Habdaphaï, retour sur la série « Porteurs de mots »

— Par Matilde dos Santos —

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Porteur de Mots, figurine en terre cuite, 2012. Photo MDS

L’audace est porteuse de génie, de pouvoir et de magie
Jean de la Fontaine

J’étais insoucieux de tous équipages
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais
Le Bateau Ivre – Rimbaud

 

« Porteur » : Coolie, coursier, déménageur, détenteur, docker, livreur, manutentionnaire, messager, sherpa.

L’artiste
Habadaphaï , plasticien, vit et travaille en Martinique.
D’une vie antérieure il a gardé l’assurance du danseur, une maitrise parfaite de l’espace, la permanente recherche de la perfection dans le geste. De ses origines modestes lui vient le besoin du corps à corps avec le public qui l’amène à performer, à réaliser aussi souvent que possible des installations in situ.
De son enfance à Trenelle, lui reste l’habitude du coup de main qui se traduit  aujourd’hui encore par sa participation dans une suite sans fin des mouvements associatifs. De sa nature propre une simplicité à  la limite de la candeur et une furieuse envie de vivre
Habdaphai ne fait pas que passer, il trace ses traces noires sur le dos du monde. Colorie autour pour dire sa vie, son lieu, ses marques,  les espoirs, l’étranglement  de chaque rencontre.  Mais il le dit en conteur, qui obéit à un code strict, code que nous ne connaissons pas forcement. Du symbole à la chose il y a de la distance.
Habdaphai peint en danseur et  ne rectifie jamais ses gestes. Les traces non voulues, celles qui ne disent pas le dessein du peintre sont souvent occultées. Occultés, non pas gommées, elles subsistent sous le visible, mais ne sont pas données à voir.  Tel un danseur il  réalise mille fois le même geste, jusqu’à la perfection, ou à jusqu’à ce qu’humainement en est la limite, mais ne il ne le corrige pas, il le recommence.
Il peint aussi très souvent en dansant, il tourne autour de la toile, et de sa gestuelle sortent les lignes parfaitement nettes, de son univers propre une harmonie s’impose, des couleurs d’abord, lui qui n’est pas coloriste pourtant. Et alors qu’il avoue volontiers ne pas planifier ses toiles, chez lui chaque geste est précis, et il semble ne jamais hésiter, comme s’il réalisait une chorégraphie prévue à l’avance, et dont il connait parfaitement les séquences.  Une concentration que lui-même décrit comme proche de la transe et le corps pris parfois de frénésie. Chez le danseur, le geste se doit avant tout d’être abouti, le geste inclut toutes ses parties et provoque dans l’espace un effet,  et c’est pareil en peinture pour celui qui peint avec les esprits
Ou plutôt pour celui qui peint comme  l’âme platonique s’en souvient : tombée de la perfection originale dans un monde d’ombres qu’il convient d’ordonner. On peut donc toujours et c’est une des questions qui le hantent, tracer l’origine.

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Porteur de Mots, fresque, exposition ISBA Besançon, 2014.Photo Gabriel Vieille

Les Signes
Le choix du signe comme moyen d’expression n’est pas anodin. Il dit déjà un certain rapport au monde. Sa peinture ne décrit pas, elle raconte. Mais avec énormément de distance, ce qu’il dit étant si bien caché dans des signes a priori abscons qu’il les rapproche  du public en leur donnant une image lisible, telles les lignes de capture qui deviennent des corps de femmes. Obsession particulière. C’est le propre de l’artiste d’avoir une question. De ce point de vue Habdaphaï est exemplaire. Tout était là en embryon au départ ou du moins très tôt et cela s’explique car il a une question, la sienne,
Les signes chez Habdaphaï racontent le vécut très biaisé par la cosmogonie particulière de l’artiste, son œuvre converse, discoure, sur le monde, sur soi, sur l’autre, pour soi, pour l’autre,  pour le monde
En 1999  l’exposition « Habdaphaï avec le siècle » s’accompagnait d’un opuscule qui m’intrigue toujours : des dessins en noir et blanc entrecoupés des textes mi haïku, mi aphorisme, mi page de journal intime, assortis d’un lexique, d’un répertoire de ses signes propres.

Arrivé aux porteurs de poissons, chaque signe avait trouvé sa place et cette période de sa carrière est indéniablement extrêmement aboutie.
Les porteurs de poissons ont été suivis de Rhinoloup puis des êtres plongeants en promenades singulières. On a du mal parfois à percevoir l’évolution tellement le peintre avance en mettant les pieds dans ses pas d’avant. Et pourtant elle bien est là, l’évolution,  chaque étape introduisant des signes ou des lectures nouvelles, de couleurs, des supports… Arrivé aux porteurs de mots la boucle est bouclée. L’artiste tel Ulysse revient vers son centre, mais en mieux, et mieux ici veut simplement dire mieux centré.
L’éternel retour convient parfaitement à son univers primitif. La vie imite la vie dans la ronde des signes, les porteurs de mots tiennent la main des lianes-tamarin  des années 90,  roseau qui se plie mais ne rompt pas, signe d’une culture martiniquaise en expansion. Cette liane-là, multipliée, repensée, emmêlée  à l’infini, se transforme en un dédale de mots, un nouveau symbole non répertorié : le porteur de mots, une sorte de  sherpa débordé par l’embrouillamini de mots entrant ? sortant ? posés ? sur sa tête
L’intéressant chez les porteurs c’est  qu’il rompt cette recherche d’harmonie, qui caractérise la plupart de ses œuvres. Il présente enfin des fonds disharmoniques, des formes déstructurées, le signe nage en pleine confusion, les mots qu’il porte sont sensés peut être ordonner tout ça.

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Porteurs de Mots, installation, Exposition ISBA de Besançon, 2014. Photo Gabriel Vieille

Les mots
Sur la tête du porteur les mots sont profusion. Des mots dits, pesés, emportés, emportant le porteur débordé  par la masse mélusine des mots qui attire son corps irrésistiblement vers un coté puis vers l’autre. Des mots orientés comme des flèches qui tournent spiralés autour d’eux-mêmes  ou qui s’étirent en toutes directions, mais jamais vers le bas. Chez Habdaphai les mots aident à tenir debout. Le peintre tel un cherokee, est un homme de paroles, un homme qui fait marcher ses mots.
Le porteur ressort sur le fond sombre, chargé mais peu structuré. Ce qui contraste avec l’ordonnance habituelle de ses toiles, parfois carrément quadrillées par le peintre, définissant ainsi un espace quasi hiératique.
Du porteur de mots on aperçoit les jambes seules qui prêtent à sourire, quand on les sent chanceler sous le poids des mots envahissants.
Mots entremêlés, porteurs de charges émotives, porteurs de nouveaux destins, de veilles mémoires, d’idéologies, de rédemption créatrice, de peurs paralysantes, du continu spectacle de la vie de l’homme.
Ces mots se disputent et disculpent, condamnent, ou pardonnent. Ce sont des mots de plaisir, de colère, de froide constatation. Des mots caquetants comme des poules, des mots volatiles comme un amant incertain. Des mots cachés, des mots secrets, ceux que l’on murmure à l’oreille de l’aimé, ceux que l’on entend presque sans respirer, ceux que l’on doit toujours crier, ceux qui portent des larmes, des rires, de la tendresse ou de la rage, ceux qui construisent, ceux qui détruisent, ceux que l’on apprend aux enfants, ceux que l’on apprend d’eux.
On y perçoit les mots réservés à l’école, au travail, à la place publique ou a l’arrière-boutique, des mots de basse-cour, des mots de haut vol,  Des mots voltigeurs comme les infidèles, des mots lourds pesant des tonnes sur le dos du porteur, des mots légers qui lui font danser, les mots remâchés, les mots inventés, des mot étrangers, des mots étranges ou familiers, ceux dont on a besoin tous les jours, ceux que l’ on use rarement, et qui ont de la valeur. Mots savants, mots vernaculaires, mots sacrés, mots profanes.
Des mots performatifs, qui disent ce qui n’existe que quand on le dit. Comme la promesse de celui qui dit « je promets »et qui ne promet effectivement qu’en le disant.
Ce qui est somme toute, une métaphore acceptable de la peinture car celui qui peint met au monde des nouveaux existants, dont l’existence a l’étoffe fine des promesses.

Matilde dos Santos
26 juin 2012
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