— Par Roody Edmé —
La société civile s’est massivement mobilisée le dimanche 14 février pour clamer à la face du monde entier son désir d’un pays démocratique. Le moins que l’on puisse dire, il ne s’agissait nullement, cette fois, de comparses payés pour effectuer un soi-disant job politique. La discipline de cette foule immense, en dehors de quelques rares dérapages, est la manifestation éclatante que cette population est capable de se mobiliser dans la paix pour une démocratie véritable.
Il manque tout simplement, une intelligence politique capable d’indiquer une vision pragmatique et intelligente de sortie de crise. N’oublions pas que ce dont on parle en Haïti, depuis quelques années déjà, concerne un changement de système. Une approche présentant une certaine complexité, dans la mesure où elle va bien au-delà d’une personne, d’un parti ou d’une date. Le changement de système va exiger beaucoup plus d’intelligence tactique, de connaissance profonde dudit système, qui a montré dans toute notre histoire sa capacité à se reproduire à l’infini.
Il faut peut-être réfléchir plus froidement aux voies et moyens pour parvenir à un vrai changement au-delà du calendrier constitutionnel. La date du 7 février 2021 est passée et le consensus sur un éventuel changement de pouvoir en douceur est dans une impasse. Or, on doit à tout prix s’en sortir, avancer. Le vrai combat ne peut plus être qu’autour d’un changement de la gouvernance générale de ce pays, quelle que soit la tête du client au Palais national.
Si la personne d’un chef incarne invariablement le système, il n’en est que le représentant temporaire. Il serait dommage que cette belle mobilisation s’arrête à un changement de personne, comme on l’a fait moult fois dans notre histoire tourmentée. Il faut voir plus loin. Pour cela, la société civile en marche doit se doter de capacités et de moyens pour produire une réflexion sur les voies et moyens de ce changement profond. Comment rompre avec l’économie de rente ? Comment développer un véritable tissu industriel de petites et moyennes entreprises créatrices de richesses ? Comment rendre notre paysannerie productive et en mesure d’assurer en en partie la mise en marché et la traçabilité de sa production ? Comment divorcer avec le système de copinage ? Comment mettre fin à la dépendance du Pouvoir judiciaire par rapport à l’Exécutif, mais aussi à la corruption au sein d’une magistrature taillable et corvéable à merci ?
Les relations de groupes de policiers avec les « bases » du banditisme organisé et la mafia de la contrebande sont des défis dramatiques qui vont réclamer vigilance permanente, mais aussi intelligence collective. Le système politique haïtien est « vérolé » de partout et sa « guérison » passe par des stratégies de transformation sociale : une société civile organisée capable de mobiliser sans proférer des menaces, comme elle l’a magistralement démontré ce dimanche, une classe politique prête à se remettre en question, des partis politiques modernes intégrant les jeunes avides d’espérance et une justice équitable et réparatrice pour rétablir la confiance au sein d’un peuple méfiant envers ses élites qui n’ont pas su jusqu’ici jouer leur rôle.
Pendant que des dizaines de milliers de gens manifestaient à Port-au-Prince, une foule se pressait dans les rues de Port-de-Paix dans le Nord-Ouest pour le carnaval organisé par les autorités en place. Les festivités se sont déroulées sans incident majeur. Toutefois, les consignes de sécurité concernant la pandémie n’ont pas du tout été suivies par la foule qui n’avait en tête que de s’amuser. Le gouvernement des Bahamas a mis en quarantaine notre pays pour une durée de vingt jours, de crainte d’une propagation de la maladie au sein de la population, suite à l’organisation du carnaval.
La fête est finie, il va falloir revenir aux dures réalités de la conjoncture encore boueuse. Les kidnappeurs n’ont pas chômé et continuent de ruiner les familles haïtiennes. La vie partout est en veilleuse, comme dirait le poète.
Le calendrier politique, surchargé prévu pour cette année : Constitution, référendum et élections, ne pourra se tenir techniquement et politiquement sur quelques mois, sans la participation citoyenne. Réaliser ce vaste programme dans la puissance et la solitude d’un pouvoir ne pourra que prolonger la crise politique et sociale. Aussi dur que cela puisse être pour les égos des uns et des autres, le dialogue franc reste l’unique solution pour éviter de tourner en rond.
Il semble pourtant difficile de parvenir à cette discussion de salut public, en raison de notre culture politique qui considère la négociation comme une reddition.
Éditorial, LE NATIONAL, Vendredi 19 au lundi 22 février 20121