Guyane : vivrons-nous bientôt la fin de l’État Providence ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Le jugement, sans appel, semble déjà rendu : La société Antillaise se sent mal,et pourtant , d’un point de vue matériel, elle va nettement mieux qu’avant les années 60/70. L’espérance de vie est passée de 61 ans en 1960 à plus de 80 ans aujourd’hui, les Guadeloupéens et Martiniquais  sont plus diplômés ( environ 40 % ont le baccalauréat, contre 5,5 % en 1962), plus riches (le salaire annuel moyen était de 28.000 euros en 2015, contre 4300 euros en 1950) et mieux équipés (par exemple, tous les ménages ont un réfrigérateur, contre 5 % en 1958). L’amélioration du niveau de vie est incontestable ,mais aujourd’hui nous vivons la fin du cycle idéologique du progrès économique et social d’après-guerre, celui qui a porté l’État-providence. Notre logiciel y était fondé sur la réparation : laisser le capitalisme produire la richesse et corriger a posteriori les inégalités qu’il génère, à travers la redistribution de l’État-providence. Nombre d’économistes estiment qu’il ne faut pas réduire l’État Providence à la simple protection sociale car « l’on met de côté les trois autres piliers de l’État social: les services publics, 30 % des emplois en France, c’est absolument colossal, le droit du travail et puis toutes les politiques économiques, budgétaires, monétaires, commerciales, politiques de revenus qui se sont développées au cours du XXe siècle . Il y a moins d’une dizaine d’années, on admettait communément que l’État était capable de faire face à tous les problèmes importants des sociétés de type post colonial  avancé comme les Outre-Mer. 

Il réglait les fluctuations de l’économie et semblait, en outre, garantir sur le long terme une croissance rapide et à peu près équilibrée en recourant aux instruments d’une planification souple basée sur une politique ambitieuse de transferts publics . Cette maîtrise supposée de l’économie légitimait aux yeux de beaucoup une politique sociale ambitieuse et relativement coûteuse qui devait permettre de faire peu à peu disparaître la pauvreté et de réduire les inégalités les plus criantes par une redistribution progressive des revenus et des fortunes. L’État providence réduit le choc des crises : il a divisé par 4 l’effet de la crise économique en Europe en 2008 et idem en Guadeloupe en 2009 ou il s’est révélé être  un formidable amortisseur économique et social . Donc il était encore efficace. Mais actuellement l’État providence connaît une crise d’efficacité : l’État ne parvient pas à résoudre le chômage et la mobilité sociale diminue ;Le malaise social est extrêmement fort en Outre-Mer . Chez les jeunes, l’exaspération est une réalité. La nostalgie de l’État-Providence qui, jusque dans les années 1980, assurait l’essentiel des besoins de la population, est très vive. Elle l’est d’autant plus que cet âge d’or est révolu , mais penser que l’on puisse fortifier l’euro en faisant moins de social, en sacrifiant l’État-Providence sur l’autel de la rigueur est une grave erreur selon nous .Cependant , nous devons être lucide car nous savons que le libéralisme est maintenant l’idéologie dominante  et dans ce contexte , s’il ne se réforme pas, l’État-Providence ne pourra pas faire face aux défis majeurs qui se posent à nous et sur lequel aucune réflexion n’est actuellement menée lors de cette campagne électorale par nos élus locaux et nationaux .

Ce logiciel d’Etat providence omnipotent  en Outre-Mer ne fonctionne plus dans le monde émergent du XXIe siècle, marqué par les mutations du capitalisme, la mondialisation et la montée des nouveaux risques. Les dégâts générés par l’activité humaine y sont exponentiels. Ils peuvent de plus en plus difficilement être réparés.Avec la mondialisation, le néo-libéralisme, on a un terreau d’un certaine manière, qui n’est plus favorable au développement de l’État social . L’État-providence est débordé comme on le voit encore en Guyane , une région d’outre- mer emblématique selon nous de la crise de l’Etat providence . Et pourtant la Guyane est un chantre de l’interventionnisme , la quintessence de l’étatisme . Ce qu’il y a de plus abouti dans ce domaine…

Jugez plutôt :

90% du PIB dépend de l’État et des institutions publiques ;
31% de la population active est fonctionnaire.
Dans la France hexagonale, l’État ne contrôle « que » 57% du PIB et seulement 22% de la population active est fonctionnaire.

Or , on est en  » crise » perpétuelle depuis 7- 8 ans. Donc plus qu’une crise nous vivons une transition pour laquelle on a , selon la plupart des économistes un boulet à traîner : notre modèle social. Le discours dominant insiste sur l’idée que le moyen privilégié pour retrouver compétitivité économique est de démanteler l’État providence. On peut imaginer qu’il y a une crise de l’État Providence, au moins dans la tête des gens .A travers l’exemple de la crise actuelle en Guyane , on peut considérer qu’ il reste effectivement l’idée que l’on répare, c’est-à-dire que l’État Providence n’est plus un objectif, un but au contraire, il sert à réparer, il sert à appliquer des pansements sociaux sur le problème de l’économie de marché qui crée des déséquilibres, des inégalités. Les événements de Guyane sont d’abord le symbole de la déconfiture de l’Etat providence. 

En dépit de dépenses collectives importantes , la puissance publique se retrouve incapable d’assurer la première de ses missions : la sécurité des personnes et des biens. Cette carence et cette impuissance sont le fait de décennies de gabegie et d’interventionnisme tous azimuts. Elles expliquent la colère sociale, à la fois en Guyane et dans l’hexagone avec le vote Front national : à dépenser trop et n’importe comment, on n’aide personne et on insatisfait tout le monde.Malgré des subventions volumineuses et de toutes sortes (20% supérieures par habitant au niveau de l’hexagone), la situation des Outre-mer reste celle d’une indigne pauvreté, d’inégalités quatre fois plus marquées, d’un chômage endémique qui touche un jeune sur deux, d’un taux de mortalité infantile double mais aussi, c’est le comble, d’une insuffisance d’investissements publics (inférieurs d’un tiers par habitant) qui mettent l’école en échec et les hôpitaux en capacité budgétaire insuffisante. Dans ces conditions , la France peut-elle encore se payer des Outre-mer ? La question est un tabou absolu. Et dans l’immédiat, la Guyane explose et les Guyanais disent qu’il faut verser 3 milliards d’euros de plus en urgence.

La pauvreté et le chômage ne cessent d’augmenter en Guadeloupe et Martinique , alors même que les dépenses publiques flambent. Le « rattrapage » promis par toutes les catégories de politiciens et imposé par la Constitution au nom de l’égalité des hommes et des territoires, ne fonctionne plus.Quel aveu ! Et comme le dit si bien l’économiste Eric Le Boucher « La vérité est que la France échoue en Outre-mer pour exactement les mêmes raisons qui la font échouer en métropole mais à la puissance dix. Les mêmes mécanismes immobilisant y sont à l’œuvre : une classe politique faible, archaïque et souvent corrompue, un capitalisme local de rentiers, une main d’oeuvre qui laisse partir les meilleurs et conserve ceux en grave défaut de compétence. Bref, une productivité à la ramasse mais des salaires et des coûts très élevés. La production s’étiole en conséquence, l’essentiel de ce qui est consommé est importé (entre 80% et 98% ! ) et l’absence de concurrence dans la distribution rend les prix astronomiques. Les Outre-mer souffrent d’une gigantesque crise de l’offre, comme la métropole, mais très aggravée. » (…)  » Comment alors penser que cette France sera capable de porter le fer à ses confins là où tout est le même en pire ? Ce sera beaucoup plus difficile, plus long, plus décevant encore. Et plus contesté puisque les rentiers sont à tous les étages. Après tout la vie n’est pas idéale, sans doute, mais les subventions permettent aux fonctionnaires de toucher une surprime de 42% (52% à la Réunion, 108% en Polynésie), les entreprises bénéficient de niches considérables, et même les pauvres ont un niveau de vie que les populations alentours envient à juste titre. Tout tourne à l’envers mais Paris paie et malgré tout, entre les pics de colère, « ça tient ». Alors pourquoi changer ?  » (…) « Tout changement , cela heurte la classe politique locale qui mesure sa réussite à la hausse des subventions, un camp patronal qui ne jure que par la baisse des charges (demande relayée par le Medef) et des syndicats pour qui l’Etat peut tout. Il est difficile d’imaginer là-bas un changement des mentalités qui a déjà tant de mal à gagner à Paris. »
                                                                                                                                          
Mais , selon nous  , tout n’est pas immuable et c’est pourquoi nous considérons qu’il devient urgent de réinventer un nouveau modèle économique et social.«Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne à la gorge » disait en son temps W. Churchill . 

Plus personne ne peut en tout cas continuer à se payer de mots car les chiffres et les mots  sont accablants . Cinq ans de hollandisme ont aidé à ouvrir les yeux sur la fin des utopies. Le chef de l’État voulait « réenchanter le rêve français » ; il a échoué à modifier les choses sinon à la marge , car actuellement l’impératif est de faire la chasse aux coûts pour être performant. Rentabilité (à court terme), optimisation des profits, flexibilité de l’emploi sont les piliers de ce nouveau Graal, antinomique avec l’idée d’un Etat protecteur. Aucune mesure technocratique n’a permis de sortir de l’impasse. Il est temps que la politique redevienne prioritaire. Non pas la politique démagogique, mais la politique qui choisit les priorités et les missions de l’État pour sortir la France et l’Outre-Mer de la crise actuelle .

Jean Marie Nol