Haïti a-t-elle besoin d’un « Observatoire national de l’éducation »  ou d’une politique linguistique éducative ?

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue—

Le système éducatif haïtien, que certains observateurs qualifient de « champ de ruines » ou de « patient abonné aux urgences de l’hôpital », fait régulièrement la « Une » de la presse nationale et des médias sociaux. De tels échos médiatiques nous remettent en mémoire le fait que depuis une quarantaine d’années ce système est ausculté sous toutes les coutures par des experts de différentes disciplines à la demande d’instances nationales et internationales. Sous perfusion de l’« aide » internationale, en quête perpétuelle de solutions miracle pour survivre, le système éducatif haïtien est tour à tour l’objet de « réformes curriculaires », de « programmes » divers, de « Pacte national », de « Plan décennal », de « directives » et autres mesures administratives destinées en théorie à le « réformer », à le « moderniser », voire à le diriger vers les sommets d’une « gouvernance » exemplaire qui lui permettra d’atteindre l’objectif d’une éducation inclusive et de qualité. De l’inaboutie réforme Bernard de 1979 à nos jours, le domaine de l’éducation est sans doute l’espace régalien national où les agences internationales ont le plus investi en Haïti, contrairement à l’État haïtien qui n’y consacre que des budgets très largement insuffisants. Certains médias frétillent de joie au moindre million « généreusement » injecté dans le système éducatif par les partenaires internationaux d’Haïti, tandis que l’on assiste d’une année à l’autre au défilé des revendications légitimes de milliers d’enseignants réclamant dans nos rues et sur toutes les tribunes des arriérés de salaire que l’État n’a pas versés depuis… six mois, douze mois et parfois plus.

La valse des millions de dollars alloués au système éducatif haïtien, notamment par des instances régionales ou internationales voulant coûte que coûte demeurer au chevet du « patient abonné aux urgences de l’hôpital », se poursuit donc d’année en année sans que l’atteinte des objectifs visés ne fasse règle générale l’objet d’un bilan public. Ainsi, Le Nouvelliste relate en ces termes les récents engagements de la BID (Banque interaméricaine de développement) : « Concernant Haïti, si l’on tient compte des approbations faites pour tout le groupe, c’est-à-dire BID, BID Invest et BID Lab, les engagements financiers s’élèvent à 300 millions de dollars américains. Ces projets concernent différents secteurs comme l’éducation, l’industrie et l’agroalimentaire » (Le Nouvelliste, 22 décembre 2021 : « Financement record de la BID en 2021, 300 millions de dollars de projets approuvés pour Haïti »). Au chapitre du rachitique financement de l’éducation par l’État haïtien, Le Nouvelliste du 23 décembre 2021 rapporte que le ministre de facto de l’Éducation nationale « Nesmy Manigat poursuit son plaidoyer pour l’augmentation du budget de l’Éducation nationale ». Serviteur zélé du cartel politico-mafieux PHTK au pouvoir en Haïti, Nesmy Manigat expose dans cet article qu’« En 2016, le budget du MENFP pour 4 millions d’enfants à scolariser s’élevait à 300 millions de dollars. Aujourd’hui, le budget est passé de 300 millions de dollars américains à 200 millions de dollars.  Nous sommes passés d’environ 20 % de dépense publique dans le système d’éducation [ce qui est faux] à environ 10 % », s’est plaint le titulaire du MENFP durant sa participation à l’émission ’’Panel Magik’’ ce jeudi 23 décembre 2021. » L’article du 23 décembre 2021 publié par Le Nouvelliste ne mentionne toutefois pas un éventuel engagement qu’aurait pris le ministre-économiste pour mettre fin une fois pour toutes aux perpétuels arriérés de salaires des enseignants qui sont sous-payés, mal payés et/ou payés de manière aléatoire. Le lourd dossier des arriérés de salaires, aux yeux de nombreux enseignants et directeurs d’écoles publiques des milieux urbains et ruraux, est l’un de ceux dont l’issue sera la plus scrutée en lien avec les prétentions de « bonne gouvernance » et de « qualité » de l’éducation prêchées par Nesmy Manigat (voir l’article « Les syndicalistes du PRONEC exigent le paiement d’arriérés de salaire et leurs lettres de nomination », Le National, 30 décembre 2021). Constant dans ses calculs budgétaires, l’économiste-ministre, dans Le Nouvelliste du 27 mars 2019, diagnostiquait déjà que « Dans le dernier budget, l’enveloppe allouée à l’éducation représentait entre 20 et 21 milliards de gourdes, soit 300 millions de dollars américains pour un univers scolaire de 3 à 4 millions d’écoliers. » Le relatif faible financement de l’Éducation nationale par l’État haïtien se donne à voir dans le tableau comparatif suivant :

Financement de l’éducation par l’État haïtien

 

Montant alloué au ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP)

 

Budget total

Budget du MENFP

% du budget total

Budget du MENFP

 

En Gdes

En Gdes

 

Équivalent en $ US**

2006-2007*

28 602 530 600

4 002 277 410   

13,99%

100 056 935 $

2007-2008

79 193 917 545

6 485 744 508   

8,19%

162 143 613 $

2008-2009*

36 225 144 100

5 142 610 000   

14,2%

128 565 250 $

2009-2010

88 247 155 852

7 391 837 285 

8,38%

184 795 932 $

2010-2011

106 284 926 099

11 167 944 797

10,51%

279 198 620 $

(*Estimation à partir des tableaux de « L’état d’exécution des dépenses budgétaires » pour ces deux exercices.
**un dollar US coûtait à l’époque environ 40 Gourdes. Source : ministère de l’Économie et des finances : http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm)

Les données de ce tableau comparatif sont éclairantes et il serait utile de les comparer au budget que les pays de la région consacrent à l’éducation : par exemple, la Jamaïque a attribué 21.8% de son budget à l’éducation en 2014 selon l’Institut de statistiques de l’Unesco. À l’avenir les informations relatives au budget d’investissement de l’État dans le secteur de l’éducation devront être actualisées pour la période 2011 – 2021. La recherche documentaire effectuée pour la rédaction du présent article ne nous a pas permis de retracer des documents fournissant un éclairage actualisé sur le montant total des sommes attribuées par la coopération internationale, l’aide bilatérale et multilatérale au secteur de l’éducation en Haïti au cours des dix dernières années du pouvoir du PHTK. Nous n’avons pas non plus eu accès à un quelconque bilan analytique public des millions de dollars déversés ces dix dernières années dans le système éducatif haïtien par les agences de coopération internationale et par le biais de la coopération bi et multilatérale. Qu’il s’agisse du budget d’investissement de l’État dans le secteur de l’éducation ou des sommes injectées par les instances internationales, un journalisme d’enquête s’impose donc, documenté et rigoureux, et il devrait fournir des données analytiques sur les mécanismes nationaux à l’œuvre dans le financement du système éducatif haïtien ces dix dernières années. Pareil journalisme d’enquête permettra plus généralement de mieux éclairer la sous-culture de la corruption qui prévaut dans la totalité de l’Administration publique, y compris au ministère de l’Éducation (cf. le scandale des 122 millions de gourdes de chèques zombis mis au jour en mars 2018). Cela vaut également pour les montants cumulés à travers le Fonds national de l’éducation (FNE) qui continue de financer le PSUGO tant décrié par la majorité des enseignants et syndicats d’instituteurs et qui a connu de nombreux épisodes de détournements de fonds à grande échelle. Car il faut bien le rappeler, « À côté des vastes opérations de détournement de fonds, l’une des particularités de cette manne, c’est l’opacité sur les montants collectés et les dépenses réelles. Le plus souvent c’est dans une logique de propagande que des chiffres faméliques sont avancés pour justifier la dilapidation des sous provenant des taxes sur le transfert et les appels téléphoniques de l’étranger » (« Vers un recadrage de la manne du FNE », Le Nouvelliste, 27 novembre 2018). En ce qui a trait au PSUGO en tant qu’entreprise de détournement de fonds publics à grande échelle, l’un des meilleurs diagnostics a été posé par Charles Tardieu, enseignant-chercheur, dans un texte d’une grande pertinence analytique, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti » (30 juin 2016).

À l’aune des « Une » de la presse, plusieurs observateurs ont noté une présence accrue du ministère de l’Éducation nationale sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook, au cours du mois de décembre 2021. Par-delà le narratif fortement propagandiste de cette présence, il est utile de prendre la mesure que le ministère de l’Éducation nationale intervient par le ruissellement d’une abondante « pluie d’annonces » car « lekòl pa ka tann » [sic] (« l’École ne peut attendre ») : rencontres multisectorielles, rencontres avec les agences de coopération internationale, rencontres avec les directions techniques du MENFP et les partenaires sociaux, etc. En l’absence d’une politique linguistique éducative nationale et d’un véritable plan de travail harmonisé à l’échelle du pays, le clairon du ministère de l’Éducation nationale résonne à tout-va et c’est un slogan volontariste qui tient lieu de ligne directrice générale : « Edikasyon nou an pa ka tann, Lekòl nou yo pa ka tann, Etidyan nou yo pa ka tann, Anseyan nou yo pa ka tann, Ayiti pa ka tann #lekòlpakatann ». Volontariste sinon lunaire, ce slogan, au creux de l’impatience et de l’impuissance, se situe aux antipodes de l’article 32 de la Constitution de 1987 qui consigne que l’éducation est un droit et que l’État a l’obligation d’en assurer l’efficience. Les « Une » de la presse et sur les réseaux sociaux sont donc particulièrement intéressantes à décoder car elles permettent de mettre en lumière –au regard, il faut encore le signaler, de l’absence d’une politique linguistique éducative nationale–, l’amoncellement, l’empilement en vrac de « mesures » et/ou de « plans » traduisant un lourd déficit de vision d’ensemble de la mission du ministère de l’Éducation nationale et du rôle de l’École haïtienne contemporaine. Dans le contexte où l’Exécutif néo-duvaliériste dirigé par le Premier ministre de facto Ariel Henry ne gouverne pas véritablement un pays captif des gangs armés, Nesmy Manigat, serviteur zélé du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir en Haïti, a ainsi annoncé la poursuite du très controversé programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (le PSUGO), le « retour des 12 mesures » de gestion de l’Éducation nationale ainsi que la mise en œuvre du PDEF, le Plan décennal d’éducation et de formation (cf. Note du Bureau de communication/MENFP, 16 décembre 2021). Alors même que l’on croyait voué aux oubliettes de la mémoire le très lacunaire « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 », la « pluie d’annonces » du ministère de l’Éducation sur Facebook a le grand mérite de nous révéler qu’il aurait non seulement été voté et lancé, mais également qu’il demeure en vigueur par la grâce décisionnaire de notre économiste-ministre. Il y a lieu de rappeler que ce « Plan décennal d’éducation » –héritage de la médiocre administration du ministre Pierre Josué Agénor Cadet–, n’a jamais été approuvé par les associations d’enseignants et qu’en ce qui a trait à l’aménagement du créole il se situe en-deçà des préconisations de la réforme Bernard de 1979…

L’amoncellement, l’empilement en vrac de ces « mesures » et/ou de ces « plans » nous remet en mémoire le diagnostic, encore valide de nos jours, du Bureau international d’éducation selon lequel « Depuis la réforme Bernard [de 1979] (…) aucune politique globale de l’éducation n’a été clairement définie » (UNESCO : « Données mondiales de l’éducation : sixième édition 2006-07 »). Ce diagnostic doit être compris au regard du mode d’intervention du ministère de l’Éducation dans la presse et sur les réseaux sociaux et en ce qui a trait au rôle politique dévolu à Nesmy Manigat par le PHTK néo-duvaliériste (voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité » (Le National du 2 décembre 2021) ; sur les lourdes lacunes du « Plan décennal d’éducation et de formation », voir l’évaluation analytique contenue dans notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018 »).

Les « Une » récentes de la presse et des réseaux sociaux relatives au secteur de l’éducation sont donc fort instructives : elles incitent, parmi des sujets divers, à revisiter entre autres la réalité du maigre bilan des réalisations de Nesmy Manigat lors de son premier passage à la direction de l’Éducation nationale (2014 – 2016) ainsi que l’amnésie volontairement sélective dont ce bilan est l’objet chez certains analystes dans un pays où fleurit encore « Le règne de l’impunité » (très beau titre d’un documentaire d’Arnold Antonin). Mieux : elles éclairent son système de gouvernance caractérisé par les « effets d’annonce », l’échophrasie comme boussole et la « course à la « Une » des réseaux sociaux au détriment de résultats identifiables et mesurables. Et de manière liée, elles éclairent un volontarisme gestionnaire à la fois verbeux et hors-sol qui croit pouvoir contourner les lignes de force du contexte politique actuel, notamment l’illégitimité du gouvernement de facto d’Ariel Henry qui, reclus dans son intrigante bulle, ne gouverne pas un pays désormais soumis à la loi des gangs armés. Aujourd’hui caution intellectuelle et politique d’un Exécutif néo-duvaliériste qui concentre de manière inconstitutionnelle et illégitime tous les pouvoirs –législatif, exécutif, judiciaire–, Nesmy Manigat déclarait il y a quelques années que « Nous avons beaucoup zigzagué et perdu du temps, et, aujourd’hui, à part de simples idées de réforme, nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan » (« Éducation : la réforme ne doit pas attendre », Le National, 30 août 2018). La grande illusion que charrie le retour aux affaires de Nesmy Manigat, généreusement qualifié par certains de professionnel « intègre » sinon de « visionnaire », est qu’il serait possible de « réformer » de l’intérieur une institution nationale –le ministère de l’Éducation–, au sein même d’un régime néo-duvaliériste disqualifié aux yeux de la population et qui, depuis dix ans, s’est employé à paralyser et à détruire les principales institutions du pays. Faudrait-il l’« oublier » : François Duvalier, mentor revendiqué par le PHTK, avait tracé la voie de la décapitation/vassalisation des institutions du pays… La stratégie PHTKiste de la terre brûlée –celle du démantèlement des institutions nationales à laquelle Nesmy Manigat est objectivement lié–, a récemment été mise en lumière par Laënnec Hurbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, Paris) et professeur à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. Dans sa fort judicieuse analyse parue le 13 avril 2021 dans Médiapart, « Processus d’effondrement de l’Etat – Pour une reconquête de la dignité d’Haïti », il expose avec rigueur « La destruction des institutions essentielles à la démocratie ou le retour du tonton macoute sous les espèces des gangs armés fonctionnant comme une base sociale du pouvoir actuel, et le passage de l’effondrement de l’État à l’effondrement du lien social ». La mise hors-circuit du Parlement haïtien en est l’illustration la plus parlante au plan institutionnel. Faut-il encore le préciser, l’un des effets de la grande illusion que charrie le retour aux affaires de Nesmy Manigat, que certains applaudissent… tout en se pinçant le nez, est la potentielle anesthésie de l’esprit critique quant à la véritable nature du pouvoir politique du PHTK néo-duvaliériste au sein duquel « Les mafieux se sont accaparé tous les leviers de l’État haïtien » (Laënnec Hurbon, Le Figaro, 3 novembre 2021). L’État mafieux modélisé par le PHTK et auquel Nesmy Manigat, avec ferveur, prête ses services dans le domaine de l’éducation apparaît ainsi, paradoxalement, à la fois dans sa dimension informelle et dans celle d’un État prédateur structuré autour de la pérennisation de la « rente financière étatique », sorte de « rente financière patrimoniale » devenue chasse gardée des politiciens « grands mangeurs » et autres bénéficiaires directs du régime qui s’arc-boutent sans états d’âme à la corruption ambiante et aux rituels bien huilés du détournement des ressources financières du pays. L’oligarchie locale, dont d’illustres membres sont aujourd’hui lourdement impliqués dans le trafic de drogue, dispose traditionnellement de puissants relais dans l’Exécutif et elle contrôle désormais les douanes, les ports et les banques, et tire l’essentiel de ses ressources des importations, elles-mêmes liées à la subordination de l’économie au géant nord-américain (voir l’article de Frédéric Thomas, « Des milliards d’euros détournés dans le pays le plus pauvre d’Amérique latine / Les deux racines de la colère haïtienne » (Le Monde diplomatique, février 2020). C’est autour de cette oligarchie locale et dédiée à ses intérêts que s’est structurée une économie de « rente financière étatique », sorte de « rente financière patrimoniale » : l’État prédateur, ainsi caractérisé et circonscrit, pérennise sa propre reproduction à travers les mécanismes cadenassés de la corruption et du détournement des ressources financières du pays. Sous cet angle, la récente nomination de Nesmy Manigat à la direction de l’Éducation nationale est loin d’être un mirage : elle vaut adhésion à un système oligarchique traditionnel dans ses rapports étroits avec l’État prédateur « bandit légal » porté à bout de bras par Michel Martelly, Laurent Lamothe, Evans Paul, Joseph Jouthe, Jovenel Moïse, Ariel Henry, etc.

Poursuivant l’exploration des « Une » de la presse et des réseaux sociaux en lien avec le système éducatif haïtien, nous avons lu avec un grand intérêt l’article de Rubin Jean-Jacques paru sur le site d’information en ligne AlterPresse le 18 décembre 2021, « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation ». Il s’agit d’un texte intéressant à plusieurs égards, notamment en ce qui a trait à l’énoncé de ses objectifs et à ce qu’il promeut à travers l’organisation de son narratif. Dans un premier temps, il est utile de signaler que nous n’avons trouvé nulle trace de Rubin Jean-Jacques dans la documentation courante relative au système éducatif haïtien et nous n’avons pas été en mesure de vérifier s’il s’agit d’un pseudonyme ou si l’auteur du texte est un enseignant qui n’a encore rien publié sur un sujet relevant de l’un ou de l’autre domaine de l’éducation. De surcroît, l’examen de la documentation accessible ne nous a pas permis d’établir si Rubin Jean-Jacques serait un spécialiste oeuvrant au sein de l’Observatoire de la qualité de l’éducation de la CONFEMEN (Conférence des ministres de l’Éducation des États et gouvernements de la Francophonie).

L’article « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation » relate la tenue d’une rencontre, le 16 novembre 2021, en présentiel et par visioconférence, entre le ministre de l’Éducation et onze « professionnels de l’éducation à travers le pays ». Le sujet principal de cette rencontre s’énonce ainsi : « un partenariat fructueux se dessine pour un Observatoire national de l’éducation, projet mûrement réfléchi par ce groupe de praticiens – chercheurs depuis 2018. » Il comprend en introduction un panégyrique, une sorte d’apologie explicite des interventions institutionnelles de Nesmy Manigat, et cette apologie autorise l’hypothèse qu’il s’agit probablement d’un texte rédigé sur commande rémunérée, comme ce fut le cas avec l’article de Fritz Dorvilier alors consultant au Parlement haïtien et au ministère de l’Éducation nationale, « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat » (Le Nouvelliste, 4 mars 2016). La publication de cet article et autres divers « services rendus » au PHTK néo-duvaliériste a valu à Fritz Dorvilier, habile complimenteur, d’être nommé consul général d’Haïti à Montréal.

L’introduction du texte « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation » se lit comme suit : « Il [Nesmy Manigat] se déplace. Consulte. Révise. Mais pose surtout des actions à impacts durables sur un système éducatif trop longtemps caractérisé par l’échec. Voici comment l’on décrit sur les réseaux sociaux le nouveau patron du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, celui que certains citoyens commençaient déjà à surnommer : le ministre de la qualité. Et c’est pour assurer le virage stratégique de la machine vers la qualité que le ministre Nesmy Manigat a reçu, ce jeudi 16 novembre 2021, un groupe de 11 praticiens-chercheurs à l’hôtel Royal Oasis, à Pétionville. » Au niveau institutionnel et quant au mode d’intervention ministériel, il s’agit donc de camper d’entrée de jeu l’image d’un ministre-marathonien activement présent sur le terrain, soucieux de « consulter » ses nombreux interlocuteurs et dont la marque de fabrique, le trait dominant serait de « pose[r] surtout des actions à impacts durables sur un système éducatif trop longtemps caractérisé par l’échec. » Cet énoncé est « performatif » au sens où l’entend le philosophe du langage John Searle, auteur de « La construction de la réalité sociale » (NRF Essais, Gallimard 1998) : ce qui doit advenir est déjà-là, le discours précède et « construit » la réalité, dès lors l’action ministérielle est par essence légitime et ancrée dans le temps à travers « des actions à impacts durables ». La table est ainsi mise pour l’expression du sujet majeur de l’article.

L’analyse attentive de l’article « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation » permet de poser que ce texte, dans son dispositif narratif, est en réalité un ballon d’essai mis en route par le ministère de l’Éducation nationale, sans doute pour tenter de combler le vide de l’absence d’une politique linguistique d’envergure nationale en Haïti et le peu de résultats mesurables du premier passage de Nesmy Manigat à la direction du ministère de l’Éducation nationale. Plutôt que de plaider pour l’institution d’une vaste concertation nationale avec les associations d’enseignants et les directeurs d’écoles, le ministère de l’Éducation nationale privilégie la mise en scène médiatique d’une « concertation » minimaliste mais ciblée avec onze « professionnels de l’éducation à travers le pays (…) diplômés de l’UQAC [Université du Québec à Chicoutimi] et de l’UEH [Université d’État d’Haïti] en décembre 2018 dans le cadre d’un programme particulier de maîtrise en sciences de l’éducation ». Ces onze « professionnels de l’éducation », tel que le rapporte l’article, sont redevables envers Nesmy Manigat qui, « (…) à l’époque, avait soutenu avec énergie et conviction » un tel programme. C’est donc tout « naturellement » que le ministère de l’Éducation nationale s’appuie sur ces onze « professionnels de l’éducation » pour exposer l’idée d’un Observatoire national de l’éducation destiné à… « observer » et certainement à promouvoir l’ensemble des « politiques de réforme éducative » que l’économiste-ministre serait en train de mettre en œuvre « (…) pour assurer le virage stratégique de la machine [administrative de l’Éducation nationale] vers la qualité ». Dans le dispositif narratif de l’article, c’est bien là que réside son objectif principal : après avoir sanctifié l’image d’un ministre-marathonien activement présent sur le terrain, soucieux de « consulter » à tout-va, après l’avoir campé dans sa dévotion à « pose[r] surtout des actions à impacts durables sur un système éducatif trop longtemps caractérisé par l’échec », voici venu le temps d’exposer le trait majeur de l’argumentaire justifiant la création prochaine d’un Observatoire national de l’éducation : « (…) assurer le virage stratégique de la machine [administrative de l’Éducation nationale] vers la qualité ». L’argumentaire ainsi résumé dans l’article est très faible et dénué de profondeur analytique, on en convient, mais l’essentiel est verbalisé : il s’agit de promouvoir l’idée qu’« À l’évidence, un partenariat fructueux se dessine pour un Observatoire national de l’éducation, projet mûrement réfléchi par ce groupe de praticiens-chercheurs depuis 2018. » Ainsi se faufile candidement l’image que le projet d’un Observatoire national de l’éducation provient de « praticiens-chercheurs » plutôt que du ministre-marathonien…

À bien comprendre les éléments de langage contenus dans l’article « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation  », la mission principale de l’Observatoire national de l’éducation consistera à faire la promotion des « actions à impacts durables » de Nesmy Manigat dans le but d’alimenter périodiquement son discours gestionnaire et politique et de répondre de la sorte aux exigences de la feuille de route qui lui a été donnée par le cartel politico-mafieux du PHTK. C’est à l’aune d’une telle vision régalienne de la gestion du système éducatif national que devra prendre forme le « virage stratégique de la machine [administrative de l’Éducation nationale] vers la qualité ».

Un tel « virage stratégique de la machine vers la qualité » était déjà le leitmotiv, les 8 – 11 avril 2014, des Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti organisées par le ministère de l’Éducation nationale, à l’époque dirigé par Nesmy Manigat, et ces Assises ont examiné le thème « Pour un agenda national sur la qualité de l’éducation ». Dans notre article daté du 30 août 2014 et publié en Martinique sur le site Montray kreyòl, « Pour mieux comprendre la dimension linguistique de la qualité de l’éducation en Haïti », nous avons noté que de nombreuses personnes participant à cette activité, notamment des enseignants, n’avaient pas compris l’absence totale de préoccupations linguistiques, l’absence totale d’un questionnement de nature linguistique dans le programme de ces Assises qui, au final, n’ont rien produit de concret et de mesurable en termes d’inscription institutionnelle et d’ancrage dans la durée. Nous avions également mis en lumière le fait que « les 12 mesures » de gestion de l’Éducation nationale (de nature « technique », à courte vue et nullement visionnaires) annoncées début août 2014 par le ministre de l’Éducation Nesmy Manigat affichaient une totale démission de l’État haïtien quant à l’aménagement des deux langues officielles en salle de classe et quant à la dimension linguistique prioritaire de tout virage vers la qualité de l’éducation en Haïti. « Effet d’annonce », « sous-culture du buzz cosmétique », l’échophrasie comme boussole, là encore, du « virage stratégique vers la qualité de l’éducation » en Haïti, le projet d’un Observatoire national de l’éducation en Haïti n’est pas sans rappeler l’exceptionnel battage médiatique fait autour du « Pacte national pour une éducation de qualité » en 2015 – 2016. Ardemment porté par le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, ce « Pacte » visait rien de moins que « la refondation du systeme éducatif ». Selon un communiqué acheminé à Haïti Press Network le 16 janvier 2016 par le ministère de l’Éducation nationale et repris par le site The Canada-Haiti Information Project, le MENFP a salué « l’adhésion déjà de plus 20 000 citoyennes et citoyens à ce Pacte » : une si forte adhésion n’a pourtant pas donné lieu à la sanction législative d’un si « populaire » Pacte qui, en bout de piste, n’a produit aucun résultat durable et mesurable. En l’espèce, les faits sont têtus : « Deux ans après son départ du ministère de l’Éducation nationale (…), M. Manigat, actuel président du comité de gouvernance du Partenariat mondial pour l’éducation, constate avec déception qu’aucune réforme n’est en marche malgré l’engagement pris par d’importantes personnalités de la société en faveur du « Pacte national pour une éducation de qualité » (« Éducation : la réforme ne doit pas attendre », Le National, 30 août 2018). Aujourd’hui, sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, on ne trouve même pas trace d’un si « populaire » Pacte…

À bien situer le projet de création d’un Observatoire national de l’éducation en Haïti, une question s’impose : est-il cohérent, est-il fondé de tenter de « faire du neuf avec du vieux », de recycler les mêmes vieilles formules inopérantes du « buzz cosmétique-médiatique » pour assurer le « virage stratégique de la machine [administrative de l’Éducation nationale] vers la qualité » ? La réponse est non, elle est exemplifiée par l’échec de la mise en œuvre des « 12 mesures » administratives malgré tout récemment reconduites par Nesmy Manigat, et par l’empilement en vrac de « mesures » et/ou de « directives » traduisant un lourd déficit de vision d’ensemble de la mission du ministère de l’Éducation nationale et du rôle de l’École haïtienne contemporaine. Dans l’actuel contexte politique, le projet de création d’un Observatoire national de l’éducation s’apparente à un « coup de poker menteur » destiné à conforter la fabrique du consentement politique autour de l’Exécutif issu du PHTK néo-duvaliériste –Exécutif qui, illégal et anti-constitutionnel, se révèle incapable de gérer la moindre des affaires courantes de l’État (sur la notion de « fabrique du consentement politique », voir notre article paru dans Le National du 12 octobre 2021, « De Ricardo Seitenfus à Helen La Lime, l’aveuglante et impériale manufacture du « consentement » politique en Haïti »).

Il existe à travers le monde plusieurs sortes d’Observatoires, parmi lesquels l’Observatoire international des droits linguistiques (Université de Moncton, Canada), l’Observatoire européen du plurilinguisme, l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la Francophonie, l’Observatoire national en matière de droits linguistiques/National Observatory on Language Rights, l‘Observatoire des pratiques linguistiques de la Délégation générale à la langue française et aux langues de Fr a n c e (DGLFLF), etc.

L’idée d’un Observatoire n’est pas nouvelle en Haïti. Créé en 2015, l’Observatoire citoyen pour l’institutionnalisation de la démocratie (OCID) est un consortium d’organisations de la société civile formé de l’Initiative de la société civile (ISC), du Centre oecuménique de droits humains (CEDH) et de JURIMEDIA. Il n’est pas attesté que l’OCID ait atteint ses objectifs depuis sa création, mais sur son site il est écrit qu’il « œuvre depuis sa création en janvier 2015 à la consolidation de la démocratie en Haïti et, en particulier, à l’instauration d’un système électoral garantissant aux citoyens haïtiens la possibilité de pouvoir choisir librement et démocratiquement leurs dirigeants ». De manière générale, un Observatoire est l’un de ces dispositifs qui tout à la fois intègrent une diversité d’intérêts de connaissance et de modes de production des savoirs, et peuvent contribuer à une normalisation et à une hiérarchisation de cette diversité. Dispositif local ou national les Observatoires ont pour mission de compléter les connaissances afin de faciliter les prises de décisions et de faciliter l’accès à l’information dans différents domaines.

Dans le cas d’Haïti, promouvoir la création d’un Observatoire dans un domaine donné n’est pas en soi une mauvaise idée. Toutefois, pour en déterminer l’utilité et la légitimité, il faut au préalable se poser une question de fond : en vertu de quelle vision de société faudrait-il mettre sur pied tel ou tel Observatoire et dans quel but ?

Dans l’actuel contexte politique, il faut bien le répéter, le projet de création d’un Observatoire national de l’éducation s’apparente à un « coup de poker menteur » destiné à conforter la fabrique du consentement politique autour de l’Exécutif issu du PHTK néo-duvaliériste. Sa légitimité et son utilité en matière de refondation et d’aménagement du système éducatif haïtien n’ont pas été démontrées et l’information consignée dans l’article « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation  » atteste une vision de société qui, dans le domaine de l’éducation, est réduite à la vaporeuse idée du « virage stratégique de la machine [administrative de l’Éducation nationale] vers la qualité ». Pire : le projet de création d’un Observatoire national de l’éducation tel que présenté dans l’article d’AlterPresse s’apparente de fait à une dommageable instrumentalisation à des fins politiques partisanes de « onze professionnels de l’éducation à travers le pays (…) », qui sont redevables envers le ministre-marathonien et qui, sans doute soumis aux affres de la précarité économique et sociale, se positionnent avec ferveur au tragique défilé des demandeurs de « djob ». L’article le dit clairement : « C’est déjà un acte de grande importance, la reconnaissance de notre valeur pour l’avenir du système éducatif haïtien par le nouveau ministre ». En revanche, ce que ne précise pas l’article c’est le statut de ces « onze professionnels de l’éducation à travers le pays (…) : sont-ils des enseignants certifiés du secteur privé ou du secteur public, ou des employés du ministère de l’Éducation ? Cette question n’est pas anodine lorsqu’on se remémore la « commande éditoriale » reçue et exécutée par Fritz Dorvilier, autrefois employé contractuel au Parlement et au ministère de l’Éducation et auteur de l’article laudateur et bonimenteur « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat » (Le Nouvelliste, 4 mars 2016).

De manière plus essentielle, l’article « Haïti / Pour un observatoire national de l’éducation  » renvoie à l’épineuse question des priorités de l’État dans le domaine de l’éducation. Au plan institutionnel et en lien avec la configuration de la situation politique actuelle, l’État haïtien, captif du cartel politico-mafieux PHTK, n’a ni la vision nécessaire ni la volonté politique d’apporter des solutions adéquates et durables aux problèmes majeurs du système éducatif national. Les maigres résultats du premier passage de Nesmy Manigat à la direction du ministère de l’Éducation nationale (2014 – 2016) durant la présidence « bandit légal » de Michel Martelly en sont la tragique illustration : le ministre-marathonien a beau s’agiter tel un hologramme, cultiver le « buzz cosmétique-médiatique », revêtir les habits virtuels de la modernisation et prêcher la « qualité », il est la caution et il est au service d’un système, le cartel politico-mafieux PHTK nostalgique du duvaliérisme et dont la mission consiste principalement à assurer la reproduction de la « rente financière d’État » à travers la criminalisation/ganstérisation de l’appareil d’État et au bénéfice des secteurs prédateurs connus de la société haïtienne. Dans un pays où règne « l’imposture de l’aide humanitaire » (Frédéric Thomas, Le Monde diplomatique, novembre 2016) y compris dans le champ éducatif, la course aux millions de l’« aide » internationale tient lieu de fil conducteur de politique publique et, par-delà les discours cosmétiques de circonstance, l’éducation n’est toujours pas une priorité pour l’État haïtien. La création projetée d’un Observatoire national de l’éducation en Haïti n’apportera aucune réponse crédible aux urgences connues de l’École haïtienne, la première de toutes ces urgences étant la refondation même de cette École comme le réclament de très nombreux enseignants en Haïti et comme l’a explicitement formulé Michaëlle Jean. Il faut ici rappeler qu’en une clairvoyante communauté de vue avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, la nécessité de la refondation de l’École haïtienne a été évoquée après le séisme de 2010 par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), Michaëlle Jean. Elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), « la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti / L’Envoyée de l’Unesco défend une refondation du système éducatif », Centre d’actualités de l’ONU, 15 février 2011).

À contre-courant de ce qui s’apparente déjà à une nouvelle arnaque PHTKiste dans le système éducatif haïtien, nous plaidons pour une vision consensuelle et rassembleuse de refondation de l’École haïtienne, une École citoyenne fondée sur l’obligation de la mise en oeuvre des droits linguistiques. La priorité doit être l’élaboration et la mise en route de la politique linguistique éducative de l’État haïtien, l’élaboration d’outils pédagogiques, didactiques et lexicographiques de haute qualité en langue créole, l’efficience du droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne et la mise sur pied de la Secrérairerie d’État aux droits linguistiques chargée de la conduite de la future politique linguistique de l’État haïtien ciblant l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Nous en avons indiqué les fondements constitutionnels et programmatiques dans nos articles « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti » (Le National, 15 mars 2019), et « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti » (Le National, 10 mars 2020). En termes de vision et de perspective centrale, nous avons avec cohérence exposé que « La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national » (Le National, 20 septembre 2018). Il s’agit là de la seule option véritablement porteuse d’avenir car, en Haïti, « Il faut une gouvernance linguistique forte et inventive, comportant l’exigence de la mise en oeuvre effective et mesurable des droits linguistiques de tous les citoyens » (Michaëlle Jean, Table-ronde « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui », Paris, 7 novembre 2018.)

Montréal, le 4 janvier 2022