’Haïti) s’interroge en ces termes : « Le ministre a-t-il placé des enseignants dans les salles de classes et élaboré un programme pour cette matière ? » (rezonodwès, 27 janvier 2019). Il faut prendre toute la mesure de cette interrogation de l’Union nationale des directeurs d’écoles privées d’Haïti puisque c’est le secteur privé national et international qui, à hauteur de 80 % de l’ensemble du secteur éducatif, finance et administre l’offre scolaire en Haïti. Cette pertinente remise en question par l’UNADEPH renvoie à la réalité d’une impréparation, voire d’un aventurisme quant à la mesure annoncée : rien n’est dit sur le nombre d’enseignants qualifiés et/ou certifiés du créole dans nos écoles et en particulier dans le secondaire rénové. Rien n’est attesté quant à l’existence d’un unique programme national d’enseignement du créole et d’une didactique normalisée du créole « dans toutes les séries du secondaire rénové ». En l’absence d’enseignants qualifiés et/ou certifiés du créole et en l’absence d’un programme national unique et normalisé d’enseignement du créole, l’Union nationale des directeurs d’écoles privées d’Haïti a certainement raison de cibler l’« aventurisme linguistique » du ministère de l’Éducation nationale.
La circulaire du ministère de l’Éducation nationale s’apparente une fois de plus à du « rapiéçage », à du bricolage cosmétique dans le secteur éducatif. Nous sommes en présence d’un ample déficit de vision dans le champ éducatif haïtien car il s’agit pour le MÉNFP de bricoler des mesures ponctuelles sans lien cohérent et durable avec une vision d’ensemble. On rappellera pour mémoire que les recommandations consignées en 2000, il y a donc dix-neuf ans, dans le document commandité par le ministère de l’Éducation, « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (éd. Atelier de Grafopub, Port-au-Prince), sont restées lettre morte. Il en est de même quant au « Protocole d’accord » signé le 8 juillet 2015 entre le ministère de l’Éducation nationale et l’Académie créole (« Pwotokòl akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) », protocole sans doute mort-né et qui n’a pas donné lieu à des résultats mesurables. Ce « Protocole d’accord » visait (…) « le développement et la promotion de la langue créole dans les écoles et au sein de l’Administration du MÉNFP » (voir notre article « Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », 15 juillet 2015).
La circulaire du ministère de l’Éducation nationale consigne que « Considérant les remarques de nombreux spécialistes en éducation et [de] l’Académie du créole haïtien sur l’importance de l’utilisation du créole dans les apprentissages à tous les niveaux (…) », il est décidé que « (…) l’épreuve du créole est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové. » À l’aune du bricolage et d’une gestion « à la pièce », le ministère de l’Éducation nationale, dans sa circulaire du 23 janvier 2019, ne fait pas non plus le lien avec ce qu’il propose de manière certes diffuse et confuse dans son « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF) octobre 2018 septembre 2028 » (voir notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Ce « Plan décennal » n’ayant pas encore été adopté dans sa version définitive, ce sont les élèves du secondaire rénové qui seront les principaux récipiendaires –les principales « victimes »– de la mesure annoncée dans la circulaire du 23 janvier 2019. Les élèves du secondaire rénové seront donc mis en demeure de passer un examen de créole pour lequel ils n’auront pas été préalablement préparés par des enseignants certifiés de créole. Créolophones, les élèves du secondaire rénové seront donc pénalisés dans l’évaluation de leur compétence en langue maternelle.
Dans l’article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018), nous avons exposé que « Les questions qu’il faut en amont se poser sont les suivantes : le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », qui entend structurer l’enseignement primaire, secondaire, professionnel et universitaire en Haïti sur une période de dix ans, est-il porteur d’une vision de l’aménagement linguistique en salle de classe ? De manière plus structurelle, ce « Plan décennal…» consigne-t-il les balises théoriques et programmatiques de la future politique linguistique éducative d’Haïti ? ».
C’est sans doute à ce niveau que la circulaire du 23 janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale affiche de la manière la plus évidente sa nature « bricoleur amateur » : plutôt que d’œuvrer à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une véritable politique linguistique éducative prenant rigoureusement en compte le droit à la langue maternelle créole, le MÉNFP s’attache à émettre de manière ponctuelle telle ou telle « mesure », telle ou telle « circulaire » en lieu et place d’une politique linguistique éducative (voir notre article « Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien » Le National, 11 décembre 2018). Ainsi, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » comprend des éléments épars concernant les deux langues officielles du pays : il n’est pas issu d’un énoncé de politique linguistique éducative et il ne saurait tenir lieu d’un tel énoncé (voir là-dessus notre article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national » (Le National, 19 janvier 2018). Alors même que le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » annonce qu’« au cours des dix années du plan décennal (2018 – 2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28), le ministère de l’Éducation –sans avoir effectivement procédé au renforcement du « statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée »–, s’apprête à sanctionner les élèves du secondaire rénové à l’aide d’un examen de créole pour lequel, il faut encore le préciser, ils n’auront pas été préparés. La légèreté et la posture « bricoleur amateur » du ministère de l’Éducation sont ici évidentes : il « invite les directeurs d’écoles, les directeurs départementaux d’éducation et les directeurs techniques concernés à prendre toutes les dispositions pour la pleine application de cette mesure », à savoir l’application de la circulaire du 23 janvier 2019 relative à « l’épreuve du créole [qui] est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové ». Sur simple « invitation » donc, les responsables scolaires sont appelés à mettre en application une circulaire dans un champ de compétences pour lequel ils ne sont pas formés. Pire, le ministère de l’Éducation se contente d’une simple « invitation » en lieu et place d’un accompagnement didactique et pédagogique compétent…
En définitive, ce qu’il faut surtout retenir de la circulaire du 23 janvier 2019 c’est l’impréparation et des écoles et du ministère de l’Éducation nationale et de l’ensemble du système éducatif haïtien en ce qui a trait à la passation d’un examen obligatoire de créole en classe terminale du secondaire rénové. Cette circulaire exprime un mode de gestion du secteur de l’éducation caractérisé par le « rapiéçage », le bricolage amateur là où il faut une vision d’ensemble de l’aménagement linguistique en salle de classe consignée dans un énoncé de politique linguistique éducative. Il est dommageable pour l’ensemble du système éducatif national qu’il soit de manière récurrente l’objet de « mesures », de « plans » et de « circulaires » ponctuels sans lien avec une vision d’ensemble et conséquente de l’aménagement linguistique en salle de classe. Il est tout aussi dommageable que dès lors qu’il s’agit du créole l’on se limite à du bricolage, à une fuite en avant, à des « mesures » qui ne prennent pas en compte une didactique appropriée d’enseignement du créole en salle de classe et encore moins qui ne repose guère sur la compétence certifiée des enseignants sommés d’enseigner une matière pour laquelle ils ne sont pas formés au plan didactique. La passation d’un examen obligatoire de créole en classe terminale du secondaire rénové ne doit pas être le dindon d’une irresponsable farce à l’aune d’un dommageable « aventurisme linguistique » : elle exige en amont un vaste travail de préparation didactique et pédagogique, la mise à disposition du matériel didactique spécifique à l’enseignement du créole et la certification des enseignants du créole. Il s’agira dès l’abord –et contrairement à l’injonction administrative volontariste du ministère de l’Éducation nationale–, de situer ce vaste travail de préparation didactique et pédagogique dans le cadre d’une véritable politique linguistique éducative ciblant l’aménagement simultané de nos deux langues officielles.
Montréal, le 31 janvier 2019