Haïti-Élections / Querelle sectorielle entre factions de mêmes écuries pour se faire représenter au Cep : cécité psychique ou recherche d’avantages inavouables ?

Par Renauld Govain(*)

Introduction

Nous assistons, depuis bientôt deux semaines, à une bataille intestine – se traduisant par une certaine pollution médiatique – entre divers groupes de mêmes secteurs institutionnels pour se faire représenter au Conseil électoral provisoire (Cep) devant organiser les élections à la fin de l’année 2025.

Qui a allumé son transistor durant ces 8 derniers jours et n’a pas entendu des dénonciations dans les secteurs protestant, vodouisant, des femmes, notamment, pour contester le choix de représentants desdits secteurs au Cep ?

Le secteur universitaire n’en est pas exempt.

Les uns accusent les autres d’avoir machiné des choix, sans respecter les critères établis ou sans avoir consulté tous les acteurs concernés du secteur en question ; ou encore de n’avoir pas répondu aux invitations à participer aux discussions devant conduire à bien accorder leurs violons.

Élections générales nationales en 2025 : quelle planification ?

Vous avez dit « organiser les élections », n’est-ce pas ?

C’est entendu que l’organisation des élections générales nationales est l’une des missions principales de l’administration Conseil présidentiel de transition (Cpt) – Garry Conille. Mais, lancer des activités autour du processus électoral suppose avoir déjà, au moins, donné des signaux concrets, avec ne serait-ce que des débuts de résultats sur la situation sécuritaire catastrophique du pays, afin de redonner espoir aux citoyennes et citoyens en une possibilité de circulation paisible à travers Port-au-Prince, Carrefour, Croix-des-Bouquets, Gressier (département de l’Ouest) ou l’Artibonite, par exemple.

Depuis le temps où le Premier ministre Conille avait déclaré que son administration travaillait à reprendre les commandes du pays maison après maison, quartier après quartier et commune après commune, combien de maisons, de quartiers, de communes ont été repris ?

À ma connaissance, pas un seul !

Quelle habitante / quel habitant, dont la tête est bien placée sur les épaules, peut espérer que cette administration l’aiderait vraiment à reprendre sa maison, lorsqu’elle/il observe que, depuis cette fameuse annonce de la plus haute personnalité de la Police nationale d’Haïti (Pnh), ni un poste de contrôle, ni un sous-commissariat, ni un commissariat de la Pnh n’a encore été repris !

Pas une tentative de reprise durable d’une antenne de la Pnh n’a réussi. Pire encore, combien de tentatives ont été lancées à cette fin ?

Au contraire, le commissariat de police à Ganthier (sur la route internationale menant à la frontière de Malpasse/Malpaso) est tombé sous le contrôle de bandits armés le dimanche 21 juillet 2024 !

Bref, combien de territoires, consacrés perdus par le gouvernement du docteur Ariel Henry, ont été repris ? Pendant combien de temps encore vont-ils demeurer perdus ?

Je me base sur le constat général au moment d’écrire l’article.

Mais il est possible, et c’est mon souhait le plus cher, que quelque chose de positif peut arriver entre la soumission de l’article et sa publication !

On ne dirige pas un pays avec de la parole. Le fait par des actrices/acteurs ou des porte-parole de personnalités du gouvernement ou du pouvoir de clamer dans toutes les stations de radio, notamment celles de grande audience, que le gouvernement ou le pouvoir fait ceci ou fait cela, n’engage que celles et ceux qui y font foi, c’est-à-dire les naïfs ou les bénéficiaires de ces discours, en termes d’intérêts particuliers.

On a l’impression que les responsables de la Pnh au plus haut niveau passent plus de temps à élucubrer des discours, qui, pensent-ils, pourraient faire peur aux bandits (que le discours populaire haïtien appelle « bien compter mal calculer » !), au lieu de poser des actions avec des résultats peu ou prou probants, que tout le monde peut voir et dont il peut parler.

Le dirigeant, qui travaille vraiment pour une cause aussi complexe, n’a pas de temps pour discourir aussi souvent à la radio. Il n’annonce pas les gestes qu’il va produire pour atténuer la situation. Il pose des actions dont les résultats sont visibles. Il prend la parole pour confirmer sans tambour ni trompette que l’État est bien l’auteur des actions constatées.

La fanfaronnade est l’ennemie de l’action.

On n’oriente pas un pays à coup de publicité, comme nous y sommes désormais habitués depuis les élections de l’ère post-séisme.

Parfois, les dépenses publicitaires autour d’une certaine réalisation dépassent celles réelles de la réalisation elle-même. L’adjectif réelle, employé ici, a toute sa valeur, si nous considérons le fait que nous sommes devenus tellement accoutumés aux discours de surfacturation, qui ensemencent la presse quotidienne.

Je crois que dans la situation ambiante, qui est la nôtre, pour un gouvernement responsable, le discours devrait venir en renfort aux actions, mais pas l’inverse.

Des observatrices et observateurs plus avisés que moi pourraient me dire que je ne comprends pas bien les choses, car comment pourrais-je croire que l’administration Cpt-Conille ne donne pas (encore ?) de résultats probants, alors qu’elle fait s’entrechoquer des factions de mêmes écuries (et pas des moindres), comme nous le vivons dans la presse haïtienne depuis bientôt deux semaines ?

Comment des actrices et acteurs institutionnels accepteraient de se heurter autant pour répondre à la demande expresse d’actrices/d’acteurs gouvernementaux, s’ils n’avaient pas estimé que ces actrices/acteurs ont travaillé à mériter cet empressement ?

Je répondrais tout simplement que peut-être leur république d’Haïti est différente de la mienne ou qu’à force de subir la situation je serais en passe de perdre mon sens d’appréciation des choses !

En choisissant d’envoyer au Palais national des citoyennes et citoyens pour composer le Cep dans la situation qui est la nôtre, les institutions font preuve d’une cécité psychique et optent pour le renforcement de la prédisposition de l’administration Cpt-Conille à ne pas travailler à mater le drame national, qu’est l’insécurité, ni résoudre les problèmes qu’occasionne cette tragédie nationale politiquement constituée, dans une complicité à peine voilée entre des chacals nationaux et internationaux (politiques et businessmen haïtiens et de rapaces de l’International), pour dépouiller le pays de ce qui lui restait encore de sa matière grise pour le faire fonctionner et de ses ressources naturelles.

La finalité de ces agissements de l’International est de réduire Haïti à une nébuleuse chaotique, incorrigible, donc invivable.

Comment expliquer cette cécité de la part particulièrement des responsables d’universités haïtiennes ? Quel(s) intérêts particulier(s) peuvent leur avoir obstrué autant la vue ?

Laxisme et complicité institutionnels dans l’inaction étatique face à la catastrophe humaine qui s’abat sur le pays

En choisissant de désigner une représentante/un représentant au Cep, ces institutions sont en passe de donner carte blanche à l’administration Cpt-Conille pour l’organisation de quelque chose, auquel ils tenteront de donner le nom d’élection.

Si les dirigeantes et dirigeants ne jurent que par l’organisation des élections à tout prix, ils pourront, une fois leur Cep constitué, organiser quelque chose dans les zones qui seraient fréquentables au moment où ils choisiront de le faire, peu importent les résultats, les conséquences.

Comment pourrait-on prétendre organiser des élections dans cette nébuleuse chaotique, incorrigible et invivable ?

Qu’a-t-on fait en amont, en termes d’organisation de la routine électorale : début de travail sur le registre électoral qui devient très compliqué à (r)établir dans les conditions que l’on sait, huilage de la machine électorale en termes de travail sur les bureaux électoraux communaux et départementaux, les réflexions sur un mode fiable de voter, etc. ?

Faudrait-il qu’on ait le Cep établi pour entamer ces actions de réflexion ou travaux ?

Même le secteur dit universitaire haïtien a mordu à l’hameçon morbide de l’administration Cpt – Conille, quant à son urgentissime nécessité de constituer le Cep, alors que la plupart des institutions d’enseignement supérieur haïtien, comme les Facultés des sciences, d’odontologie, de médecine, de droit, de Linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti – pour ne prendre que cela comme exemple – ne sont pas fréquentables, pour des raisons liées à l’insécurité et aux actions incessantes des gangs armés. Il a mordu sans poser de question. La naïveté n’est pas toujours un bon allié de la raison.

Au contraire, l’annonce de la constitution du Cep a mis à jour ce que j’ose considérer comme un malaise entre des dirigeants d’institutions de l’enseignement supérieur haïtiens.

D’après une lettre de la Conférence des recteurs et présidents d’universités haïtiennes (Corpuha), qui circule dans la presse et dont j’ai pris connaissance le mardi 23 juillet 2024, le Cpt avait écrit à la Corpuha et à l’Université d’État d’Haïti (Ueh) pour qu’elles se coordonnent pour choisir un représentant du secteur universitaire.

Au lieu de se coordonner, la Corpuha et l’Ueh ont choisi, chacune de son côté, de désigner un représentant qu’elles ont soumis au Palais national.

La participation de l’université à la désignation au Cep est certes une donnée constitutionnelle.

En effet, l’article 289 de la Constitution de 1987 prescrit que « le conseil de l’université » doit être parmi les 9 instances, qui doivent désigner un membre au Cep.

Mais que désigne, dans le contexte de 1986-1987, l’expression « conseil de l’université » avec « une lettre » minuscule ?

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire dans le contexte actuel de pullulement des « établissements d’enseignement supérieur » en Haïti ?

Les guillemets ont toute leur importance, car il est un secret de polichinelle que n’importe quelle école de comptabilité informatisée ou de techniques d’opérations bancaires, par exemple, s’établissant dans un quelconque trois-pièces, peut se prévaloir du statut d’université et trouver dans cet État d’Haïti post-1986 des fonctionnaires pour leur octroyer une « reconnaissance légale » !

Les collègues universitaires peuvent aussi se poser d’autres questions, non moins importantes, comme les suivantes : parce que c’est inscrit dans la Constitution, est-ce que nous sommes obligés d’y entrer comme des moutons de Panurge ?

Tout ce qui est inscrit dans la Constitution à propos d’une institution, relève-t-il de fait des vraies prérogatives de l’institution ?

Combien de dispositions sont inscrites dans la Constitution, mais qui sont délibérément ignorées par les instances placées pour les mettre à exécution et que personne n’insiste pour qu’elles soient appliquées au bénéfice du secteur concerné ?

Par exemple, trois mois après leur installation, combien de conseillers-présidents ont déjà fait leur déclaration de patrimoine, alors qu’ils ne disposaient que de 30 jours pour le faire ?

Cette invitation expresse, à laquelle elles sont invitées à répondre dans au plus 8 jours, n’était-elle pas une occasion d’inciter ces agents au plus haut niveau de l’État à agir dans le sens de l’atténuation de la situation, pour la résolution de laquelle ils ont prêté serment ?

Quelle sera l’articulation réelle entre le Conseil de la réforme constitutionnelle et de la facilitation des élections et le Cep ?

Dans la logique du Cpt et du gouvernement, lequel des deux a la charge de la planification des élections ?

Des questions, qui pourraient faire l’objet de débats dans nos institutions d’enseignement supérieur, mais auxquelles je ne tenterai ici aucune tentative de réponses.

Certaines lectrices et certains lecteurs me demanderaient peut-être pourquoi, en tant qu’universitaire exerçant à l’Ueh, je n’ai pas fait valoir ces points de vue au corps, auquel j’appartiens.

Je leur dirais simplement qu’ils feraient mieux de demander à l’instance de décision de ce corps si ces points de vue leur sont étrangers.

Mon observation est que, de manière générale, les décideuses et décideurs universitaires haïtiens se représentent la moindre invitation à participer à l’action politique comme une opportunité inouïe, dont il faut absolument profiter, sans poser ni question ni condition, comme si l’opportunisme et l’action universitaire éclairée faisaient bon ménage.

La plupart des collègues de l’Ueh mettent souvent en avant le fait que l’université est financée par l’État et que, par conséquent, elle ne peut pas « désobéir » à l’État, comme si l’Ueh était la première et la seule université financée par l’État à travers le monde.

Ainsi, valident-ils la vulgaire idée de « qui finance commande ».

En effet, le financement du fonctionnement de l’Ueh par l’État, grâce aux recettes fiscales des citoyennes et citoyens, est une obligation consacrée par la Constitution du pays.

C’est un acquis qui doit plutôt se consolider. Aucune dirigeante – aucun dirigeant ne devrait croire qu’on pourrait le perdre.

Au contraire, ce comportement n’est qu’une faiblesse dont pourraient profiter des dirigeantes et dirigeants mal intentionnés pour se livrer au chantage à l’Ueh, pour l’obliger à marcher dans sa ligne, lors même que celle-ci irait à l’encontre des idéaux universitaires.

Ne pas savoir consolider les acquis obtenus au prix de grands sacrifices peut relever, sinon d’un manque d’estime de soi, du moins d’une idiotie maladive.

Bilan Cpt – gouvernement Conille

Trois mois après la mise en place du Cpt, plus d’un mois après l’installation du gouvernement Conille, quel est le bilan en matière de l’organisation de la vie communautaire et du fonctionnement des institutions à travers le pays ?

Quel est le bilan en matière de sécurité ou de la protection de la vie des citoyennes et citoyens ? en matière de santé publique ?

Comment le Cpt et le gouvernement peuvent-il rassurer de pouvoir organiser les élections, alors que le premier n’ose même pas emménager dans son siège officiel qu’est le Palais national ?

Il préfère squatter la résidence du Premier ministre, en confirmant ainsi aux gangsters qu’ils ont les coudées franches pour agir où et quand ils le veulent, s’en prendre à qui et à quoi à volonté.

Si le bilan, sur ces plans, est invisible (pour employer un euphémisme), il faudrait chercher à avoir une idée du bilan des dépenses occasionnées par la mise en place et le fonctionnement du Cpt et du gouvernement Conille !

S’ils pratiquaient la transparence et rendaient consultables ces dépenses en tous genres, on serait tous étonnés de constater combien l’équation entre les dépenses publiques et le bilan visible et mesurable des actions, pouvant justifier de ces dépenses, est impossible à équilibrer.

En parlant de bilan, cela fait déjà un mois que la Mission multinationale d’appui à la sécurité (Mmas) en Haïti est déployée pour appuyer la Pnh dans ses actions contre les gangs armés. Les membres de cette mission ont déjà perçu leurs salaires pour le premier mois de « travail ».

Quel est le bilan des actions de cette Mmas, après ce mois dans la situation d’insécurité bouillonnante de Port-au-Prince ?

Si après une cinquième, voire une sixième semaine sans aucun résultat, il faudrait que les gens qui subissent la situation commencent à crier « Kenyan go back home », en leur signifiant qu’il vaut mieux être seul qu’être en mauvaise compagnie.

Car, en étant seul, on ne compte que sur sa seule force. Mais, accompagné, on compte aussi sur l’intervention de l’« accompagnateur ».

Jusqu’au moment où j’écris cet article, je considère la Mmas comme un cadeau empoisonné.

Si les actuels dirigeants de l’État haïtien ne se sentent pas assez responsables pour exiger à la Mmas qu’elle se mette au travail, en accompagnant affectivement la Pnh dans ces actions, si les institutions n’ont plus d’œil pour voir la gravité de notre situation et exiger que les forces préposées à cet effet fassent quelque chose, les citoyennes et citoyens se doivent de parler à leur place.

Conclusion

Je terminerai en soulignant que, dans l’état actuel de leurs interventions, ni le Cpt ni le gouvernement ne donnent l’impression qu’ils travaillent au bénéfice des citoyennes et citoyens.

Fini le temps de la bataille pour les ministères et les secrétariats d’État, nous vivons à présent la lutte acharnée pour les directions générales des ministères, des institutions autonomes, des organismes déconcentrés.

Comme si on n’en avait pas assez de ces batailles entre les membres du Cpt et du gouvernement, des secteurs de la vie institutionnelle se querellent pour envoyer des membres au Cep.

Ce matin du 24 juillet 2024, le présentateur vedette du journal Premye Okazyon de Caraïbes FM a mis le projecteur sur une rumeur d’implication de responsables au plus haut niveau de l’État dans un « deal » de postes dans la zafra des directions générales.

Par ailleurs, intervenant à l’édition du 23 juillet 2024 de Premye Okazyon, un économiste de renom a relayé la rumeur, selon laquelle trois membres du Cpt auraient demandé au président du Conseil d’administration de la Banque nationale de crédit (Bnc) cent millions de gourdes pour qu’il soit gardé à son poste. Il en a profité pour demander aux organes étatiques anticorruption d’enquêter sur la rumeur et sévir contre ces éventuels corrupteurs du Cpt, au cas où la rumeur se révèlerait confirmée.

Mais, ne nous leurrons pas ! on ne verra pas les responsables des organismes publics anticorruption sévir, car ils ont peur de mettre leur poste en jeu.

Ainsi va le pays.

Que fait la justice en Haïti ?

Si la justice élève une nation et qu’Haïti nage autant et si incessamment dans l’injustice, on comprend aisément qu’il est normal que notre État soit devenu ce pays, dont l’ex-président américain Donald Trump a su trouver un qualificatif qui lui sied pas mal, même s’il a fait jaser de nombreuses Haïtiennes et de nombreux Haïtiens.

24 juillet 2024

(*=Linguiste, Professeur Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (Fla) Université d’État d’Haïti