— Par Matilde dos Santos Historienne, critique d’art et curateur indépendant —-
CATAPULT – Résidence d’artiste à la maison – visites virtuelles d’atelier
Au mois d’août 2020 Fresh Milk (Barbade) et Kingston Creative (Jamaïque), avec l’appui de l’American Friends of Jamaica (États-Unis), ont lancé CATAPULT | A Caribbean Art Grant, un programme qui, à travers six initiatives, a fourni directement, pendant cinq mois, un soutien financier à plus de 1000 artistes et créatifs de la Caraïbe, touchés par la pandémie. Une de ces initiatives était la résidence d’artiste à la maison (Stay Home Artist Residency – SHAR). Vingt-quatre artistes ont été sélectionnés et les résidences ont été échelonnées en trois groupes du 21 septembre au 11 décembre. J’ai été ravie de faire partie des curateurs-visitant et c’est un plaisir de partager avec vous ces rencontres.
Glwadys Gambie, artiste de Martinique a été sélectionnée pour les résidences à la maison, j’ai donc pu, entre un confinement et l’autre, visiter son atelier en présentiel.
Gwladys est née à Fort de France en 1988 . Après des études de lettres et sciences de l’éducation, elle entre au Campus Caribéen des Arts, et obtient son DNSEP (Master) en Arts visuels en 2014. Le travail de Gwladys explore son propre corps et s’articule autour du personnage Manman Chadwon (maman oursin), une sorte de divinité inventée par l’artiste. En dessin, collage, sculpture, couture ou broderie, l’artiste travaille des formes corporelles voluptueuses, parées d’épines, à la fois puissantes et évanescentes. Ces dernières années l’artiste a participé à plusieurs résidences, dont en 2018, Création en cours, initiée par les Ateliers Médicis en Guadeloupe et Caribbean Linked V organisée par Ateliers’ 89 et Fresh Milk, à Aruba. Puis The Fountainhead Residency, à Miami (2019) et tout récemment la SHAR, résidence à la maison (CATAPULT). Gwladys a participé également aux expositions internationales Désir Cannibale au Little Haïti Cultural Centre à Miami, dans le cadre du Festival Tout Monde (2019), et à la biennale du Mercosur (2020), on-line suite pandémie COVID.
Photo 1 Cartographie sensible (detail) résidence SHAR novembre2020 ,courtoisie de l’artiste
Photo 2 Corps paysage, feutre sur papier, 2018, 65 x50cm. Courtoisie de l’artiste
Sur ses dessins le corps féminin s’étend paysage onirique. Une féminité toute puissante, affiche des corps pleins, à la sensualité assumée. Paradoxalement, la délicatesse et la précision du dessin sert une sorte de rudesse. C’est Manman Chadwon, divinité afro caribéenne, un peu Mami Wata, un peu Manman Dlo, le corps tout hérissé de piquants. Un avatar de l’artiste qui fait rimer douceur et douleur.
En dessin le noir et blanc domine. La couleur arrive par petites touches et jusqu’à il y a peu de temps, quasiment toujours par collage. Puis il y a eu l’encre rouge, reliant son œuvre à l’actualité violente : celle des violences faites aux femmes, ou celles faites au sol martiniquais empoisonné par le chlordécone. En noir ou en rouge, ces corps abritent de véritables écosystèmes, entre minéral, végétal et animal. Paysage organique, le corps s’étale secret, formant des plis qui renferment et exhibent à la fois.
Photo 3 The birth of Manman Chadwon, 2018, encre de chine, collage sur papier, 75 x 100 cm, courtoisie de l’artiste
Photo 4 Cartographie sensible (détail) résidence SHAR novembre 2020 , courtoisie de l’artiste
On peut relier le travail de Gwladys à celui des artistes femmes qui depuis les années 1960 ont construit une esthétique féministe dont la base est la libération de l’imaginaire des femmes. Beaucoup d’artistes qui ne se revendiquent pas féministes partagent dans leurs œuvres des traits communs propres au mouvement féministe dans son ensemble, comme le fait d’affirmer le corps et de déconstruire les stéréotypes ainsi que le recours à des pratiques strictement féminines, telles que la broderie et la couture, la subversion des hiérarchies en valorisant ce qu’on avait l’habitude de voir comme subalterne. Le souci combiné des questions de genre, de race, d’ethnie et de classe sociale, est la base d’un féminisme qui se réinvente aujourd’hui en passant par la mise en valeur d’une féminité exacerbée, qui, plutôt que de nier les stéréotypes sexistes se les réapproprie, et les rejette à la figure du public, dans sa version pop sous forme de talons vertigineux et « bondas » superlatifs. La féminité de Gwladys est radicale, mais poétique ; elle en assume la violence, rendue par des épines omniprésentes, objets de plaisir et de protection. Ainsi, on peut rapprocher ses œuvres de celles de l’haïtienne Florine Démosthène et ses héroïnes rondes aux fesses monumentales, doubles de l’artiste. Mais aussi de White shoes (2015) performance de la photographe Nona Faustine, qui exposait son propre corps hors normes nu perché sur des escarpins blancs tandis qu’elle parcourait des lieux liés à l’esclavage à New York, comme Wall Street, ancien marché aux esclaves. Ou encore les dessins de corps de femmes noires toujours rondes, toujours un peu l’artiste elle-même que fait Rosana Paulino, ou ses travaux de couture pour rapiécer grossièrement des photos d’esclavisés nus, ou pour oblitérer les yeux, la gorge ou la bouche de femmes noires comme pour souligner l’état d’asservissement dans lequel elles se trouvent, alors que leurs photos sont délicatement présentées sur des cerceaux à broder.
Photo 5- Cartographie sensible (work in progress) résidence SHAR novembre 2020 . Photo Matilde dos Santos
Les œuvres de Gwladys couvent une rébellion : contre les clichés sur le corps des femmes noires, contre l’objectivation, les fantasmes de sexualité au parfum d’exotisme. L’artiste voudrait réinventer l’érotisme, avec des dessins d’une sincérité touchante : des corps ronds, la peau noire, questionnant les canons de beauté. Corps épineux, triple seins, corps à la fois puissants et fragiles. La vulnérabilité comme arme. Faire du corps de la femme noire, longtemps territoire de toutes les oppressions, un corps décolonial : ni dans la norme occidentale, ni contre elle, mais plutôt hors normes. Enraciné dans l’ancestralité.
Le lien avec l’ancestralité africaine est très revendiqué ces dernières années par les artistes de la diaspora. Chez Gwladys cette revendication est viscérale, comme le besoin de se pencher sur soi, de se dire. L’usage du créole, et de la poésie, qui envahissent certains dessins, coulent de source. C’est que le créole va droit au cœur des choses. Une langue à la fois imagée et sans détours, comme le langage visuel de Gwladys.
Photo 6 performance-déambulatoire, The beautiful monster, FIAP 2017, Fort de France. Courtoisie de l’artiste
Pour la résidence à la maison Gwladys a expérimenté des travaux d’aiguilles. On pouvait noter dans ses travaux avec des cheveux «grennen» (crépus), encore à l’école d’art, une affinité particulière avec la couture. Les cheveux étaient alors le matériau avec lequel elle construisait des sculptures moles, en tissant, nouant et cousant, en y ajoutant des perles, tissus et fanfreluches. Dans la séquence il y avait eu des costumes de performance, dont celui de la FIAP 2017, un justaucorps intégral qu’elle avait personnalisé avec des protubérances plutôt grossières mais parées de perles et franges. Plus tard en découvrant le Moko Jumbie de Trinidad, elle va féminiser le costume encore plus tout en gardant les épines. C’était le Moko Chadwon (2018). Le Moko Jumbie n’est pas qu’un danseur sur échasses, le nom garde des origines africaines, idée de guérisseur, et de la Caraïbe le mot « jumbie », esprit. C’est surement pour cela qu’en cette année 2020, en participant au carnaval de Trinidad Glwadys a ajouté à son costume rouge une couronne frangée dans laquelle j’ai reconnu l’ « odê » avec « imbé », qui cache le visage de certains orishas dans des rites afro-brésiliens et afro-caribéens.
Photo 7 Glwadys Gambie (avec Kriston Chen), Moko Chadwon, Caribbean Linked V, Aruba, 2018, photo Laura de Vogel. Courtoisie de l’artiste
Photo 8 Wouj Manman Chadwon , Trinidad, carnaval 2020. Courtesie de l’artiste
Durant la première partie du confinement Gwladys a participé à une résidence collective dans l’espace d’art 16M2 à Fort de France. Les commerces étant fermés, elle était obligée de transformer la contrainte en opportunité et d’utiliser comme support un vieux rideau transparent un peu effiloché. Gwladys s’était ainsi servie des trous du tissu dans sa broderie, une technique qu’elle découvrait alors. La connexion était immédiate et très rapidement ses travaux se montraient très aboutis. L’idée de la réparation la guidait. Et tandis que physiquement elle réparait le tissu, c’est aussi la santé du monde, les corps des femmes, l’histoire elle-même, qui s’en trouvaient réparés. En résidence SHAR Gwladys a voulu donner continuité aux travaux de broderie sur deux types de supports : le premier était un tissu en coton écru, un peu plus épais qu’une toile, sur lequel elle a fait des empreintes grossières de parties érogènes de son corps (fesses, seins, cuisses, entrejambes) à l’encre rouge. Sur ces empreintes elle a ajouté par la suite des broderies aléatoires. Sur des photos de fragments de l’œuvre, j’avais imaginé, le rouge aidant, que cela dessinait l’appareil reproducteur d’une femme ; devant l’œuvre entière on voit bien que toute figure est pure interprétation. L’empreinte est bien celle du corps de l’artiste, mais, volontairement ce sont des empreintes fragmentaires dont on ne peut identifier clairement la forme et sur lesquelles la broderie est appliquée de façon hasardeuse. La taille importante du support lui a permis de travailler sur l’idée d’une géographie des émotions faisant du tissu un épiderme, sur lequel l’artiste brode des cicatrices. Des bribes de textes ajoutent de l’épaisseur à l’œuvre et la couleur rouge leur donne un faux air d’écritures chinoises.
Photo 9 10 Réparation, expérimentation, SHAR, novembre 2020, courtoisie de l’artiste
Le second support, était une feuille de banane. Le confinement a encore une fois obligé l’artiste à revoir sa façon de créer. Travailler sur un objet naturel vivant était pour Gwladys une découverte. En posant la feuille à plat sur un support, elle avait l’impression d’avoir un corps sur la table d’opération. Et de répondre à une double urgence sanitaire : la covid et le chlordécone. Guérir l’empoissonnement ? le circonscrire ? En parler en tout cas. Et toujours cette idée de réparation. La feuille est fragile, l’artiste a donc voulu broder les bords pour les empêcher de s’effilocher. Tandis qu’elle la brodait, la feuille suivait son processus naturel de détérioration, que l’artiste documentait par des photographies. Le rouge intense magnifie la blessure de la feuille qui pourrit doucement. Une ébauche d’œuvre, belle et émouvante, qui résonne avec un poème de la brésilienne Cristiana Sobral que je viens tous juste de découvrir :
J’ai une cicatrice incandescente de douleur
Mais c’est juste à l’intérieur
A l’extérieur j’ai dessiné une fleur
Matilde dos Santos
Historienne, critique d’art et curateur indépendant
Remerciements à The American Friends of Jamaica, Kingston Creative et Fresh Milk.
Durant la résidence Glwadys a tenu un blog sur le site Fresh Milk : https://freshmilkbarbados.com/tag/gwladys-gambie/
Site de l’artiste Glwadys Gambie : http://gwladysgambie.blogspot.com/
Site de l’artiste Florine Démosthène : https://florinedemosthene.com/home.html
Sur la performance white shoes de Nona Faustine : https://africanah.org/nona-faustine-white-shoes-project/
Sur Rosana Paulino et autres artistes femmes du Brésil et de la Caraïbe : https://aica-sc.net/2018/01/28/femmes-artistes-noires-bresiliennes-et-caribeennes-defier-linvisibilite/