— Par Bradley Elliott(*)
Il est un question qui revient fatidiquement dans la plupart des interviews de personnes centenaires : « qu’avez-vous fait pour vivre aussi longtemps ? » Inévitablement, la réponse mise en avant se veut inattendue et décalée : manger des fish and chips chaque vendredi. Boire quotidiennement un verre de liqueur. Se préparer chaque matin un petit déjeuner à base de bacon. Sans oublier les traditionnelles consommations de vin et chocolat.
Pour populaires qu’elles soient auprès du public, ces réponses, et la question qui les amène, ne nous aident en rien à comprendre pourquoi ces centenaires ont vécu si longtemps. Pour saisir les raisons pour lesquelles leurs conseils diététiques n’ont aucune utilité, permettez-moi de convoquer des pilotes de bombardiers, d’anciens chefs-d’œuvre architecturaux, ainsi que la science statistique.
Bombardiers et biais du survivant
Pendant la Seconde Guerre mondiale, des statisticiens alliés ont mis leurs connaissances à contribution afin de tenter de faire diminuer au maximum le nombre de bombardiers abattus par le feu ennemi. Leur idée était que s’ils parvenaient à établir une cartographie des dommages subis par les avions revenant de mission, il deviendrait possible de déterminer quelles étaient les zones des appareils les plus fréquemment endommagées, et de les renforcer plus spécifiquement. Une idée simple et efficace, n’est-ce pas ? Pas pour Abraham Wald : bien qu’étant lui aussi statisticien de son état, il plaidait pour adopter une mesure exactement opposée. Selon lui, il fallait au contraire renforcer en priorité les endroits non endommagés des avions rescapés.
Son raisonnement ? Les avions étudiés avaient tous en commun d’être revenus du front avec d’importants dégâts survenus ailleurs qu’en ces endroits. Or ils étaient parvenus à rallier leurs bases malgré tout. À l’inverse, on pouvait supposer que les bombardiers qui n’étaient pas revenus avaient été abattus précisément parce qu’ils avaient été touchés dans ces zones non endommagées sur les appareils qui étaient revenus du front bien malgré leurs dommages ! Mais bien entendu, les avions descendus en flammes ne revenaient jamais pour être étudiés…
Le « biais du survivant », un biais cognitif statistique à prendre en compte
Ce phénomène est connu sous le nom de « biais du survivant ». Ce biais cognitif et statistique résulte d’une erreur consistant à ne compter que ceux qui sont là pour être comptés, en ignorant ceux qui n’ont pas « survécu ».
Il est possible d’illustrer ce biais par l’absurde. Imaginons un groupe de 100 individus ayant tous fumé durant toute leur existence. Au niveau du groupe, un certain nombre de ces fumeurs mourra plus tôt de cancers, de maladies pulmonaires ou de maladies cardiovasculaires. Toutefois, une ou deux personnes pourraient défier les probabilités et vivre centenaires.
Imaginons maintenant qu’un journaliste interviewe l’heureux élu le jour de son 100e anniversaire, et lui pose la classique question : « À quoi attribuez-vous votre exceptionnelle longévité ? » Le fringant nouveau centenaire pourrait lui répondre : « Au fait de fumer un paquet de cigarettes par jour ! »
Un biais très répandu
Ainsi présenté, ce biais du survivant peut apparaître évident. Il est pourtant présent partout dans notre société. Nous avons tous déjà lu ou entendu l’histoire de ce célèbre acteur ou de ce talentueux entrepreneur qui a percé malgré l’adversité, en travaillant dur, en ayant cru en ses valeurs, et qui, grâce à cela, a fini par connaître le succès.
Mais nous n’entendons jamais parler des innombrables exemples d’individus qui ont essayé tout aussi dur, en donnant leur maximum, mais sans jamais réussir… Et pour cause : médiatiquement parlant, l’histoire ne serait pas très bonne… Cette situation crée un biais cognitif, car nous entendons principalement parler des succès, jamais des échecs.
Ce biais s’applique aussi, par exemple, à notre perception de l’architecture. En effet, les bâtiments d’une période donnée qui parviennent jusqu’à nous sont les mieux conçus, ou les plus importants. Nous ne voyons plus ceux qui se sont effondrés ou ont été démolis, ce qui fausse notre impression de la qualité de la construction de ces époques.
La finance n’est pas en reste : si les personnes qui ont réussi des investissements risqués sont citées en exemple, nous n’entendons généralement pas parler de celles qui échouent, puisqu’elles ne vendent pas de livres ni de plans de développement personnel… Il en est de même pour les plans de carrière : « si vous travaillez dur et abandonnez l’université, vous pouvez devenir un athlète à succès comme moi », disent… ceux qui ont réussi !
Activité physique et très grand âge
Je travaille avec des personnes âgées et à ce titre, j’inclus souvent dans mes recherches des individus qui constituent des exceptions « extrêmes », notamment par le fait qu’ils ont atteint des âges « extrêmes ». Actuellement, nos travaux portent sur des personnes âgées de plus de 65 ans qui sont parvenues à maintenir des niveaux d’activité physique inhabituellement élevés jusqu’à un âge avancé, et sont restées en excellente santé.
Sur un certain nombre de mesures que nous effectuons en laboratoire, nombre de ces personnes s’avèrent plus rapides, plus en forme et plus fortes que moi. Et ce, malgré le fait qu’elles aient presque le double de mon âge…
Certes, nous savons que le fait qu’elles aient pratiqué et maintenu tout au long de leur vie une activité physique conséquente est associé à leur excellente santé. Mais nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que cette pratique sportive soit la cause directe de ce vieillissement particulièrement favorable.
Il se pourrait en effet que ces personnes très actives se retrouvent protégées, de par leur pratique de l’exercice, contre les maladies chroniques telles que les cancers, le diabète et les maladies cardiovasculaires. Mais il se peut aussi, à l’inverse, qu’elles aient pu rester actives jusqu’à un âge si avancé parce qu’elles n’avaient été affectées par aucun cancer, aucun diabète ou aucune maladie cardiovasculaire lorsqu’elles étaient plus jeunes…
On peut aussi imaginer qu’il pourrait exister un troisième facteur, encore inconnu, qui participerait à la fois chez ces personnes à favoriser le maintien en bonne santé ainsi que la pratique de l’activité physique…
Corrélation n’est pas causalité
Soyons clairs : nous autres scientifiques sommes néamnoins capables de vous donner quelques conseils pour vous aider à – probablement – vivre plus longtemps (en les enrobant comme à notre habitude de toutes les nuances et précautions d’usage…).
Parmi ces recommandations, il est aujourd’hui scientifiquement bien établi qu’être physiquement très actif, ne pas manger trop et ne pas fumer augmenteront vos chances de bien vieillir. On peut aussi ajouter à cette liste le fait d’avoir une vision globalement positive de l’existence. Sans oublier, bien sûr, que la chance d’avoir eu les bons parents et les bons grands-parents compte aussi…
Mais il ne faut pas oublier qu’une corrélation n’est pas synonyme de causalité. Ce point essentiel est martelé sans relâche aux étudiants en sciences. À raison, car notre cerveau fonctionne de telle façon qu’il nous amène à déceler des schémas entre les variables que nous observons, et à supposer qu’elles sont liées, d’une manière ou d’une autre. Or, souvent, comme dans le cas du « biais du survivant », nous ne considérons pas toutes les données, et voyons donc des schémas là où il n’y en a pas…
(*)À propos de l’auteur : Bradley Elliott. Senior Lecturer in Physiology, University of Westminster.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Source : WeDemain :