Haïti, point focal de la Caraïbe, par Édouard Glissant*

La question que je me pose est double. Je ne voudrais pas que nous regardions Haïti seulement sous l’angle du passé, quoique ce passé soit glorieux. Nous savons tous que Haïti, du point de vue de l’importance historique, est la terre mère des Antilles et de la Caraïbe, mais il me semble qu’il faut dépasser cette perspective et je suis plutôt intéressé par les énormes potentiels artistiques et culturels d’un pays qui a tellement souffert de la misère et de l’absence d’infrastructures. Il me semble qu’il y a là un miracle permanent sur lequel il faut jouer et, par conséquent, célébrer l’histoire d’Haïti, mais aussi la dépasser et voir les perspectives de création et peut-être aussi les capacités de fédération d’Haïti. Car ce qui est, peut être, un des points, un des principes qui réunit tous les acteurs de la Caraïbe est la reconnaissance d’Haïti comme point focal de la région.

Par conséquent, voici la question que je me pose : est-ce que nous pouvons, nous autres, Caribéens créolophones, anglophones, francophones, hispanophones et les autres, nous retrouver en Haïti dans tous les sens du terme ? Je le crois, malgré les effroyables problèmes qui se posent aux Haïtiens. À mon avis, ce sont leurs problèmes, c’est à eux de les résoudre, ce n’est pas à nous ; mais, malgré cela, je crois qu’il y a là un lieu de rencontre, un lieu de passage, un lieu où nous pouvons trouver des passeurs. Des passeurs de frontières réelles, des passeurs de frontières de l’imaginaire, et que c’est un deuxième ou un troisième ou un quatrième élan qui se pose aujourd’hui, qui se propose à Haïti. Je crois que ce pays, une fois de plus, en sera digne et j’espère que nous serons dignes de la vocation de dignité de la Caraïbe dans sa diversité, car il ne faut jamais oublier sa diversité.

Il y a plusieurs axes autour desquels nous pouvons partager nos facultés de création. Un des premiers serait de considérer aujourd’hui la différence entre une pensée continentale et une pensée archipélique. Il est temps de réfléchir aux qualités de ces régions du monde que l’on appelle les archipels, qui ont été le plus souvent des régions dominées, dont la pensée pourtant très fluide et très vive a été étouffée par les énormes et somptueux systèmes des pensées continentales. Un des points sur lesquels il faut réfléchir, c’est l’intervention et l’intrusion bénéfiques des pensées archipéliques dans les pensées du monde aujourd’hui, que ce soit dans le Pacifique, dans l’archipel Caraïbe ou dans certains archipels européens.

 Le deuxième point est, à mon avis, la question des langues. C’est la question qui nous a séparés dans l’archipel Caraïbe et c’est la question dont la méditation doit nous réunir. Je dis toujours que j’écris en présence de toutes les langues du monde, et je crois que c’est une vérité. Cela ne veut pas dire que j’essaye d’écrire un mélange de langues. J’essaye d’écrire comme si je n’étais pas monolingue dans ma langue, mais comme si j’étais plurilingue dans ma langue. Que ce soit la langue française, créole, anglaise ou espagnole, il faut réfléchir à ce point de vue, mais il faut aussi réfléchira l’émergence de ce que l’on appelle les langues créoles, parce que la Caraïbe est un des lieux où ces langues sont apparues. Je pense qu’il faut se poser la question du développement, ou peut-être de l’extinction ou de l’étouffement de ces langues. Il y a, là, un problème dont personne n’a encore esquissé les solutions réelles. Il se peut qu’il n’y ait pas de solutions réelles à esquisser. Il se peut tout simplement qu’il faille que nous mettions ensemble nos diversités linguistiques, nos audaces linguistiques, nos vitesses et nos fulgurances linguistiques, et c’est peut-être quelque chose que nous avons à faire ensemble. Par exemple, je dis toujours qu’un des grands intérêts de la peinture paysanne haïtienne, c’est qu’elle est peinte en créole, et ça a un sens ce que je dis là.

Il faudrait peut-être que nous nous mettions d’accord, après pas mal de discussions qui sont souvent véhémentes, sur ce que l’on peut entendre par là. Et puis, il faudrait aussi réfléchir au rôle, à la fonction de l’archipel vis-à-vis des Amériques. L’archipel est une préface du continent, on y passait pour accéder aux Amériques, et d’ailleurs, au XVIe siècle, la mer des Antilles était appelée mer du Pérou, alors que le Pérou est de l’autre côté du continent américain, parce que l’on passait par là, on débarquait et on traversait le continent pour arriver au Pérou. Et, par là, il y a un rôle sinon stratégique, du moins un rôle de conception du continent antillais qui passe par une médiation de la fonction de l’archipel Caraïbe. Ce sont des questions qui me paraissent importantes pour remuer à fond le terreau caraïbe et profiter de ses fécondités.

Edouard Glissant

 

Article issu de :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/3303333701680/index.shtml

 

 

 

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