— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
L’aménagement du créole dans l’École haïtienne à l’épreuve de l’amateurisme et du « showbiz » cosmétique du ministère de l’Éducation nationale
L’année scolaire 2022-2023 s’est achevée en Haïti sur le constat très largement partagé entre les parents d’élèves, les directeurs d’écoles et les enseignants : l’échec est flagrant à tous les niveaux dans l’École haïtienne. Un tel constat confirme la réalité qu’un grand nombre d’écoles privées (80% de l’offre scolaire) et d’écoles publiques (20% de l’offre scolaire), –elles forment le dispositif institutionnel d’un système scolaire très largement défaillant et reproducteur d’inégalités sociales–, est aux abois et que ces écoles éprouvent d’énormes difficultés à accomplir leur mission éducative. En 2022-2023, le système scolaire haïtien s’est encore fortement dégradé, des écoles ont dû fermer les portes, l’État n’arrive toujours pas à verser régulièrement leur maigre salaire aux professeurs du secteur public, nombre d’enseignants sont pris dans la spirale de la migration-sauve-qui-peut à destination des États-Unis et du Canada, tandis que les parents et les directeurs d’écoles sont systématiquement « rakettés » par les gangs armés qui, sous le regard complaisant voire complice du Core Group et du gouvernement illégal et inconstitutionnel d’Ariel Henry, contrôlent de larges portions du territoire national. Ainsi, partout où les gangs armés font la loi, de nombreuses écoles ont été impactées par la détérioration accélérée de la situation sécuritaire. Joignant sa voix à celle des organisations des droits humains en Haïti, le Collectif Haïti de France a fait paraître un communiqué de presse dans lequel il est précisé que « Le dernier rapport de l’UNICEF, paru le 9 février 2023, dénonce l’aggravation de l’insécurité : « au cours des 4 derniers mois, 72 écoles ont été prises pour cible contre 8 au cours de la même période l’an dernier et au cours des 6 premiers jours de février, 30 écoles ont été fermées en raison de la violence dans les zones urbaines, alors qu’une école sur quatre est restée fermée depuis octobre dernier en raison de l’insécurité… » (« Haïti : Une population sacrifiée », AlterPresse, 3 mars 2023). Dans un article du journal Le National paru le 23 août 2022, « Ledikasyon pa negosyab – L’éducation n’est pas négociable ! », Charles Tardieu, enseignant-chercheur et ancien ministre de l’Éducation nationale, alertait l’opinion publique en ces termes : « Aujourd’hui, en juin 2022, l’UNICEF, le ministère de l’Éducation et d’autres responsables de l’éducation nous apprennent que plus d’un demi-million d’écoliers ne peuvent plus aller à l’école à cause de la guerre entre les gangs de la plaine du Cul-de-Sac notamment. On estime que, depuis 2 ans environ, quelque 1 700 écoles ont dû fermer leurs portes, augmentant sensiblement le nombre d’écoliers non scolarisés à cause des troubles politiques et de l’insécurité. Une enquête réalisée par l’UNICEF, en avril et mai 2022, à l’initiative du MENFP a mis à nu « l’impact de la violence armée sur les écoles à Port-au-Prince ». Elle révèle comment les activités de fréquentation scolaire dans plus de 290 écoles ont été perturbées directement par les groupes armés, durant cette période, dans les quartiers défavorisés et difficiles d’accès de la région métropolitaine de Port-au-Prince ». Les actes quotidiens de violence perpétrés par les bandes armées ont provoqué des vagues de migration interne de la capitale vers les villes de province et tous les voyants sont au rouge. En voici une autre illustration : « Au cours du seul mois d’avril [2023], plus de 600 personnes ont été tuées dans une nouvelle vague de violence extrême qui a frappé plusieurs quartiers de la capitale, selon les informations recueillies par le Service des droits de l’homme du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH). Cela fait suite au meurtre d’au moins 846 personnes au cours des trois premiers mois de 2023, en plus de 393 personnes blessées et 395 enlevées au cours de la période, soit une augmentation de 28 % de la violence par rapport au trimestre précédent » (« Haïti : Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme met en garde contre un « cycle de violence sans fin », Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Genève, 9 mai 2023).
L’échec multifacette et récurrent de l’École haïtienne, au creux d’un système éducatif national obsolète et mal gouverné, a maintes fois été diagnostiqué et sous toutes les coutures par des instances nationales et internationales. Il s’est davantage accentué depuis l’arrivée au pouvoir il y a onze ans du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. La gravité sinon l’étendue d’un tel échec se donne à mesurer, entre autres, par les indicateurs que révèlent les statistiques sur le nombre d’élèves en cours de scolarisation et le nombre d’écoles qui les regroupe. Selon le site Haïti-Référence (édition du 15 juin 2015), en 2010-2011 le ministère de l’Éducation nationale (MEN) avait recensé 16 072 écoles pour un total de 2 210 221 élèves inscrits dont 1 090 027 filles. Selon le même décompte du MEN, les inscriptions dans les écoles publiques totalisaient 486 620 élèves (22.02%) et les inscriptions dans les écoles privées avaient atteint le total de 1 723 601 (77.98%). Toujours selon le site site Haïti-Référence, en 2013-2014, Haïti comptait 17 828 écoles, dont 56% en milieu rural et 44% en milieu urbain ; 88% de ces établissements appartenait au secteur privé contre seulement 12% d’établissements publics et 88 227 enseignants étaient à l’œuvre dans le système éducatif haïtien. Le ministère de l’Éducation nationale estimait en 2013-2014 que 77% des enfants étaient scolarisés –ce fort pourcentage est certainement surestimé–, et ce total comprenait 72% d’élèves surâgés. Selon le MEN, en 2013-2014, 26.73% des enseignants du secteur public étaient des normaliens diplômés contre 13% du secteur privé. Ces données du ministère de l’Éducation nationale souffrent d’un lourd déficit de crédibilité au regard du diagnostic de Bernard Hadjadj, spécialiste de l’éducation et ancien représentant-résident de l’UNESCO en Haïti, auteur du rapport « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives » (UNESCO Office, Kingston, décembre 2000). Dans ce rapport, Bernard Hadjadj expose qu’« En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés ». Selon l’IHS (Institut haïtien de la statistique), le nombre d’enseignants oeuvrant en 2022 dans les écoles publiques et privées d’Haïti s’élevait à 122 000 personnes, et ces données statistiques accusent une hausse importante par rapport à celles fournies en 2012-2013 par le ministère de l’Éducation nationale qui dénombrait 88 227 enseignants.
Pour mieux mesurer les enjeux majeurs de l’École haïtienne en 2023 –et en particulier les enjeux de l’aménagement du créole dans le système éducatif national–, il est utile de rappeler le nombre total d’écoles et le nombre d’élèves répartis aux cycles préscolaire, fondamental et secondaire. Les données statistiques couvrant la période de 2010 à 2019 indiquent une nette progression du nombre total d’écoles et du nombre d’élèves répartis aux trois cycles, ce qui signifie que la demande scolaire s’est accrue de manière significative dans le contexte de l’approfondissement de l’échec du système scolaire haïtien.
Tableau 1/ Évolution des statistiques scolaires de 2010 à 2019
Source : Yves Roblin, ministère de l’Éducation nationale – DPCE, 18 novembre 2020
Année scolaire |
Nombre total d’écoles |
Nombre d’élèves |
||
Préscolaire |
Fondamental |
Secondaire |
||
2010-2011 |
16 072 |
544 473 |
2 573 815 |
260 501 |
2011-2012 |
17 114 |
570 376 |
2 748 078 |
270 136 |
2012-2013 |
17 461 |
598 650 |
2 815 245 |
271 810 |
2013-2014 |
17 828 |
617 791 |
2 889 557 |
272 210 |
2014-2015* |
18 655 |
655 826 |
3 036 564 |
296,922 |
2015-2016 |
19 505 |
673 160 |
3 111 837 |
402 257 |
2016-2017* |
20 402 |
702 678 |
3 229 309 |
488 994 |
2017-2018* |
21 340 |
733 491 |
3 351 216 |
594 433 |
2018-2019* |
22 321 |
765 655 |
3 477 725 |
722 608 |
2019-2020* |
23 347 |
799 230 |
3 609 009 |
878 421 |
* Données estimées pour les périodes : enquête 2013-2014 et 2015-2016.
Ces données statistiques recoupent pour l’essentiel celles des institutions internationales présentes en Haïti, notamment l’UNESCO, l’UNICEF, la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement et le Fonds monétaire international : elles situent le nombre d’enfants à scolariser dans une fourchette allant de 3 à 4 millions. Cela permet d’appréhender l’ampleur de la problématique de l’usage du créole langue maternelle et langue de scolarisation dans la transmission des savoirs et des connaissances.
Tableau 2/ Budget consacré à l’éducation en Haïti
Source : rapports de la Banque mondiale 2012-2023
(Voir aussi la série « Dépenses publiques d’éducation, total (% du PIB) » de la Banque mondiale, 2015-2021)
Année |
Budget national en milliards de gourdes |
% Budget alloué à l’éducation |
% par rapport au PIB : moins de 2% |
2012-2013 |
131.5 |
14.7 |
1.5 |
2013-2014 |
118.7 |
12.8 |
1.8 |
2014-2015 |
122.6 |
14.6 |
1.9 |
2015-2016 |
113 |
13.1 |
1.9 |
2016-2017 |
121.9 |
17.4 |
1.4 |
2017-2018 |
198.7 |
14.6 |
1.6 |
2018-2019 |
198.7 |
12.9 |
1.8 |
2019-2020 |
188.7 |
11.6 |
1.8 |
2020-2021 |
254 |
16.1 |
1.4 |
2021-2022 |
210.5 |
13.1 |
|
2022-2023 |
267.5 |
Premier éclairage : Le budget consacré par Haïti à l’éducation est relativement faible, il représente moins de 2% du PIB. Les spécialistes s’accordent à dire qu’environ 80% du budget de l’Éducation nationale est affecté au salaire des enseignants du secteur public et aux dépenses internes de l’administration du ministère de l’Éducation. Le faible budget attribué au système éducatif national confirme que l’éducation n’est pas une priorité pour le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste.
Le pourcentage du PIB relatif à l’éducation et de manière plus ciblée le montant global consacré à l’éducation dans le budget annuel d’un État est un indicateur de premier plan permettant d’apprécier la place qu’accorde cet État à l’éducation. Ainsi, un article de Nadine Wergifosse paru le 16 février 2023 sur le site de la RTBF, la Radiotélévision belge francophone, « Sierra Leone : un des pays les plus pauvres du monde, consacre plus de 22% de son budget à l’éducation », est particulièrement instructif. Cet article expose que « C’est un record sur le plan mondial : la Sierra Leone, petit pays de l’Afrique de l’ouest, consacre un peu plus d’un tiers de son budget à une éducation « gratuite et de qualité », soit deux fois plus proportionnellement que la Belgique. Une mesure ambitieuse et positive par certains aspects, mais qui rencontre de nombreux problèmes sur le terrain ». L’auteure précise également ce qui suit : « Deuxième pays le plus pauvre au monde, la Sierra Leone mise gros sur le système éducatif : digitalisation, lutte contre les inégalités sociales, amélioration des techniques pédagogiques. Ce train de réformes provoque aussi des problèmes avec des classes surchargées, un taux d’élèves pour l’université qui a augmenté de 1 780% en deux ans ».
Il est tout aussi instructif de prendre toute la mesure que « Le Cadre d’action Éducation 2030 » de l’UNESCO « a établi deux grands critères de financement à l’intention des pouvoirs publics. Il leur recommande :
-
de consacrer au moins 4 à 6 % du PIB à l’éducation et/ou
-
de consacrer au moins 15 à 20 % des dépenses publiques à l’éducation.
À l’échelle mondiale, en moyenne, les pays ne sont pas loin de satisfaire à ces critères. Ils dépensent en moyenne 4,4 % du PIB – de 3,4 % en Asie de l’Est et du Sud-Est à 5,1 % en Amérique latine et dans les Caraïbes. Et ils consacrent à l’éducation 14,1 % du montant total des dépenses publiques, avec des moyennes régionales comprises entre 11,6 % en Europe et en Amérique du Nord et 18 % en Amérique latine et dans les Caraïbes. Mais, en tout, un pays sur quatre ne remplit aucun de ces deux critères. Faites varier les données dans le temps pour observer les fluctuations des dépenses au fil des ans. À l’échelle mondiale, plus d’un pays sur quatre consacre moins de 4 % de son PIB et moins de 15 % du total des dépenses publiques à l’éducation » (Source : UNESCO, « Global Education Monitoring Report »).
Deuxième éclairage : Le Parlement haïtien, faute d’élections, est dysfonctionnel depuis 2016 et les budgets « adoptés » illégalement depuis cette date par l’Exécutif mafieux du PHTK sont entrés en vigueur en dehors de tout mécanisme institutionnel de contrôle des dépenses de l’État. « Faute d’élections organisées depuis 2016, Haïti ne compte depuis le début de la semaine plus aucun représentant élu au niveau national, alors que les gangs règnent en maîtres sur le territoire, un an et demi après l’assassinat du président Jovenel Moïse. Les dix derniers sénateurs encore en poste ont achevé symboliquement leur mandat, mais le pouvoir législatif a en fait cessé de fonctionner en janvier 2020, quand l’ensemble des députés et deux tiers des élus de la chambre haute ont quitté leur poste, sans successeurs pour les remplacer » (Frédéric Thomas : « Il n’y a plus de parlementaires en Haïti : « c’est toute l’architecture de l’État qui se trouve illégitime », Centre Tricontinental/Université de Louvain, 12 janvier 2023).
Troisième éclairage : Il est très difficile d’obtenir des données statistiques documentées, fiables et exhaustives sur la part du budget de l’éducation nationale en provenance des agences de la coopération internationale. Cette recherche devra être poursuivie d’autant plus qu’il est communément admis que l’« aide » étrangère occupe une place importante dans le budget global de la République d’Haïti.
De manière générale, les institutions internationales, à l’instar du Partenariat mondial pour l’éducation et l’Union européenne, sont des partenaires financiers du ministère de l’Éducation nationale et elles contribuent pour une part importante au financement de son budget annuel. Par exemple, le 7 mars 2022, le conseil d’administration de la Banque mondiale a approuvé un don de 90 millions USD pour le financement additionnel du Projet « Promotion d’une éducation plus équitable, durable et plus sûre en Haïti » (PROMESSE, en anglais) ». Ce projet cible environ 150 000 élèves dont 69 000 filles. Pour la période allant de 2020 à 2022, le Partenariat mondial pour l’éducation a alloué la somme de 7 millions de dollars US destinée à assurer la « continuité de l’apprentissage de 350 000 enfants âgés de 5 à 14 ans et issus des zones rurales et urbaines défavorisées à travers différentes modalités ainsi que la formation de 7 000 enseignants pour soutenir l’apprentissage à distance dans les zones rurales et urbaines défavorisées et et la distribution du matériel pédagogique nécessaire ». Un récent article du Nouvelliste expose que « L’Union européenne a approuvé une convention de financement de 30 millions d’euros en appui au système d’éducation public » : « L’éducation est un secteur prioritaire de notre coopération avec Haïti. On a approuvé récemment une convention de financement d’une trentaine de millions d’euros pour l’appui au système d’éducation public. Le programme sera mis en œuvre en 2024 » a confié Stefano Gatto, ambassadeur de l’Union européenne en Haïti » (« L’UE approuve un financement de 30 millions d’euros en appui au système d’éducation public », Le Nouvelliste, 13 juillet 2023).
Au ministère de l’Éducation nationale : gestion erratique, tape à l’œil, au coup par coup, prolifération de « plans nationaux » et stratégie du « showbiz » compulsif et cosmétique
De quelle manière le vaste secteur de l’éducation nationale est-il administré depuis onze ans par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste ? Le ministère de l’Éducation nationale est-il guidé par une vision rationnelle et consensuelle de la mission éducative confiée à l’État par la Constitution de 1987 ou sommes-nous, en matière de gestion de l’éducation, en présence d’un populisme décomplexé mis en œuvre à travers la stratégie du « showbiz » compulsif et cosmétique ? Pour mémoire, le texte constitutionnel stipule à l’article 32 que « L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population. » Il est également précisé, à l’article 32.1, que « L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des enseignements des secteurs public et privé. » Et l’article 32.2 expose que « La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’État encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine ».
Il serait naïf, illusoire et vain de procéder à l’examen analytique de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne en dehors de ses dimensions constitutionnelle, politique, institutionnelle et conjoncturelle. Comme nous l’avons démontré dans plusieurs articles, ces dimensions sont liées et elles renvoient à une problématique complexe : l’aménagement du créole dans l’École haïtienne est tributaire de facteurs dont la prise en charge par l’État est lourdement déficitaire et inefficiente (voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », Le National, 2 décembre 2021).
En ce qui a trait à la vision de l’actuel ministre de facto de l’Éducation nationale relative à la gouvernance du système éducatif, il y a lieu de rappeler que Nesmy Manigat soutient celle d’une énième « réforme » du système éducatif national plutôt que sa complète refondation défendue par de nombreux enseignants, directeurs d’écoles et spécialistes de l’éducation. Comme l’expose un article paru en 2018 en Haïti, « L’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, Nesmy Manigat, attire l’attention sur des défis immenses qui [sont en lien avec] les problèmes fondamentaux du système éducatif haïtien. Deux ans après son départ du ministère de l’Éducation nationale (…), M. Manigat, actuel président du comité de gouvernance du Partenariat mondial pour l’éducation, constate avec déception qu’aucune réforme n’est en marche malgré l’engagement pris par d’importantes personnalités de la société en faveur du « Pacte national pour une éducation de qualité » (voir l’article « Éducation : la réforme ne doit pas attendre », Le National, 30 août 2018). Sans se référer ouvertement dans le même article au maigre bilan de son premier mandat à la direction de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat précise ce qui suit : « Nous avons beaucoup zigzagué et perdu du temps, et, aujourd’hui, à part de simples idées de réforme, nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan ».
Sur les plans systémique et politique, ce diagnostic posé par Nesmy Manigat –joker-superstar du PHTK–, est à la fois surprenant et étonnamment juste : ce qui a caractérisé la gouvernance du système éducatif sous sa direction durant son premier mandat, ce qui caractérise cette même gouvernance au cours de son second et actuel mandat, c’est bien l’amateurisme, l’absence d’une vision constitutionnelle et hautement stratégique de l’éducation en Haïti liée à l’absence d’un plan directeur à l’échelle nationale. Les enseignants oeuvrant sur le terrain en Haïti et avec lesquels nous dialoguons régulièrement estiment largement partagé le constat que le ministère de l’Éducation nationale navigue à vue en fonction de l’impact que doit avoir dans le public son aventureuse « stratégie du showbiz » compulsif, ce que d’ailleurs confirme le diagnostic de Nesmy Manigat lui-même, « Nous avons beaucoup zigzagué (…) nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan ».
Plusieurs dossiers majeurs confirment, sur les plans systémique et politique, l’aventureuse et récurrente « stratégie du showbiz » compulsif et cosmétique à l’œuvre au ministère de l’Éducation nationale sous la houlette de Nesmy Manigat. Consultant rémunéré au Parlement haïtien et au ministère de l’Éducation nationale, ensuite récompensé par sa nomination illégale au poste de consul général d’Haïti à Montréal, puis « démissionné » dans d’obscures circonstances, Fritz Dorvilier a livré sur commande un article hagiographie/hyperbolique qui résume la « stratégie du showbiz » compulsif et cosmétique à l’œuvre au ministère de l’Éducation nationale sous la houlette de Nesmy Manigat. En effet, dans son article laudateur « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat » (Le Nouvelliste, 4 mars 2016), Fritz Dorvilier écrit ce qui suit : « [NesmyManigat] a entrepris environ 36 actions opérationnelles [sic] dont les plus pertinentes sont l’enquête sur la cartographie scolaire ; la mise en place d’une coordination générale pour les programmes de scolarisation rassemblant l’EPT, le PSUGO et le PRONEI ; le recadrage, à travers des consignes ministérielles, de l’enseignement préscolaire ; le recadrage du PSUGO ; la généralisation de la première année du secondaire avec l’introduction dans le cursus de 4 nouvelles matières (économie, informatique, éducation à la citoyenneté et éducation artistique) ; la signature d’un protocole d’accord avec la Plateforme haïtienne des organisations éducatives pour les accompagner dans le renforcement de leurs capacités organisationnelles, et ce en vue de l’amélioration de la qualité de l’éducation et de la condition enseignante dans le pays ; le recadrage des actions des partenaires (bailleurs de fonds) dans le domaine de l’éducation (…) » Dans le même article, Fritz Dorvilier allègue que Nesmy Manigat « (…) a fait prendre [dès le 8 août 2014] un arrêté présidentiel sur les 12 mesures [pour la réforme du système éducatif], et pris 2 arrêtés ministériels créant au sein du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) une commission dénommée Commission nationale de réforme curriculaire (CNRC), et l’Inspection générale de l’éducation nationale et de la formation professionnelle. Il a pris au moins 20 circulaires [sic] dont les plus importantes portent sur la réorganisation de la direction générale du MENFP, la constitution d’un corps de correcteurs et d’un bassin de superviseurs et de surveillants aux examens d’État pour un contrôle pédagogique et administratif, l’interdiction de l’introduction de personnes sans lettre de nomination dans les écoles publiques, les cérémonies de graduation [sic] dans les établissements scolaires, l’uniforme unique. »
C’était en 2014, c’était en 2016… En juillet 2023, l’on ne trouve aucune trace, sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, d’un bilan documenté de cette pléthore de « réalisations » de Nesmy Manigat à la direction administrative et politique de ce ministère. L’on ne trouve pas trace non plus de ses vaporeuses « 12 mesures » [pour la réforme du système éducatif], mais l’on a constaté que le ministre de facto Nesmy Manigat, sourd aux données d’enquête et aux révélations documentées de la presse, n’a pas hésité à reconduire le PSUGO (le Programme de scolarisation universelle et gratuite), immense réservoir de corruption et de dilapidation des ressources financières de l’État.
Mis sur pied en 2011 par le PHTK, ce programme, très largement dénoncé par les enseignants haïtiens, a donné lieu à une énorme opération de détournement de fonds publics et de gabegie administrative. C’est le diagnostic objectif établi par AlterPresse au terme « d’une longue et rigoureuse enquête (portant sur des documents et à l’aide de témoignages et entrevues), et dont les résultats ont été publiés en trois livraisons, « Le Psugo, une menace à l’enseignementen Haïti ? » (parties I, II, III) ». Dans ce diagnostic il est précisé que « Mal planifié et slogan de campagne électorale de l’actuelle administration politique, le Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (Psugo), dit « lekòl gratis », se révèle entaché d’irrégularités, trois ans après son lancement officiel en octobre 2011, suivant les données recueillies par Ayiti kale je (Akj) au cours d’une investigation [de] deux mois. » À propos du PSUGO promu par Nesmy Manigat, le même diagnostic objectif a été élaboré par Charles Tardieu, enseignant-chercheur, docteur en sciences de l’éducation, ancien ministre de l’Éducation nationale (1990) et auteur d’une remarquable thèse de doctorat publiée en 2015 aux Éditions Zémès sous le titre « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir ». Dans son article fort bien documenté et rigoureux, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti » (30 juin 2016), Charles Tardieu analyse les mécanismes mis en œuvre par le PHTK pour pérenniser cette arnaque historique aujourd’hui encore aveuglement soutenue et reconduite par Nesmy Manigat (voir aussi notre article, « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO » (Le National, 24 mars 2022). Il est utile de noter que c’est pourtant Nesmy Manigat qui avait publiquement déclaré à propos du PSUGO : « Lorsque je suis arrivé à la tête du ministère, j’ai trouvé une quantité énorme de dossiers difficiles, entre autres, plusieurs mois d’arriérés de salaire, des dossiers de recrutement et le programme Psugo, lequel, à mon avis, a été mal conçu et mal géré », a révélé M. Nesmy Manigat, soulignant, au passage, que plusieurs écoles ont été exclues du Psugo en plus de la fermeture des établissements scolaires ne répondant pas aux normes pédagogiques, administratives et d’infrastructures scolaires » (« Bilan des réalisations du ministre Nesmy Manigat », Le Nouvelliste, 1er mars 2016).
Sur ce registre, il est nécessaire de rappeler qu’aucun linguiste haïtien n’a publiquement soutenu le PSUGO du PHTK, à l’exception notable du directeur du MIT Haiti Iniiative, le linguiste Michel DeGraff. L’appui de Michel DeGraff au PHTK au pouvoir en Haïti depuis onze ans est de notoriété publique comme on peut le constater dans l’un de ses articles et dans une vidéo diffusée sur YouTube. Dans son article « La langue maternelle comme fondement du savoir : L’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive » (Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017), Michel DeGraff soutient frauduleusement qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire ». Et dans la vidéo qu’il a postée sur Youtube le 5 juin 2014, il affirme tout aussi frauduleusement que « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti » –« Grâce au PSUGO 88% des enfants sont scolarisés en Haïti », soit le faramineux total de… 3 500 000 élèves scolarisés, selon les affabulations propagandistes de Michel DeGraff, « Gras a pwogram PSUGO a ». Ces « grandes conquêtes » du PHTK dans le domaine de l’éducation, dont Michel DeGraff s’est fait le zélé propagandiste, n’apparaissent toutefois pas dans son article de 2022 qu’il a réactualisé en 2023 sous le titre « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction » (voir le paragraphe suivant)… Le PSUGO, en 2023, disparait donc de l’« analyse » de Michel DeGraff relative au « Language Policy in Haitian Education » après avoir été promu au rang d’une « conquête » majeure pour le système éducatif national frauduleusement (« propagandistement ») attribuée au PHTK.
Les liens étroits entre le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et le MIT Haiti Initiative sont attestés, une fois de plus, dans un article actualisé et remis en circulation début juillet 2023 mais paru en 2022 dans The Journal of Haitian Studies (volume 28 no 2), « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction ». Le véritable rédacteur de cet article, Michel DeGraff, précise qu’en avril 2014 « (…) Nesmy Manigat [a été nommé] comme nouveau ministre de l’Éducation. Son mandat a été caractérisé par certaines mesures visant à faire progresser le rôle du kreyòl à l’école. Par exemple, Manigat a signé un arrêté appelant à la création d’un partenariat entre le MENFP et l’Initiative MIT-Haïti (un « Bureau MENFP/ MIT-Haïti ») afin de produire des ressources et des méthodes d’apprentissage actif pour l’enseignement des sciences et des mathématiques en kreyòl (MENFP 2014). [Ma traduction] Au moment de la rédaction du présent article, nous n’avons retracé aucun document officiel permettant de confirmer que l’« Arrêté du 3 juin 2014 » signé par Nesmy Manigat et visant explicitement à établir un « Bureau MENFP/ MIT-Haïti » a été mis en application. Le site Web officiel du ministère de l’Éducation à Port-au-Prince ne fait aucune mention de présumées activités de ce « Bureau MENFP/ MIT-Haïti » entre 2014 et 2023, tandis que le site Web du MIT Haiti Initiative situé à Boston ne fournit aucun bilan documenté du travail spécifique qu’aurait réalisé le « Bureau MENFP/ MIT-Haïti »… Interrogé par nos soins, un haut cadre du ministère de l’Éducation nationale soutient que ce « Bureau MENFP/ MIT-Haïti » serait, semble-t-il, aussi virtuel et fantomatique que l’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’Académie créole (AKA) et le ministère de l’Éducation nationale. Cet accord cosmétique, comme on l’a constaté en Haïti, n’a produit aucun résultat avéré et mesurable dans le système éducatif national et l’AKA n’a pas tardé à partir en guerre contre… l’État haïtien et en particulier contre le ministère de l’Éducation nationale (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018). Un article de Sergy Odiduro daté du 25 janvier 2016, « MIT-Haiti Initiative : Another Broken Promise ? » [« MIT-Haiti Initiative : une autre promesse non tenue ? »], expose le caractère factice et propagandiste du projet de « Bureau MENFP/ MIT-Haïti » dont n’a pu bénéficier le MIT Haiti Initiative en dépit du soutien public de Michel DeGraff au PHTK dans le dossier du PSUGO : « Well, so far, this MENFP/MIT-Haiti Bureau exists on paper only, even though we had been told that there was a substantial budget allocated for its functioning, even though there were visits to actual buildings that could host the Bureau, said DeGraff » / « Or, jusqu’à présent, ce Bureau MENFP/MIT-Haïti n’existe que sur le papier, alors qu’on nous avait dit qu’il y avait un budget substantiel alloué à son fonctionnement, alors qu’il y a eu des visites de bâtiments réels qui pourraient accueillir le Bureau, a déclaré M. DeGraff ». [Ma traduction] En dépit du soutien public de Michel DeGraff au PHTK, il semble acquis, sur le plan politique, qu’il s’est fait berner par le signataire de l’« Arrêté du 3 juin 2014 », Nesmy Manigat, la « redevance politique » n’ayant pas été honorée… Ce rocambolesque épisode n’est nullement anodin : l’aménagement du créole se trouve à ce niveau enfermé et piégé dans les officines et les koridò d’enjeux de pouvoir –en une sorte de valse de poker menteur–, qui n’ont rien à voir sur le plan scientifique avec les exigences de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne. En dépit de l’« Arrêté du 3 juin 2014 » signé par Nesmy Manigat, en dépit surtout de l’appui public avéré de Michel DeGraff au PHTK dans le dossier du PSUGO, le projet central du MIT Haiti Initiative n’est pas parvenu à rallier les enseignants haïtiens à travers le pays, et comme nous l’avons démontré, « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques » (Robert Berrouët-Oriol, Rezonòdwès, 4 juillet 2023). L’article « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction » mérite d’être lu avec attention pour bien appréhender et situer ses lourdes lacunes ainsi que l’étroitesse de la vision qu’il charrie, celle d’un unilinguisme créole totalement opposé aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Ainsi, son auteur principal, Michel DeGraff, réussit le tour de force de disserter sur 95 pages de « Language Policy in Haitian Education » –donc de « politique linguistique en matière d’éducation »–, ainsi que du créole comme langue d’enseignement sans aborder une seule fois (1) la problématique des droits linguistiques en Haïti ; (2) la nécessité d’une législation contraignante destinée à institutionnaliser la politique linguistique éducative de l’État haïtien ; (3) la problématique de la didactique et de la didactisation du créole qui a pourtant fait l’objet d’un livre collectif de référence coécrit par 17 spécialistes d’horizons divers, « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021) ; (4) la problématique de la lexicographie créole, son histoire, sa méthodologie et son rôle dans l’aménagement du créole au sein de l’École haïtienne. En ce qui a trait au vaste champ de la didactique du créole et de la didactisation du créole, sur les 95 pages de l’article « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction », il est fort révélateur de constater que l’auteur n’élabore aucune vision documentée sur un sujet aussi essentiel à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne. Le terme « didactique » lui-même n’apparaît que trois fois dans l’article : en note 69 et sous forme adjectivale à la page 81, puis en page 82 et enfin en page 89 lorsque l’auteur cite l’article de Renauld Govain, « L’État des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (Contextes et didactiques 4, 2014). Mais la vision et les perspectives élaborées par Renauld Govain sont radicalement différentes de celles véhiculées par Michel DeGraff dans l’article « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction ». Pour l’essentiel, les données consignées dans l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » sont reprises dans l’article « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; voir Renauld Govain (2018), « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », en ligne sur le site researchgate.net ; voir aussi Renauld Govain (2013), « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), « Contextualisations didactiques. Approches théoriques, » Paris, L’Harmattan, 2013. De manière fort pertinente, Renauld Govain élargit la réflexion par l’abord d’une dimension essentielle, la « didactisation » du créole. Dans cette étude, il énonce l’observation selon laquelle « Dans l’état actuel des expériences linguistiques en Haïti, il se pose le problème de la standardisation, voire de la « didactisation » du créole comme objet et outil d’enseignement, afin qu’il puisse remplir convenablement sa fonction de langue d’enseignement. La standardisation est « un processus rationnel d’imposition d’une variété stabilisée et grammatisée (une variété écrite et décrite, évidemment dans un procès de grammatisation) sur un territoire donné, unifié par des institutions entre autres culturelles et linguistiques » (Baggioni, 1997). La didactisation est, selon nous, un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques des fuites dus à une orientation aléatoire du processus d’enseignement/apprentissage de la langue. « Didactiser » une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage). Cette modélisation a pour rôle de rendre le contenu à enseigner/faire apprendre plus « potable », plus concret en essayant de le rapprocher le plus possible du vécu et des réalités quotidiennes des apprenants ». En l’espèce, l’apport majeur de Renauld Govain est amplifié et systématisé dans l’étude qu’il a rédigée en collaboration avec la linguiste Guarlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2011).
Les lourdes lacunes identifiables par une lecture attentive et objective de l’article « Language Policy in Haitian Education : a History of Conflict over the use of kreyòl as Language of instruction » autorisent l’examen de l’hypothèse que cet article a été conçu principalement dans le but de servir de faire-valoir documentaire auprès des institutions américaines pourvoyeuses de grasses subventions accordées à des projets dont la crédibilité, l’efficience et l’utilité dans les pays du Sud, autrefois appelés le Tiers-Monde, ne constituent pas véritablement de rigoureux critères d’acceptabilité (voir nos articles « Lettre ouverte au MIT Department of linguitics :
« Pour promouvoir une lexicographie créole
de haute qualité scientifique », Le National, 1er février 2022 ; « Le naufrage de la lexicographie créole
au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février2022 ; « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques » (Robert Berrouët-Oriol, Rezonòdwès, 4 juillet 2023).
Le festival des « priorités » du ministère de l’Éducation nationale dans le domaine de l’éducation : confusion et errements récurrents quant à l’aménagement du créole
L’empilement-prolifération de « directives », d’« arrêtés », de « circulaires » et de « plans nationaux », étiquetés « Plan décennal » ou pas, s’avère également être l’une des caractéristiques majeures de la gouvernance du système éducatif national dans lequel l’on prétend aménager le créole. En juillet 2023, le ministère de l’Éducation nationale se réclame en même temps et sans échelle de priorité (1) de la réforme Bernard de 1979 ; (2) du « Plan décennal d’éducation et de formation 2019-2029 » et (3) du « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 ». En l’absence d’un bilan analytique public des acquis et des échecs de la réforme Bernard de 1979 élaboré par une institution nationale, le ministère de l’Éducation prétend situer son action d’aménagement du créole dans le prolongement de cette réforme éducative sans que l’on sache précisément en quoi consiste pareille continuité (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme
Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 16 mars 2021). En ce qui a trait au « Plan décennal d’éducation et de formation 2019-2029 » et au « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 », il est essentiel de prendre toute la mesure que ces « documents d’orientation majeure » ont en commun la réalité qu’ils ne sont pas issus d’un énoncé contraignant de politique d’État d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français, dans le système éducatif national conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Tels des OVNIS, ils ont « atterri » et se sont empilés dans le système éducatif national sans que l’on sache lequel a la priorité ni lequel constitue la vision d’ensemble du ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » consigne que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1èreannée fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental » (« Plan décennal…» p. 26). Ces généralités, même assorties d’une préconisation non encadrée juridiquement et administrativement –« le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement »–, ne constituent pas un énoncé articulé de politique linguistique éducative comme nous l’avons démontré dans notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018).
Sur le registre de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne au creux de la gestion erratique, tape à l’œil et au coup par coup du ministère de l’Éducation nationale, il y a lieu de rappeler la directive ministérielle qualifiée de populiste et de démagogique par de nombreux enseignants et directeurs d’écoles relative aux manuels scolaires créoles. Cette directive concerne le financement exclusif des manuels scolaires rédigés en créole associé à la suspension du financement des manuels rédigés en français qui sont pourtant majoritaires en salle de classe (voir notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti: confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Le National, 8 mars 2022). Il est sans doute symptomatique que cette directive ministérielle ait été publiée, le 22 février 2022, non pas sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale mais plutôt sur celui du ministère de la Communication sous le titre « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’École fondamentale ». Ce document consigne notamment que « Considérant les exigences des programmes détaillés du Fondamental pour le créole comme langue d’enseignement pour toutes les matières au cours du 1er cycle de l’école fondamentale (…) [et] « Après consultation, évaluation et plusieurs réunions de concertation, il a été décidé qu’à compter de l’année académique 2022-2023, aucun financement ne sera accordé ni en dotation ni en subvention pour des manuels en français destinés aux apprenants pour le premier cycle de l’École fondamentale ». Alors même que cette fort discutable mesure politico-administrative –de nature populiste et contraire à l’article 5 de la Constitution de 1987 mais aventureusement avalisée par Michel DeGraff saluant dans un courriel daté du 22/2/2022 une extraordinaire « journée historique »–, visait présumément à contribuer à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne, de février 2022 à juillet 2023, aucun document officiel émanant du ministère de l’Éducation nationale n’atteste la mise en place effective de cette directive : quels sont les manuels scolaires créoles retenus pour ce programme de financement ? Par qui ont-ils été édités et quel est le nombre d’exemplaires qui aurait effectivement été distribués dans les écoles du pays ? Et sachant que le ministère de l’Éducation nationale ne finance et ne contrôle que 20% des écoles du pays, comment s’est donc « imposé » le financement exclusif des manuels scolaires rédigés en créole dans 80% des écoles du secteur privé ?
De la nécessité de soumettre le « LIV INIK AN KREYÒL » à un rigoureux débat public
L’une des plus récentes « mesures-phare » du ministère de l’Éducation nationale (MEN) est l’annonce de l’édition et de la distribution du « LIV INIK » (« Livre unique ») entièrement rédigé en créole. Dans un communiqué de presse daté du 5 juillet 2022, le Bureau de communication du ministère de l’Éducation nationale informe que le ministère « a décidé d’introduire, à compter de l’année académique 2022-2023, un livre scolaire unique pour les deux premières années du 1er cycle de l’école fondamentale. Le livre scolaire unique est un outil qui permet à l’élève de construire ses apprentissages à partir d’un socle commun de compétences, de savoirs et de culture. Il répond à un souci d’équité au bénéfice des familles en réduisant considérablement l’ensemble des dépenses consenties par les parents par la mise à disposition des élèves d’un seul document pédagogique rassemblant les matières clés : créole, français, mathématiques, sciences sociales et sciences expérimentales ». Suite à un appel d’offre comprenant un cahier de charges, sept maisons d’édition ont été retenues : C3 Éditions, Éditions CUC, Henri Deschamps, Kopivit, Impression des Antilles, Pédagogie nouvelle et les Éditions Zemès. Dans une note de presse datée du 15 juin 2023 et parue sur Facebook, le Bureau de communication du ministère de l’Éducation nationale informe que le ministère procèdera pendant le mois de juin 2023 à la distribution d’un million d’exemplaires du « LIV INIK AN KREYÒL ». Cette note expose que « Minis Edikasyon nasyonal raple « Liv inik an kreyòl » gen tout kontni obligatwa timoun yo dwe aprann nan de klas sa yo. « Liv inik an kreyòl » la gen ladann tousa pou yon timoun ki nan 1ye oubyen 2yèm ane fondamantal dwe konnen ; tousa ki gen awè ak lèkti, matematik, syans eksperimantal ak syans sosyal an akò ak pwogram etid lekòl fondamantal la. [« Liv inik an kreyòl »] « Se yon zouti pedagojik k ap fasilite aprantisaj la nan ranfòse yon lekòl ki mete an avan kilti peyi a ; yon lekòl ki chita sou lasyans; yon lekòl k ap chèche reponn chak jou pi plis ak youn nan pi gwo misyon l ki se transfòme peyi a ». Au moment de la rédaction du présent article, les données d’enquête disponibles ne permettent pas de confirmer que la distribution massive annoncée du « LIV INIK AN KREYÒL » aurait effectivement débuté sur l’ensemble du territoire national. Plusieurs questions demeurent toutefois pendantes et il faudra à l’avenir y répondre de manière objective et transparente tout en examinant attentivement le contenu didactique du « LIV INIK AN KREYÒL ». Ainsi, les sept éditeurs de manuels scolaires retenus pour éditer l’ouvrage ont-ils produit un livre rigoureusement identique sur le plan du contenu ou chacun d’entre eux a-t-il élaboré « son » propre « LIV INIK AN KREYÒL » en fonction des paramètres du cahier de charges du ministère de l’Éducation nationale ? Si cela s’avérait conforme à la réalité, il se pourrait donc en toute hypothèse que sept versions différentes du « LIV INIK AN KREYÒL » seraient mises en circulation dans le système éducatif national, ce qui pourrait renforcer l’inégalité dans l’apprentissage des matières scolaires. De surcroît, il reste à savoir si le « LIV INIK AN KREYÒL » est un ouvrage « recommandé » ou un livre de référence obligatoire dans toutes les écoles du pays. Si oui, le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il des ressources professionnelles dédiées à l’évaluation de l’implantation de cet outil pédagogique dans toutes les écoles du pays, en particulier dans 80% d’écoles privées financées et gérées par le secteur privé de l’éducation ? Certaines données qui nous parviennent du terrain semblent indiquer que nombre d’enseignants et de directeurs d’écoles privées s’opposent déjà à l’utilisation du « LIV INIK AN KREYÒL » et qu’ils s’apprêtent à en faire un comateux objet de musée… tout en privilégiant « leurs » ouvrages pédagogiques habituels et « leurs » propres programmes scolaires. Par ailleurs il est utile de s’interroger sur le financement du « LIV INIK AN KREYÒL » : quel est le montant global de ce projet ? A-t-il été entièrement financé par l’État haïtien ou a-t-il été partiellement financé par la coopération internationale ? Et si c’est ce cas, à combien se chiffre ce présumé cofinancement ? Pourquoi le ministère de l’Éducation nationale ne communique-t-il pas sur les coûts réels du « LIV INIK AN KREYÒL » et sur les mécanismes mis en place pour le diffuser et pour en contrôler la diffusion à l’échelle nationale ? Comment comprendre que le « LIV INIK AN KREYÒL » ait été imprimé, sauf exception, en République dominicaine, privant ainsi les imprimeurs haïtiens d’importantes ressources financières et privant les éditeurs haïtiens de manuels scolaires d’une opportune expertise locale ? En définitive, le « LIV INIK AN KREYÒL » est un sujet majeur de société, il concerne les parents d’élèves, les enseignants, les directeurs d’écoles, les élèves et les institutions liées au secteur de l’éducation : à ce titre il doit faire l’objet d’un examen rigoureux, documenté et crédible et il devra être lui aussi inscrit au cœur des débats publics.
Promouvoir une vision consensuelle et rassembleuse de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne basée sur les sciences du langage et la Constitution de 1987
À contre-courant d’une vision essentiellement idéologique, populiste, rachitique et enfumeuse de l’aménagement du créole dans le système éducatif national, la question de fond qui sous-tend la réflexion critique consignée dans cet article est la suivante : pourquoi et comment faut-il aujourd’hui aménager le créole, dans la totalité de l’École haïtienne et aux côtés du français, en conformité avec les articles 5, 32, 32.1, 32.2 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987 ? Et au plan des obligations régaliennes de l’État, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne doit-il être confondu avec la politique du « showbiz » compulsif et cosmétique du ministère de l’Éducation nationale ?
En toile de fond du présent article, il faut prendre toute la mesure d’une donnée historique majeure en dehors de laquelle l’aménagement du créole ne peut être correctement situé ni adéquatement traité : 44 ans après le lancement de la réforme Bernard de 1979 qui a institué le créole comme langue d’enseignement et langue enseignée et 36 ans après le vote majoritaire de la Constitution de 1987 qui a pour la première fois dans l’histoire du pays accordé le statut de langue co-officielle au créole, Haïti n’est toujours pas dotée d’un énoncé de politique linguistique éducative découlant d’une Loi contraignante d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français.
Dans un tel contexte, les linguistes aménagistes doivent renforcer leur commune vision de l’aménagement linguistique en Haïti et, aujourd’hui plus que jamais, faire un plaidoyer basé sur les sciences du langage, un plaidoyer convaincant, rassembleur et ciblant l’aménagement du créole dans la totalité de l’École haïtienne et aux côtés du français, en conformité avec les articles 5, 32, 32.1, 32.2 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987. Ce plaidoyer doit être conduit auprès des directeurs d’école et des parents, auprès des enseignants et plus largement auprès de la population afin de démontrer (1) que l’usage de la langue maternelle créole est un droit constitutionnel; (2) que l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole garantit une appropriation/rétention adéquate des matières enseignées ; (3) que l’usage de la langue maternelle créole dans l’acquisition des matières scolaires ne doit en aucun cas exclure l’apprentissage de la langue seconde, le français. Sur ces trois registres liés, notre vision s’oppose radicalement à celle des « créolistes » fondamentalistes du ministère de l’Éducation nationale et à celle des Ayatollahs du créole en guerre permanente contre le français stigmatisé au titre d’une soi-disant « langue coloniale ». L’expérience a montré qu’il est urgent de dépasser la perspective généraliste de la « promotion » ritualisée, totémisée et abstraite du créole ainsi que celle du slogan absolutiste et déclaratif consistant à prêcher l’usage de la langue maternelle créole dans la transmission des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne en dehors des sciences du langage et en dehors de toute proposition relative à la didactique spécifique du créole (voir nos articles « L’aménagement du créole dans l’École haïtienne : de la nécessité de dépasser la récitation des slogans miraculeux », Le National, 2 juillet 2022 ; « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ?, Le National, 11 novembre 2021 ; voir aussi l’excellente et fort pertinente étude du linguiste Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (revue Contextes et didactiques 4/2014). L’expérience a également montré que la posture idéologique clivante et conflictuelle des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole –en guerre ouverte contre le français stigmatisé au titre d’une soi-disant « langue coloniale » à expulser du système éducatif national–, n’a pas l’assentiment des parents d’élèves, d’un grand nombre de directeurs d’écoles et d’enseignants pourtant favorables à l’aménagement du créole.
Dans le contexte où le ministère de l’Éducation nationale, empêtré dans le répétitif de son marathon où prévaut le « showbiz » compulsif et cosmétique élevé par Nesmy Manigat au rang de mode de gouvernance du système éducatif national ; dans le contexte où le ministère de l’Éducation nationale s’est enfermé dans une vision essentiellement idéologique, populiste, rachitique et enfumeuse de l’aménagement du créole dans le système éducatif national, le plaidoyer basé sur les sciences du langage, –un plaidoyer convaincant, rassembleur et ciblant l’aménagement du créole, dans la totalité de l’École haïtienne et aux côtés du français–, doit repositionner la vision et les perspectives de l’aménagement de nos deux langues officielles. Le plaidoyer dont nous exposons ici les grandes lignes institue et légitimise l’idée centrale selon laquelle la vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti et les perspectives qui en découlent doivent être situées au périmètre des droits linguistiques, en conformité avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et avec la Constitution haïtienne de 1987. Cette vision permet de dépasser l’équation rachitique, déclarative et réductionniste « langue = identité nationale » et elle replace le débat linguistique sur le terrain politique et jurilinguistique : dans la perspective républicaine de la construction de l’État de droit, les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits citoyens garantis par la Constitution de 1987. L’inclusion des droits linguistiques dans le dispositif des droits humains fondamentaux au pays est une perspective historique rassembleuse d’autant plus que les droits linguistiques constituent, dans toute société, un droit premier incontournable qui assure l’expression de tous les autres droits citoyens (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018) ; voir aussi nos articles « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017 ; « Droits linguistiques » et « droit à la langue » en Haïti, la longue route d’une conquête citoyenne au cœur de l’État de droit », Le National, 11 avril 2023). (Rappel notionnel : les droits linguistiques désignent « l’ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » ; Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017. Tel que consigné dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, l’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.)
C’est autour de cette vision articulant la centralité des droits linguistiques que les linguistes aménagistes doivent rassembler les parents et les directeurs d’école ainsi que l’ensemble du corps professoral et les cadres du ministère de l’Éducation nationale.
L’expérience a montré que les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole, dont le regard est empêtré dans un paralysant « essentialisme linguistique », sont incapables de faire le lien entre les droits linguistiques et l’aménagement du créole au creux du droit constitutionnel à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne. Et de manière liée, ils se sont révélés également incapables de conceptualiser et d’offrir une vision et des perspectives dans les domaines majeurs de la didactique créole, de la didactisation du créole et de la lexicographie créole (voir nos articles « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) », Le National, 27 mai 2022 ; « De l’usage de la langue maternelle créole dans l’École haïtienne : défis régaliens, didactiques et lexicographiques », article paru dans le volume collectif sur la politique linguistique dans la Caraïbe, Universidad de Puerto Rico, Río Piedras/Oxford University Press, 2023 ; « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021. Voir également le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
L’aménagement du créole dans l’École haïtienne doit impérativement être promu et mis en oeuvre, au périmètre des droits linguistiques, en rupture radicale avec l’aventureuse et populiste « stratégie du showbiz » compulsif et cosmétique que privilégie le ministère de l’Éducation nationale sous la houlette de Nesmy Manigat. Un aménagement du créole aux côtés du français, fondé sur les sciences du langage, doit également instituer une rupture radicale avec le petit catéchisme « créoliste » et la posture idéologique clivante et conflictuelle des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole. Le véritable défi, aujourd’hui plus que jamais, est la refondation profonde de l’École haïtienne, une refondation arrimée au socle des droits linguistiques et des sciences du langage et guidée par une loi contraignante de politique linguistique éducative. C’est dans ce cadre que doit durablement s’enraciner l’aménagement du créole dans l’École haïtienne aux côtés du français.
Sur le registre de la future politique linguistique de l’État haïtien, nous promouvons l’idée centrale que la cohabitation du créole et du français, langues partenaires, est une perspective qui doit s’ancrer dans les sciences du langage et dans la Constitution de 1987 et elle est également un défi de société. Au plan constitutionnel, cette vision est conforme à l’article 5 de notre charte fondamentale qui co-officialise le créole et le français, et elle s’apparie au « Préambule » du texte constitutionnel qui se lit comme suit : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (…) « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (sur les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti, voir notre article « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020).
Montréal, le 18 juillet 2023