— Par Frantz Succab —
L’idée de Congrès des élus semble faire son chemin parmi les sentiers sinueux des logiques politiciennes. Il finira par se tenir, à la suite de quelques-uns sur 19 ans, convoqués alternativement par l’un ou l’autre des présidents, de la Région ou du Département.
Sera-t-il, enfin, Congrès de la congruence ? Rien n’est moins sûr. Et pourtant, la vraie question se trouve là, dans le « pouki », le « Pour-quoi-faire » : selon que ce Congrès sera considéré comme fin en soi ou, plutôt, comme un lieu à partir duquel s’ouvrirait un vrai horizon politique.
Il convient d’abord de restituer à cet organe son sens premier. « Le Congrès des élus départementaux et régionaux », instauré par la Loi d’Orientation pour l’Outre-Mer (LOOM – 28 mars 2000) est lui-même une évolution institutionnelle. C’est une institution qui, dans le but de permettre aux possessions françaises d’Outremer de se sentir moins ligotées, desserre un peu les liens. Elle permet aux élus de choisir, s’il en est, le lien de dépendance le plus avantageux, à condition de ne jamais le rompre. C’est bien cela la ligne rouge à ne pas dépasser, au risque de basculer dans tout autre chose qui ressemble à une vraie émancipation. Il ne saurait en être question. Qu’on se le tienne pour dit : possession française et statut à la carte, oui, mais totalement s’autogouverner, jamais. Il s’agit là d’affranchissement, au sens que ce terme avait en pleine période esclavagiste, sans que, durant des siècles, cette société fondée sur l’inégalité raciale change pour autant de base.
On ne va pas encore se fatiguer à démontrer combien continue la nature coloniale du lien de la Guadeloupe avec la France. Ceux qui, mieux encore que nous, voient de quoi il en retourne et en profitent, sont toujours les premiers à vouloir qu’on leur explique. Plus de 60 ans que ça dure, ce petit jeu ! Plus de 60 ans que les démagogues de tous poils vous confinent au rôle du pédagogue qu’on ne comprend jamais. On a donc bien acquis le droit d’en avoir marre. Ras-le-bol des exigences de libertés humaines réduites à la question statutaire. « Statut » reste le mot-clé, qui traverse toute notre histoire, toujours comprenant les différentes règles juridiques qui nous définissent et nous situent, non par rapport au monde, mais à un Maître ou un Pays-Maître. Nous avons passé beaucoup de statuts : statut d’esclave, statut d’affranchi, statuts colonial stricto sensu, départemental, de Région départementalisé et décentralisée, sans épuiser le nombre de statuts que l’Empire français garde en réserve pour habiller ses possessions d’Outremer.
En effet, la quête d’une évolution institutionnelle ou statutaire fut le leurre juridique immédiat voué à masquer l’horizon politique de l’autodétermination. ça ne date pas d’aujourd’hui. Quand le vrai débat était celui de la « Liberté », notion immédiatement comprise par toute personne entravée et dont relève l’idée d’indépendance ou d’autonomie, on nous enfermait toujours dans la négociation juridique d’un « statut ». Nous ne pouvions être que créature, non d’une terre et d’une histoire, mais de la loi Républicaine française, tout comme, même réduits en esclavage, le catholicisme nous assurait d’être créature de Dieu. En somme, aucune possibilité de nous définir et de nous déterminer par nous-mêmes. Et notre personnel politique d’en jouer encore comme des bêtes de cirque. Comme si, de toute éternité, il fallait couvrir ces vérités énoncées par A. Césaire que « une mer de douleurs n’est pas un proscenium … un homme qui crie n’est pas un ours qui danse »
Cela signifie que sur l’envers de l’appareil institutionnel, en creux des statuts, un mal ronge les esprits et fausse les battements des cœurs des hommes : la servilité. Et, pour emprunter l’expression du poète Monchoachi, c’est à « L’éloge de la servilité » que sont consacrées toutes les miettes de pouvoir qu’on distribue aux nôtres ; qui font dire à Sony Rupaire « Si kòd a yanm ka maré yanm / manti a mantè ka dékouvè mantè / É maléré ka byen santi sa pa kalé/ mé ka aché dèwò sa ki adan yo-menm »… Car toujours le poète saura dire ce que ressentent les gens, que les politiques ne sauront avouer, tant il est de bon ton d’être trivialement et tristement conforme pour se croire important.
Se dire ou faire l’ami de tel ou tel locataire de l’Élysée, même si vous n’avez pas nourri les cochons ensemble, est-ce que cela suffit à faire de vous le premier des nôtres ? Quand un préfet vous rebat les oreilles avec votre responsabilité, que l’État ne vous permet jamais d’exercer, rien que pour démontrer après que vos incompétences l’obligent tranquillement à vous remonter les bretelles ; n’est-ce pas à dire, en laissant faire, que tout comme lui nous avons, tous autant que nous sommes, déjà intégré la servilité des nôtres comme un état des plus naturels ?
Lorsque comme gage de courage et de lucidité, certains élus réclament à l’ État, en 2019, « le droit à la différenciation », ils se situent à la préhistoire de la conscience nationale guadeloupéenne, au début des années 1950. Quand de jeunes guadeloupéens affirmaient, eux, sans la réclamer, la personnalité guadeloupéenne. Ce non à l’assimilation aux français a germé, grandi, mûri, est devenu un oui tendu vers une Guadeloupe forcément différente parce que souveraine, en tant que peuple. Il y eut tant de sacrifices, des vies éclaboussées, des emprisonnés et des morts, pour faire émerger cette valeur suprême de la liberté collective, que vous n’avez pas le droit de la dévoyer. Quand toute votre différence vient du combat de nos aînés, de votre histoire et de votre géographie, de votre expérience de peuple contenue dans une culture, que faîtes-vous là en la quémandant à la France sinon l’éloge de la servilité ?
Sera-ce là le but du prochain congrès ? Il y en a eu, les uns comme les autres obéissant non à l’irrépressible volonté de changer de STATURE, mais d’implorer même statut, quitte à rajouter quelques fioritures institutionnelles. Un statut de possession française, qu’il soit bas ou haut de gamme, ne passe pas miraculeusement d’un aménagement administratif au stade de nouvel horizon politique. Il s’agit bien là, non d’un examen de droit administratif, mais d’un exercice de science politique d’un genre nouveau pour nous, qui sollicite avant tout l’esprit et la volonté de liberté. C’est-à-dire, l’invention par nous-mêmes d’un modèle politique, culturel, économique et de société propre à nous émanciper vraiment. À la vitesse que nous pouvons, mais sûrement, sans mollir.
Le Congrès en tant qu’organe institutionnel n’y suffira pas. Il n’est pas fait pour ça. Il est conçu pour trouver différentes autres manières de rester, non pour imaginer les voies et moyens de partir. Or, pour peu qu’on veuille balayer les vrais obstacles au développement du pays, à l’épanouissement du peuple, au renforcement de l’identité, c’est bien la LIBERTÉ politique de le faire qui est en question. C’est bien sur toutes les ressources professionnelles, intellectuelles et humaines de la Guadeloupe qu’il faut compter pour n’avoir plus besoin de tutelle … Vous pourriez dire au nègre marron analphabète que la Liberté est un concept abstrait ? Il n’y a aucune raison que nous ne le comprenions pas aujourd’hui, à moins d’être esclave dans l’âme et jusqu’à la moelle. Les Guadeloupéens ont maintes fois montré qu’ils ne le sont pas. Mais il faut plus de lumière, celle d’une pensée politique. Ce n’est pas un appel aux armes à feu et aux piques, c’est un appel à cesser larmes et suppliques. Est-ce trop demander ?