Par Yves Dejean [1]
Maturation et spontanéité linguistiques
Les recherches et les progrès en linguistique de la seconde moitié du vingtième siècle ont mis en lumière l’acquisition naturelle et rapide de la ou des langues de leur environnement par tous les enfants normaux dès leur naissance (et même avant, à en juger par les recherches récentes de Jacques Mehler and Emmanuel Dupoux sur l’acquisition in utero ; voir Mehler J, Dupoux E. 1994. What Infants Know : The New Cognitive Science of Early Development. Cambridge, MA : Blackwell). La réalité et la nature de ce phénomène humain universel contrastent vivement avec l’apprentissage d’une langue étrangère par des personnes qui se donnent la peine de l’étudier. Cet apprentissage est souvent laborieux, lent, incomplet, boiteux et sujet à régression.
Quand on propose l’apprentissage du français à plus de huit millions de créolophones unilingues d’Haïti comme une entreprise obligatoire dans un système scolaire, il est nécessaire de réfléchir sérieusement à sa possibilité, sa praticabilité et son coût en temps, efforts, matériel, argent et enseignants. L’examen de cet aspect du problème semble totalement ignoré ou escamoté par les auteurs d’un livre récent L’Aménagement linguistique en Haïti : Enjeux, défis et propositions (par Robert Berrouët-Oriol, Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues St-Fort, Éditions du CIDHICA et de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Ces auteurs semblent considérer cet apprentissage obligatoire du français comme quelque chose qui va de soi, comme la vaccination de toute une population menacée par une épidémie pour laquelle on possède un vaccin efficace.
Les auteurs du livre annoncent « l’entrée dans la plénitude des langues », créole et français. C’est une belle formule pittoresque, mais sans contenu substantiel et qui minimise ou méconnaît la différence radicale de deux processus dont l’un, l’acquisition d’une langue maternelle, n’est et ne peut être l’objet d’aucune législation, faisant partie du développement naturel de tout organisme humain.
Mon examen dans cet article se veut une critique rigoureuse de l’ouvrage. Une première remarque attire l’attention sur les limites et carences probables, voire inévitables, d’un aménagement linguistique conçu hors d’Haïti, favorisant certaines omissions.
On notera comme très sérieuse l’omission de quatre études (du type « feasibility studies ») qui devraient se faire en préalable pour éclairer les possibilités de l’apprentissage du français par le peuple haïtien :
Premièrement : l’omission d’une étude des caractéristiques de l’apprentissage d’une nouvelle langue, hors du milieu de vie et d’activité des intéressés, par une masse de locuteurs unilingues du créole dont au moins trois (3) millions sont totalement illettrés. Cet apprentissage se ferait en l’absence de grandes facilités structurelles. Une telle carence signifie :
• l’absence d’un grand nombre d’enseignants qualifiés et, bien sûr, de spécialistes de l’enseignement du français ; l’absence de contact avec des parents, des proches ou des amis adultes qui soient à la fois créolophones et francophones ;
• l’absence presque totale de contact avec des locuteurs natifs du français ; manque général d’accès, ou accès très restreint, à des instruments pédagogiques modernes (magnétophones, vidéos, ordinateurs) ;
• absence d’un environnement familial ou académique propice à l’étude – absence de chaises, tables, tableaux, étagères pour livres, cahiers, stylos, crayons, dictionnaires ; rareté extrême de locaux bien équipés pour la majorité des élèves fréquentant une école ;
• participation d’un nombre considérable, probablement majoritaire, d’enfants, de jeunes et d’adultes sous-alimentés ;
• éclairage électrique insuffisant et irrégulier, même en milieu urbain et presque inexistant en milieu rural. Deuxièmement, l’omission d’une estimation de la durée prévisible normale d’un apprentissage linguistique efficace d’une langue seconde. Combien de temps faudra-t-il en moyenne par jour, par semaine, par mois, par année, pour arriver à la possession solide et durable d’une langue non pratiquée dans le milieu ambiant de vie ? Peut-être cinq à dix ans d’étude sérieuse ?… Par quel tour de force peut-on combiner un programme scolaire chargé dans la langue maternelle d’une masse d’enfants unilingues créolophones et l’étude parallèle efficace, donc consommatrice de temps, d’une langue étrangère à la vie et aux activités quotidiennes du milieu créolophone ambiant ?
Troisièmement, l’omission d’une étude sérieuse de la rétention d’un système linguistique péniblement appris, rarement maîtrisé, dans un milieu créolophone à cent pour cent. En 1963, après plusieurs années d’étude personnelle restreinte d’éléments d’hébreu biblique, j’ai suivi un cours intensif d’hébreu moderne au centre communautaire juif d’Ottawa (Jewish Community Center). Le professeur, une spécialiste venue d’Israël, a dispensé ce cours d’hébreu par l’hébreu (ivrit be ivrit) à un groupe de huit étudiants – sept hommes d’affaires juifs canadiens anglophones (projetant une visite en Israël) et moi-même. J’étais le seul à n’avoir jamais manqué une séance et à pouvoir consacrer un temps considérable chaque jour à l’étude personnelle de l’hébreu moderne et biblique. A la fin du cours je me tirais honnêtement d’affaire, au jugement de la spécialiste israélienne qui avait beaucoup apprécié mon assiduité et mon application. Au mois de septembre 1963, j’entrais dans le programme de maîtrise à l’Oriental Seminary (dont le nom a été modifié depuis) de l’université The Johns Hopkins University, Baltimore, Maryland, U.S.A., pour un an d’études intensives de l’hébreu biblique. En juin 1964 j’y ai obtenu la maîtrise (M.A) en hébreu biblique. J’ai depuis lors traduit une bonne partie des 150 psaumes et récemment le Cantique des Cantiques et les onze premiers chapitres du livre des Proverbes de l’hébreu en créole. Mais je suis incapable de tenir ou de comprendre une conversation en hébreu. Tout au plus je peux dire quelques banalités comme je l’ai fait il y a quelques mois en rencontrant une Haïtienne qui a vécu une partie de son enfance en Israël et qui parle l’hébreu couramment.
Quatrièmement, l’omission d’une étude s’appuyant sur une enquête touchant quelques centaines d’Haïtiens qui auraient péniblement acquis, après douze ans de scolarité en français, une bonne maîtrise du français oral et écrit et qui vingt ans après la fin de leurs études ont très peu de contact avec le français parlé et écrit. C’est le cas de nombreux boulangers, boutiquiers, chauffeurs de taxi, de tracteur, de transport, coiffeurs, cordonniers, couturières, infirmiers, mécaniciens, menuisiers, pâtissières, pompiers, tailleurs, techniciens de laboratoire, etc. Sont-ils encore francophones ?…
Quatre études sérieuses, comme celles suggérées ci-dessus, auraient fait douter d’une pratique pédagogique possible et efficace qui permettrait à la masse unilingue créolophone d’aujourd’hui d’être remplacée dans une trentaine d’années par une masse bilingue créolophone et francophone.
Une autre étude sérieuse qui n’est pas proposée dans l’ouvrage devrait répondre à cette question : Pourquoi n’avons-nous pas en 2011 au moins un demi million de bilingues créolophones et francophones, en dépit du fait que l’enseignement scolaire s’est fait en français de tout temps ? Sans doute on dira, ce qui est exact, que cet enseignement n’a jamais été dispensé à la totalité, pas même à la majorité, probablement pas même à la moitié des enfants haïtiens d’âge scolaire. Cependant dès 1978, d’après les chiffres de Serge Petit-Frère « la population scolarisable » était de 1 121 251 (L’Education Haïtienne en Question, 1980 : 37). Les écoles publiques comptaient 280 187 élèves. Il n’y a pas de chiffres pour les écoles privées. On sait que déjà il y a 33 ans, le nombre d’élèves des écoles privées dépassait largement celui des écoles publiques. Or même en se contentant d’utiliser un nombre égal pour ces deux groupes d’écoles, on obtient un total dépassant le demi million. On peut penser que depuis 1978 la moitié des enfants du pays sont passés par un système scolaire axé sur la langue française, sans doute pas assez longtemps, et certainement pas soumis à un système d’enseignement miraculeux… inexistant.
On relèvera deux expressions inexactes à la page 36 du livre L’Aménagement Linguistique en Haïti. Après avoir noté avec justesse que « tous les locuteurs nés et élevés en Haïti parlent et comprennent le kreyòl », le texte ajoute : « En fait, beaucoup ne parlent que cette langue ». Le mot « beaucoup » n’est pas seulement imprécis. Il risque d’induire en erreur beaucoup de lecteurs. Si je dis : « Les Etats-Unis sont le pays le plus riche de la planète. Cependant beaucoup d’Américains ne mangent pas à leur faim », je puis penser à un demi million de personnes pour une population de plus de 273 millions. Mais un lecteur qui n’est pas au courant de la situation haïtienne et qui consulte un dictionnaire (Collins Concise Dictionary 2001) estimant la population d’Haïti, en 1999, à 6 millions 884 000 pourrait interpréter « beaucoup » comme un groupe restreint, mais substantiel, de deux millions d’unilingues haïtiens, ce qui serait faux. En effet, c’est la vaste majorité des Haïtiens qui « ne parlent que le kreyòl », une population créolophone unilingue d’au moins 9 millions.
L’expression « un savoir linguistique inné » (p. 36) est une formule heureuse qui devrait provoquer le rejet de la thèse principale du livre sur « l’égalité de droit et de fait [je souligne] du créole et du français. » L’acquisition du créole par tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti se fait dès leur naissance sans aucun effort conscient grâce à la possession d’un savoir linguistique inné (ce que le linguiste Noam Chomsky appelle la « faculté du langage »). Ce processus d’acquisition d’une langue maternelle est très différent de tout apprentissage de langue seconde qui se fait de façon consciente et souvent ardue. Selon une remarque de Steven Pinker dans son ouvrage How the Mind Works (New York : Norton & Co, 1997, p. 31), « We do not learn to have a pancreas, and we do not learn to have a visual system, language acquisition [etc] » (« Nous n’apprenons pas à avoir un pancréas, et nous n’apprenons pas à avoir un système visuel, à acquérir la langue [maternelle] »). C’est que, comme Chomsky, il classe la faculté du langage parmi nos « organes mentaux », comme « une partie spécialisée » du cerveau. On doit affirmer aussi qu’un processus d’acquisition de langue maternelle décrit la situation d’un tout petit groupe d’Haïtiens par rapport à la connaissance du français. On ne dispose d’aucun chiffre à ce sujet. Mais n’importe quel observateur compétent et objectif devrait admettre que l’acquisition du français comme langue maternelle n’est le fait que d’une minorité ne dépassant guère vingt mille francophones bilingues. La plupart des autres francophones d’Haïti ont appris le français au prix de grands efforts au cours d’une longue scolarité. Que conclure ? Si on se risque à estimer le nombre de personnes bilingues en Haïti, c’est-à-dire comprenant et parlant couramment le français et le créole, à 300 000 (trois cents mille), chiffre arbitraire mais vraisemblable, on doit reconnaître le contraste suivant :
20 000 ont acquis le français comme langue maternelle dans leur prime enfance
280 000 ont appris le français au prix de grands efforts au cours d’une longue scolarité.
Le créole, langue acquise comme langue maternelle dans la prime enfance par toute la population d’environ 9 millions d’Haïtiens, ne peut pas être mis sur pied d’égalité de fait avec le français, non acquis dans la prime enfance, mais étudié et appris avec effort et en dépendance d’un enseignement prolongé par un groupe très restreint ou acquis comme langue maternelle par un groupe encore plus restreint. Les résultats de l’apprentissage d’une langue non acquise spontanément au contact d’un entourage l’utilisant naturellement et avec une grande fréquence sont caractérisés par une grande diversité quant aux niveaux de compétence linguistique. Certaines personnes manifestent une facilité relative dans l’apprentissage alors que d’autres marquent une certaine lenteur et ont beaucoup de difficultés à apprendre. Un nombre restreint développe une connaissance remarquable du français. Chez les locuteurs bilingues du milieu haïtien en général et plus particulièrement chez ceux qui étaient des créolophones unilingues avant une scolarité prolongée, on notera des phénomènes d’interférence dans les deux sens. Des tournures créoles envahissent leur emploi du français oral. Quelques exemples :
(1) C’est demander que je demande.
(2) Tu es fréquent oui toi-même.
(3) Où est ton frère ? — Je ne sais pas, non.
(4) Tu n’es pas bien dans ta tête, non.
Des tournures influencées par le français, inconnues des créolophones unilingues, se multiplient dans le langage parlé et écrit de bilingues en créole. Exemple de tournures parfaitement grammaticales en créole :
(5) M konn pale kreyòl, m konn ekri kreyòl.
risque de se transformer sous la plume de certains bilingues en :
*M konn pale e ekri kreyòl.
On note un faux pas semblable dans le livre L’aménagement linguistique en Haïti, p. 216, Pwopozisyon 6.9 :
* … pou met kanpe epi kontwole pwogram edikasyon …
(L’astérisque indique une phrase non grammaticale.)
Comparez les trois exemples (6), (8), (10) et les exemples (7), (9), (11) :
(6) Bòs la met yon kay tòl kanpe epi li kouvri li.
(7) *Bòs la met kanpe epi kouvri yon kay tòl.
(8) Bòs la monte yon kay tòl epi li kouvri li.
(9) *Bòs la monte e kouvri yon kay tòl.
(10) Ti vakabon an joure ti sè l la e li bat li.
(11) *Ti vakabon an joure e bat ti sè l la.
On notera en passant que la grammaticalité des exemples (6), (8) et (10) ou l’agrammaticalité des exemples (7), (9) et (11) dépend de l’application ou de la violation d’une puissante règle syntaxique du créole qui exige que le complément suive immédiatement le verbe dont il est l’objet.
(12) Tijan mare chwal la nan lakou a.
(13) * Tijan mare nan lakou a chwal la.
(14) Se nan lakou a Tijan mare chwal la.
(15) Pòpòl li jounal souvan.
(16) * Pòpòl li souvan jounal.
(17) Pòpòl vale vè dlo a vit.
(18) * Pòpòl vale vit vè dlo a.
(19) Mari keyi yon bèl flè nan pye choublak la. (20) * Mari keyi nan pye choublak la yon bèl flè.
On trouve la mention des « deux langues haïtiennes » à la page XVI et 74. Il est absolument normal et banal de dire qu’il y a plus de cinquante millions de Français dans l’Hexagone. Mais je n’ai jamais lu ou entendu dire qu’il y a en France plusieurs langues françaises, par exemple le breton, le provençal, l’alsacien, le corse. Pour qu’une langue soit haïtienne, il faudrait, semble-t-il, qu’elle soit commune à l’ensemble de la population d’Haïti, à la majorité, ou qu’elle soit la langue unique du plus grand nombre de locuteurs d’une minorité. Ce qui voudrait dire ceci : En Haïti, il y a une majorité, mais pas une totalité de créolophones. Or c’est toute la population qui acquiert le créole comme leur langue maternelle dès la prime enfance. C’est une minorité infime des neuf millions d’habitants qui acquiert le français comme langue maternelle dès la prime enfance et c’est un autre groupe minoritaire (pas même un million des 9 millions ou plus) qui accède péniblement, après plus de huit ans de scolarité, à une maîtrise suffisante du français pour être même minimalement fonctionnels en français (en compréhension et en conversation). Et il n’existe aucune minorité francophone non fonctionnelle en créole.
La promotion de l’instruction en français au Québec (et dans les zones francophones du Canada) a contribué à la valorisation du français. En Haïti, la promotion de l’instruction en français a contribué à la dévalorisation du créole. Il faut clarifier la notion de langue officielle pour le grand public. Une langue officielle devient telle quand une constitution lui décerne ce titre. Par exemple depuis le 19 mars 1987, l’article 5 de la Constitution de la République d’Haïti déclare le créole et le français langues officielles, alors que depuis 1918, l’article 24 de la Constitution, rédigée « sous parasol yankee » (selon une formule d’Emile Roumer) stipulait que « Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire. »
Compétence linguistique et transmission des savoirs
On trouve une affirmation très valable à la page 126 : « la compétence linguistique est la garantie première de l’efficacité de la transmission des savoirs. » Il faut prendre acte de la compétence linguistique de toute la population haïtienne en créole. C’est ce que j’ai fait depuis une cinquantaine d’années. Et depuis lors je n’ai pas cessé de proposer qu’on l’utilise à fond pour la transmission des savoirs, sans attendre vingt (20) à trente (30) ans avec l’espoir de l’acquisition d’une compétence en français – une compétence improbable et chimérique. Ce n’est pourtant pas moi qui dresse le bilan de la page 114 : « le problème de l’immense échec scolaire, de la déperdition scolaire et de l’exclusion sociale qui caractérisent le système éducatif haïtien ? »… « sur chaque 100 élèves qui entrent en 1re année fondamentale, seulement 8 d’entre eux ont atteint la classe de philo. » Les auteurs n’ont pas pensé à une distinction entre la compétence linguistique acquise et la compétence linguistique apprise . Pour l’acquisition des savoirs, la première est une condition nécessaire, mais la seconde ne l’est pas.
La compétence linguistique acquise en allemand d’Einstein était une condition nécessaire pour lui permettre d’amorcer et d’approfondir ses découvertes extraordinaires en physique, qu’il ait eu ou non une compétence linguistique apprise dans une autre langue. Pareillement la compétence linguistique acquise de Noam Chomsky en anglais était une condition nécessaire pour le développement des connaissances extraordinaires qu’il possédait déjà à l’époque de la rédaction et de la publication de Syntactic Structures. Mais je ne crois pas que Berrouët-Oriol pourrait penser qu’en 1957, il était nécessaire à Chomsky d’avoir une compétence linguistique apprise en français, malgré sa familiarité avec les idées de Descartes, pour déclencher la révolution linguistique de l’époque. Ce n’est pas non plus sa connaissance de l’hébreu due à l’enseignement reçu de son père, spécialiste en la matière, qui nous vaut le renouvellement de la linguistique moderne.
« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux »
Le domaine de la connaissance est illimité. En principe, aucune autorité humaine n’a le droit d’interdire l’accès à une branche du savoir à quelqu’un qui désire s’instruire. Les langues font partie des objets d’investigation possible. N’importe qui a le droit d’apprendre une langue qu’il ne connaît pas. Mais que veut-on réclamer, à la page 126, en parlant des droits de la majorité unilingue créolophone vis-à-vis de « la maîtrise programmée et mesurable de deux langues » ? Tout être humain a le droit d’étudier et d’essayer de s’approprier une langue qu’il n’a pas acquise dans le milieu de sa naissance et de son enfance. Mais si l’on dit qu’il a le droit d’exiger qu’on lui enseigne une autre langue (à plus forte raison jusqu’à ce qu’il la maîtrise), c’est une position indéfendable et irréaliste au regard d’une communauté de plusieurs millions d’individus. On pourrait poser la question d’un droit individuel de réclamer les moyens financiers d’apprentissage d’une autre langue si l’on est citoyen d’un pays qui peut se permettre la folie de dépenser des milliards par année en armes de destruction massive. Bien sûr, cette question n’est pas sérieusement posée aux Etats-Unis.
Spécificité
Dans tout pays où vivent deux ou plusieurs groupes humains se pose un problème de rapport entre les langues (plus précisément, entres les locuteurs), ce qui amène une remarque de la page XVII : « Trouver cet équilibre n’est jamais facile pour aucun pays dans la même situation… » Il s’agit manifestement d’un équilibre, dans l’emploi administratif et éducatif, entre deux langues. Mais la spécificité du cas d’Haïti c’est que le créole, et le créole seulement, EST la langue comprise et parlée par TOUTE LA POPULATION, d’une part. Et d’autre part, le français est une langue non comprise et non parlée par plus des trois quarts de la population. En outre, il n’y a pas en Haïti de division géographique à intervenir dans l’utilisation d’une langue plutôt que d’une autre, c’est-à-dire du créole plutôt que du français. On doit se demander s’il y a « aucun pays dans la même situation » qu’Haïti. Corbeil cite comme modèles spécifiques et bien connus « dont Haïti pourrait s’inspirer » 1) le Canada ; 2) le Québec ; 3) la Catalogne ; 4) la Belgique ; 5) la Suisse. Or dans ces cinq « modèles » principaux, il existe une situation foncièrement différente de celle d’Haïti.
Le Canada est un immense pays de 30 626 000 habitants (chiffres de 1999) dont 7 363 262 vivaient au Québec et 23 262 738 ailleurs. Compte tenu du fait qu’il y a des anglophones vivant au Québec et des francophones ailleurs au Canada, les chiffres ci-dessus valent pour une estimation approximative mais suffisante de la proportion des locuteurs des deux langues principales du pays, en négligeant le comput des minorités autochtones ou originaires d’autres parties du monde. A l’échelle du pays entier il faut compter 21 fois plus d’anglophones que de francophones au Canada. Et on doit noter chez bon nombre de francophones canadiens une connaissance, une compréhension et une pratique relativement satisfaisantes de l’anglais, dues plutôt au contact entre locuteurs de l’une ou l’autre langue qu’à un apprentissage scolaire. On voit dès lors que cette situation langagière n’est pas comparable à celle d’Haïti et que toute politique d’aménagement dans ces deux milieux devrait avoir des orientations très différentes et peu comparables.
Le deuxième paragraphe de la page 96 est une dérobade. L’état haïtien ne peut pas présenter une réglementation en hébreu ou en japonais sur la construction d’immeubles « dans le respect des normes parasismiques reconnues ». Pourquoi ? Parce qu’il doit légiférer dans une langue comprise de ses administrés. Il ne peut pas légiférer en anglais. Pourquoi ? Parce que l’anglais n’est pas une langue officielle. Donc cette législation serait inconstitutionnelle. « Mais il devra aménager sa communication et légiférer dans une langue comprise par la totalité de la population, le créole ». C’est une citation dont je souligne une partie. Et dans la ligne de ce raisonnement, je formule une conviction personnelle : l’état ne devra pas légiférer en français qui n’est point la « langue comprise par la totalité de la population ». Plus précisément : le français est une langue non comprise par plus des trois quarts de la population. Légiférer en français serait constitutionnelle, mais il faut dire clairement qu’une telle décision serait irrationnelle, antidémocratique, contraire au droit à la compréhension de plus de six millions de citoyens haïtiens. Il faudrait alors s’opposer à la malveillance d’un gouvernement qui exclurait la majorité de la population de la compréhension immédiate possible d’une telle loi. On dira sans doute que la publication parallèle en créole ouvrira l’accès à la compréhension générale, mais sans faire remarquer que la publication en deux langues, le créole et le français, de toute la législation oblige les contribuables du pays le plus pauvre des Amériques à se saigner à blanc pour l’exaltation du français. Alors que toute la population dotée de l’usage de la parole comprend le créole et le parle tous les jours.
Trois étapes
En Haïti on compte près de 10 millions de créolophones. Si l’on estime le nombre de bilingues à 300 000 personnes comprenant et parlant aisément le français et capables de converser avec des francophones de France, Belgique, Suisse, Québec, etc., le nombre des monolingues s’élève à 9 700 000 environ.
Une politique d’aménagement linguistique qui vise à donner à 7 millions de Québécois francophones, jouissant d’une certaine aisance économique, dès l’école primaire et secondaire, un accès à la langue anglaise des 23 millions d’anglophones, dans un pays où les moyens surdéveloppés de communication routière, ferroviaire, fluviale, aérienne, téléphonique, radiophonique, télévisée mettent en contact les citoyens des différents groupes linguistiques, ressemblerait assez peu à un aménagement linguistique valable, possible, prévisible pour Haïti
Au Québec en particulier, et au Canada en général, francophones et anglophones jouissent aujourd’hui, en pleine liberté, de tous les avantages qu’assure l’utilisation sans entrave de leur langue maternelle dans tous les domaines à l’oral comme à l’écrit.
En Haïti, où tout le monde fonctionne en créole et où l’immense majorité n’a pas d’autre langue que le créole, le premier pas à faire dans l’aménagement linguistique ce serait d’exiger que tous les fonctionnaires de l’état, dans leur rôle de fonctionnaire – du Président de la République au balayeur d’un bureau public quelconque – s’exprime en public en créole, sauf s’il appartient à un corps d’interprètes traduisant oralement des propos destinés à des ambassadeurs, fonctionnaires et hommes d’affaires étrangers.
Le deuxième pas serait d’instaurer un enseignement pratique de la langue française vers la fin du cycle primaire et pendant le secondaire. Et cela sans l’illusion que tous les scolarisés deviendront ou devraient devenir des francophones fonctionnels. A ma connaissance, aucun pays n’a obtenu de la grande masse des scolarisés l’apprentissage effectif d’une langue étrangère qui ferait de tous les élèves de la dernière année du secondaire, par exemple,
de la République Dominicaine des anglophones,
des U.S.A. des francophones,
du Brésil des anglophones,
de la France des hispanophones,
du Royaume Uni des germanophones,
de la Chine des hispanophones,
de l’Australie des sinophones,
etc.
Le troisième pas, le plus important, sera d’organiser l’enseignement de la lecture, de l’écriture, du calcul, de toutes les autres matières scolaires EN CRÉOLE au niveau primaire, secondaire et universitaire.
Absurdité constitutionnelle
On devrait reconnaître objectivement que la scolarisation universelle, amorcée au dix-neuvième siècle et poursuivie au vingtième, a eu lieu en Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis), en Amérique du Sud (Argentine, Chili), en Asie (Corée, Japon), en Europe (Allemagne, Autriche, France, Italie, Pays scandinaves, Royaume-Uni, etc.), sans l’intervention, sans l’intermédiaire, sans l’influence importante d’académies dirigeant un aménagement linguistique comme condition indispensable. Pourtant on insiste lourdement sur l’élaboration préalable « d’un plan cohérent d’aménagement linguistique » et la création d’une académie créole. On ne se donne même pas la peine de signaler et de critiquer l’absurdité de la formulation de l’article 213 de la Constitution de 1987, cité partiellement avec complaisance à la page 122. Le voici au complet : « Une académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. »
On ne pourrait fixer une langue qu’en prenant acte du décès de ses derniers locuteurs. Le latin et le grec classique sont fixés, sont à l’état cadavérique, depuis la disparition de leurs derniers usagers en Grèce et au Latium. Les lettrés européens et les hommes d’église qui ont utilisé le latin pendant plusieurs siècles n’ont pu faire évoluer sa syntaxe.
Prenons comme exemples cinq langues européennes importantes qu’ont parlées et écrites de nombreux savants, éducateurs et écrivains connus. Il est clair que l’évolution ou le développement de l’allemand, de l’anglais, de l’espagnol, du français et du russe ne s’est pas fait en dépendance d’institutions savantes, d’académies et de linguistes réputés.
Pour appuyer cette affirmation qui risque d’étonner beaucoup de scolarisés, il suffit de leur rappeler que l’Académie Française n’a rien à voir avec le genre masculin ou féminin (le, la, un, une, ce, cette, celui, celle, il, elle), avec les désinences verbales, avec la place des adjectifs (un gros chien, un chien maigre), avec la position d’un pronom sujet dans l’affirmation ou l’interrogation (elle est charmante, est-elle charmante ?), etc. Et si trop peu d’Haïtiens sont émerveillés par la structure du créole, c’est parce que la réflexion sur l’unique système linguistique commun à toute la population n’a jamais été suggérée, encouragée, entreprise, appliquée, menée à bien par les programmes scolaires du passé et du présent.
Une bouche, deux yeux
Dire du créole qu’il est « sur un pied d’égalité statutaire avec le français et aux côtés du français » (chapitre IV, p. 145) c’est reconnaître un progrès dans la législation. Mais c’est insuffisant. Par exemple, en 1980, annoncer la libération d’un groupe de prisonniers politiques détenus à Fort-Dimanche, c’était une bonne nouvelle, mais très insuffisante au regard de la violation générale des droits humains par la dictature. On remarquera la formule « d’égalité statutaire » qui équivaut à la reconnaissance officielle du créole et du français par la constitution de l987. On a l’impression que Berrouët-Oriol (p. 126) voit là une obligation de mettre sur pied d’égalité « l’usage du créole et du français… dans tout le système éducatif… » Une législation peut être valable, légitime et par là moralement contraignante. Mais une législation peut aussi être irrationnelle, illégitime, déraisonnable, inapplicable et par là non contraignante moralement. Berrouët-Oriol fait un pas de plus en parlant de la « maîtrise mesurable de la compétence linguistique (comme) garantie première de l’efficacité de la transmission des savoirs… » Mais aucun être humain n’a ontologiquement besoin d’une « compétence linguistique » en deux langues pour se voir garantir « l’efficacité de la transmission des savoirs ». La garantie requise est assurée par le recours approprié à n’importe quelle langue maternelle dont l’utilisation n’est pas bloquée, contrariée ou refusée par la perversité d’une organisation étatique plutôt que sociale refusant de transmettre les savoirs à une masse de sujets normaux, dans leur propre langue. Ce n’est donc pas l’imposition à cette masse d’un long processus préalable, arbitraire, difficile, pénible et incertain d’apprentissage d’une autre langue (si prestigieuse et instrumentée soit-elle) qui constituerait une réponse rationnelle et valable à ses besoins et à ses possibilités. La solution c’est l’utilisation sans retard et sans réticence de sa propre langue, le créole, qui pardessus le marché est aussi langue maternelle de tous les enfants nés et élevés en Haïti. Certes des mesures urgentes et possibles peuvent assurer en quelques mois, tout au plus en deux ou trois ans, la création d’instruments pédagogiques adéquats et suffisants pour entreprendre une œuvre de justice et de réparation envers une masse exploitée ou négligée depuis plus de deux cents ans par un groupe restreint de bilingues tous locuteurs natifs du créole. Il est extrêmement important quand on travaille pour l’avancement d’une communauté souffrant d’un retard tragique dans son développement humain, politique, économique et technique de distinguer soigneusement ce qui est possible en soi, probable, faisable, réalisable à court terme ou à long terme.
Armstrong a marché sur la lune le 20 juillet 1969. Il est donc possible que les auteurs du livre L’aménagement linguistique en Haïti marchent sur la lune. C’est improbable. Ce n’est pas faisable. Ce n’est pas réalisable. Ce n’est donc pas réaliste d’envisager la chose. De même c’est possible qu’un être humain normal apprenne une langue étrangère aux activités quotidiennes de son milieu de vie. A quelles conditions ? En consacrant combien de temps et d’efforts à son apprentissage ? On n’a aucun exemple historique d’un pays de quelques millionsd’habitants dont l’ensemble de la population aurait appris à fonctionner et fonctionne réellement dans une langue étrangère, la comprenant, la parlant, la lisant, l’écrivant et l’utilisant, sans difficulté, dans ses activités éducatives, sociales, religieuses, économiques, sanitaires, sportives, ludiques, etc. Je ne vois pas d’objection à l’idée qu’un citoyen canadien de la province de Québec, un territoire riche, couvrant 1 640 880 kilomètres carrés, habité seulement par 10 millions d’êtres humains, exigerait de l’Etat qu’il fasse les dépenses nécessaires pour assurer à ses citoyens l’étude d’une autre langue, non maternelle – l’anglais pour les francophones, le français pour les anglophones.
Je ne m’imagine pas comment un grand nombre de mes malheureux compatriotes d’Haïti qui n’ont pas un logement décent, qui ne mangent pas toujours à leur faim, qui n’ont ni l’eau courante, ni l’électricité, ni la garantie de soins médicaux, auraient le droit d’exiger qu’on leur fournisse le luxe d’étudier une langue étrangère à leur milieu de vie, le français, pendant plusieurs années, jusqu’à une maîtrise satisfaisante. Ils font partie de la majorité de la population qui n’a pas eu la possibilité d’acquérir le français par un bain linguistique entre deux ans et onze ans. N’est-il pas beaucoup plus réaliste pour l’ensemble de la population, toute entière créolophone, d’exiger une scolarité pleinement satisfaisante, dans la langue créole de tous les Haïtiens, comprenant le préscolaire (jardin d’enfants), le primaire, le secondaire et l’université ? Les trois premières lignes de la page 151 parlent d’objectivité et semblent objectives. Un lecteur informé et à la fois exigeant et rigoureux s’arrêtera à une expression au futur. On mentionne que « Grâce à cette réforme » (la réforme Bernard de 1979) « la prise en compte de la langue maternelle des Haïtiens dans le système « éducatif ainsi que l’adaptation de la didactique du français au milieu haïtien seront [je souligne] abordées pour la première fois en toute objectivité… » Mais quelle dose d’objectivité peut-on assigner à une adoption du créole comme langue d’enseignement obligatoire dans le premier cycle destiné aux enfants de 6-9 ans, mais pas après ? Les Québécois auraient vigoureusement protesté contre une réduction des années d’utilisation obligatoire du français comme langue d’enseignement aux enfants francophones de 6 à 9 ans, suivie du remplacement du français par l’anglais pour ces mêmes élèves de 10 à 24 ans. Quelle objectivité permettrait de choisir comme langue de transmission des mathématiques, de la géographie, de l’histoire, de l’hygiène, des sciences, etc., la langue française plutôt que la langue créole pour des enfants créolophones de 10 à 14 ans qui à 6 ans ne comprenaient rien de la plus banale conversation en français ? Quelle objectivité permettrait à des éducateurs compétents d’être persuadés que les enfants Haïtiens, presque tous unilingues créolophones à 6 ans, devraient après trois ans d’étude du français être en mesure de poursuivre leurs études jusqu’à la fin de l’université en français ? La majorité des enfants américains anglophones de 10 à 14 ans, des enfants dominicains hispanophones, des enfants brésiliens lusophones, des enfants allemands germanophones ont le droit incontestable et incontesté de poursuivre leurs études jusqu’à la fin de l’université dans leurs langues respectives. Les enfants haïtiens, contrairement à ceux d’autres nationalités, sont voués à l’échec scolaire s’ils ne sont pas des génies.
Il est curieux qu’un linguiste formé dans un milieu universitaire nord-américain, qui ne saurait ignorer complètement l’apport de Chomsky à la linguistique, emploie l’expression « apprentissage du créole » par des Haïtiens en Haïti (p. 159). Il pourrait le faire en parlant de l’étude du créole par des personnes d’origine canadienne ou américaine hors d’un milieu créolophone, par exemples des linguistes québécois, américains, français, anglais. Pour ma part, ainsi que mes deux sœurs et six frères parvenus à l’âge adulte, nous n’avons pas fait « l’apprentissage » du créole et du français, parlés dès nos premiers balbutiements vers deux ans. Prenons comme exemples les enfants que j’ai vus naître pendant mes neuf années passées dans la commune de Port-Salut (Sud d’Haïti, de septembre 1953 à août 1962), ceux du quartier de La Fossette, au Cap-Haïtien (Nord) nés entre septembre 1964 et septembre 1965, les bébés nés à Fort-Royal dans la commune de Petit-Goâve (département de l’Ouest) que j’ai fréquentée assidûment de septembre 1986 à septembre 2009. Ces enfants-là n’ont pas fait « l’apprentissage » du créole. Pour Chomsky, il s’agit d’acquisition de leur langue maternelle, un processus foncièrement différent de « l’apprentissage du créole » (cf. The Essential Chomsky, edited by Anthony Arnove, New York : New Press, 2008 : pp. 15-17 ; 90 ; 233-235 ; 243 ; 247 ; 282 ; 286-289 ; 290 ; 293 ; 361-364).
L’invention d’un « nouveau paradigme de convivialité entre les langues » (p. 159) est une fantaisie d’intellectuels coupés de la vie réelle de près de 10 millions d’Haïtiens et qui jonglent avec leurs phantasmes. C’est une chimère. La convivialité est une attitude humaine favorisant de bonnes relations. Voir par exemple le titre et les commentaires du livre d’Ivan Illich Tools for conviviality (Harper Colophon Books, 1973, first Harper Colophon, édition publié en 1980, p. 96) : « the nexus of productive relationships which coexisted in society », c’est-à-dire « le réseau des relations humaines productives qui coexistent dans une société ».
Le possible et l’impossible
La page 220 affirme que « Le droit de la langue est le droit universel fondamental de parler et de comprendre dans la langue de son choix… » C’est une affirmation insuffisante et sans nuance qui donne l’impression que tout être humain a accès à toute langue humaine. Or, en Haïti, si l’on dit que tout Haïtien a le droit de comprendre le français et de le parler, c’est nier la différence ontologique entre le possible et l’impossible, le probable et l’improbable, le nécessaire et l’utile, le réel et le souhaitable.
On tombe dans un légalisme stérile en attribuant au qualificatif « officiel » à propos d’une langue le sens d’un système dont la connaissance est obligatoire. Le domaine de la connaissance en matière de langue ne peut être l’objet d’une législation qu’en violation de la liberté humaine. Tout être humain normal acquiert et connaît une langue maternelle dans laquelle il baigne entre sa naissance et la période de puberté (qu’il le veuille ou non), et, plus d’une langue s’il baigne réellement dans deux langues ou plus. La connaissance d’une langue, c’est-à-dire la capacité de la comprendre et de la parler, n’est pas dépendante d’un acte de volonté de l’individu, encore moins des gouvernants et législateurs. Mais la possession d’une langue commune, le créole, par toute la population d’Haïti dès la prime enfance est une donnée que le bien commun de la nation exige de prendre au sérieux. Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue. « Some nations are monolingual … Monolingual nations, where the majority speaks only one language, are rare. » (Language Files, 5e édition, Ohio State University, 1991 :419). Traduction : « Certaines nations sont monolingues… Les nations monolingues, où la majorité parle seulement une langue, sont rares. » (C’est moi qui souligne en traduisant.) En Haïti, on constate que la majorité ne parle qu’une langue, le créole, et que la minorité francophone a, pour la plupart, d’abord parlé que le créole, avant d’apprendre le français. On pourrait dire qu’Haïti est des plus monolingues des pays monolingues.
« Il a neigé à Port-au-Prince »
Haïti et Québec
Un faux parallélisme
La glace et le soleil
Plongeon dans le Saint-Laurent
Noyade dans la mer des Antilles
« Quand la France éternue
Haïti a la coqueluche »
Paroles du temps passé
Quand le Canada pète
Voici qu’Haïti rouspète
Dilemme en Haïti
Ou s’instruire en créole
Ou échouer en français
Mobiliser un peuple
A l’assaut d’une chimère
« Ô vieillesse ennemie ! »
Je ne verrai pas le jour béni de l’égalité d’usage de deux langues dans mon pays quand deux chauffeurs de taxi s’engueuleront à Port-au-Prince et qu’en réponse à une virulente insulte en créole du premier, l’autre lui rétorquera spontanément en français populaire : « Va m’ chercher ta mère que j’ te r’fasse ! »
Je n’entendrai pas, dans la nuit, en pleine campagne, après un roulement de tambour, une voix cristalline moduler, en un français impeccable, une invocation à Maîtresse Èzili, reprise par l’assemblée.
Je n’assisterai pas au Stade Sylvio Cator, à Port-au-Prince, à une chaude discussion marquée par des répliques passionnées sortant d’une bouche créolophone et ponctuées de remarques tout aussi éloquentes proférées par la même bouche devenue francophone à l’école.
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[1] Linguiste
Je remercie Professeur Michel DeGraff, PhD linguiste et ami, pour son importante contribution à cet essai qu’il a lu, critiqué, corrigé et amélioré.
Soumis à AlterPresse – juillet 2011
samedi 30 juillet 2011