— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Chute de la commande publique, retards de paiement, dépôt de bilan en cascade : les représentants du BTP tirent la sonnette d’alarme et envisagent bientôt de se mobiliser pour faire entendre leur voix par de nouveaux blocages de l’économie. Ce phénomène est récurrent en Guadeloupe et n’étonne plus personne s’agissant d’un secteur d’activité en déclin depuis des lustres .
Le constat est simple : L’État et les collectivités locales sont au régime sec et la société guadeloupéenne est rongée par le corporatisme et l’étatisme. Le premier engendre des inégalités et des rentes de situation au profit de certains groupes; le deuxième affaiblit la société civile et suscite des formes diverses de violence pour tourner les règles ou en tirer parti. Tous deux nourrissent un climat de défiance qui, tout à la fois, réduit le bien-être et la croissance, accroît le chômage, accentue la demande d’État au détriment de l’adhésion populaire, et suscite grogne et passe-droits. La Guadeloupe est corporatiste et étatisée . Corporatiste, parce que les droits sociaux y dépendent du statut départemental ou de la profession exercée. Ce qui tend à segmenter les relations sociales et à isoler les groupes socio-professionnels, en les montant les uns contre les autres. Étatiste, dans la mesure où l’arbitrage de l’État est réclamé en permanence par des acteurs politiques et sociaux incapables de s’entendre entre eux, sauf quand il s’agit de réclamer indûment des aides publiques .
Quand j’ai entendu dernièrement à la plénière du conseil régional le déluge de banalités et de futilités dont s’abreuvent les politiques de Guadeloupe et le déluge de feu qui pleut sur les autres, il m’arrive de penser une fois de plus que la Guadeloupe est vraiment malade ! La politique manque totalement de sens, que la société manque de sens et qu’une seule question mérite d’être posée : A quoi servez-vous ? à quoi servons-nous ?….
La confiance s’est envolée : tel semble être le constat qui s’impose en ces temps de marasme économique et d’effondrement des valeurs. La Guadeloupe se distinguerait des autres pays et département d’Outre- Mer par un niveau élevé de défiance mutuelle, de violence et « d’incivisme » qui persiste depuis plusieurs décennies; cependant ces deux caractéristiques sociales « ne constituent pas un trait culturel voire génétique immuable », mais seraient historiquement datées, la situation s’étant dégradée depuis le mouvement social de 2009 .
Pourquoi les Guadeloupéens ne se font-ils pas confiance ? Pourquoi se méfient-ils autant de leurs voisins que des politiciens, des entrepreneurs, ou des intellectuels ? Et surtout quelles sont les conséquences pour notre capacité à faire société et à dégeler notre économie ?
Une première explication peut être avancée pour comprendre le phénomène de défiance qui sape les fondements de la société guadeloupéenne, c’est le fait que nous vivons au sein d’une société où chacun soupçonne son voisin de tirer avantage du système, de chercher à en faire autant n’apparaît pas comme fautif. Quand les règles passent pour universellement tournées, ceux qui les respectent se sentent floués. Notre société est stratifiée, et de plus en plus cloisonnée en communautés d’intérêts […]
La cause de ces maux serait institutionnelle : il faudrait la rechercher dans « le mélange de corporatisme et d’étatisme du modèle social français » institué dans l’après-guerre, qui, du fait de sa nature hybride, donnerait lieu à un fort sentiment d’injustice, à un « dialogue social » réduit à la portion congrue et à une demande d’intervention constante de l’État, comme on le constate avec l’exemple du BTP en crise qui menace systématiquement tous les 2 ans de bloquer la Guadeloupe et ce toujours pour les mêmes raisons . Le problème est que l’État et les collectivités n’ont plus d’argent pour relancer l’investissement public. Les collectivités territoriales de Guadeloupe seront plus que jamais au régime sec en 2016, et cela va durer au moins jusqu’en 2017/2018. l’an prochain, pour l’ensemble des collectivités locales, l’État leur versera 3,7 milliards d’euros de moins, soit 53 milliards contre 56,8 milliards cette année.
Mais sur les quatre ans, “cela représentera une ponction de 28 milliards d’euros” aux dépens des collectivités, a rappelé il y a peu, le président du Comité des finances locales (CFL). Soit « 30 % de dotations en moins », selon l’Association des maires de France (AMF).
Hausse des impôts, et donc baisse des dotations : voilà le cocktail que devront ingurgiter les collectivités, après trois ans de diète.
En attendant, l’ampleur des coupes n’est pas du goût des collectivités, qui parlent d’un “scénario catastrophe”parce que le secteur local connaît une diminution nette de ses recettes.
Coup d’arrêt aux nouveaux projets programmée en Guadeloupe comme on a pu le constater avec la diminution drastique du budget investissement présenté par Ary Chalus la semaine dernière au conseil régional.
Les administrations publiques locales en 2016 réalisent 80 % de l’investissement public en Guadeloupe. L’investissement public est un facteur traditionnel de soutien de la croissance. En moyenne, pour la dernière période allant de 2003 à 2015, l’investissement public représente environ 5% du PIB en Guadeloupe contre 3,1% pour la France entière.
Sur les finances locales, plusieurs exécutifs de collectivités ont déjà pris la mesure des restrictions des dotations de l’État. Ils sont 25 % à dire avoir déjà fait une première évaluation de l’impact prévisionnel pour les trois prochaines années, alors que 15 % affirment qu’une “évaluation est en cours”. Parmi les effets de cette baisse des dotations, 41 % des responsables estiment que cela remettra en cause de nouveaux projets d’investissement, 39 % que cela les décalera dans le temps et 7 % seulement déclarent que les investissements engagés pourraient être remis en cause. C’est surtout le ralentissement de l’investissement public qui est montré du doigt. En effet, les grands chantiers publics et privés, qui avaient joué un rôle moteur dans l’économie de la Guadeloupe ces dernières années, sont arrivés à leur terme. Si ces grands chantiers avaient soutenu la croissance par leurs effets d’entraînement, leur achèvement induit a contrario un repli de la demande qui pénalise certains secteurs. Le BTP est particulièrement touché avec une réduction de son volume d’activité après deux années de progression.
Pour maintenir leur niveau d’investissement, un tiers des collectivités envisagent d’emprunter davantage, 22 % de maintenir l’autofinancement en réduisant les charges de fonctionnement.
Au total, le modèle économique et social actuel en Guadeloupe serait pris dans un cercle vicieux et menacé d’autodestruction, la défiance induisant une peur du changement, favorisant l’assistanat et entretenant des rentes qui empêcheraient les réformes économiques et sociales utiles à la population de voir le jour.
Il va falloir s’habituer à vivre dans un monde de plus en plus incertain, dans des oscillations de plus en plus fortes sur le plan social. Malgré tout, au milieu des désordres, deux tendances se dessinent dans le tourbillon de 2016.
1- La violence est sortie de sa cage et s’affiche désormais au grand jour. Violence des mots, comme on l’a vu tant dans les élections régionales en Guadeloupe, que dans l’hémicycle du conseil régional . Violences domestiques, comme l’ont rappelé d’innombrables faits divers. Violence de jeunes de plus en plus armées, comme on l’a vu à Pointe à Pitre et dans tant d’autres endroits de la Guadeloupe . Il est donc fini le temps où l’on pouvait dire que la Guadeloupe est un pays paisible et la société était moins violente que jamais. La courbe s’est inversée durablement en 2009.
2- La consommation soutient l’économie en l’absence d’une progression des investissements, de quoi envoyer aux oubliettes toute tentative de réforme en direction d’un modèle de production. Selon la dernière enquête de conjoncture IEDOM, c’est notamment le regain de la consommation des ménages qui tire le léger mieux de notre économie. La consommation des ménages s’améliore et s’oriente principalement vers les biens de consommation non durables. Les importations de biens de consommation courante augmentent de 2,1% et les importations de produits agroalimentaires de 2,2%. En 2015, les crédits à la consommation des ménages affichent une nette augmentation (+ 7,8% après + 1,4% un an plus tôt).L’activité de crédit aux ménages est dynamique et s’élève à 3,6 milliards d’euros en 2015. L’encours progresse nettement (+ 9,9%) et ce rythme de croissance s’affiche comme le plus élevé depuis 2007. Après un début d’année relativement timide, les crédits à l’habitat enregistrent une croissance à deux chiffres à fin décembre, à + 10,8% contre + 2,9% en 2014. « Il s’agit d’une progression historique, indique l’IEDOM, la plus forte depuis décembre 2007 ». De même, les crédits à la consommation affichent une croissance plus soutenue + 7, 8% contre + 1,4% en 2014 – notamment au cours du deuxième semestre 2015. À 9,1 milliards d’euros, l’encours sain des crédits enregistre une augmentation de 6% (soit + 512,1 millions d’euros) après + 5,3% un an plus tôt. Le taux de croissance observé est le plus élevé depuis 2011.
Le fait indéniable est que la société de consommation a encore de beaux jours en Guadeloupe. Quelle voix se fera ainsi entendre désormais pour réclamer une société de production quand on sait que tous les secteurs productifs sont durablement en souffrance ( surtout l’agriculture et le BTP )et ce par manque d’investissements, car moins d’argent investi dans des secteurs à risque et plus du tout de confiance en l’avenir ?
Cette attitude de « résigné-réclamant », si généralisée en Guadeloupe et si absurde, gagne partout du terrain et génère de l’assistanat tout en confortant les corporatismes. Mais la consommation fait tellement partie de nos identités sociales et culturelles actuelles qu’il est difficile de la remettre en question. Elle doit cependant continuer d’être interrogée avec l’émergence d’un nouveau modèle sur des bases idéologiques autres que celles du patronat , des politiques, et syndicats nationalistes. Pour ce faire , il va falloir repenser l’intervention de la société civile et du mouvement associatif en regard de la situation actuelle, Il n’est pas normal que seuls quelques uns agissent et pensent … De toutes parts devront fleurir des propositions. Qu’elles viennent de la sphère privée ou publique, toutes appellent à ce que soient trouvées des solutions aux fléaux actuels de la Guadeloupe nés de la globalisation de l’économie. Et la société civile en Guadeloupe apparaît de plus en plus comme un acteur décisif dans l’élaboration future de nouvelles règles du jeu. Elle seule pourrait mettre un frein aux effets dévastateurs de la violence des jeunes et de la politique de la terre brûlée engendrée par notre société de défiance …
Jean-Marie Nol
Économiste financier