Pourquoi l’économie de la Guadeloupe sera demain avec l’autonomie sur le fil du rasoir ?
— Par Jean-Marie Nol —
La Guadeloupe traverse une période de profonde remise en question, non seulement sociétale et politique, mais surtout économique. Si les débats publics sont souvent polarisés autour de la thématique identitaire et de la question institutionnelle – faut-il rester un département-région d’outre-mer ou évoluer vers un autre statut ? – il semble que cette interrogation détourne l’attention du problème fondamental : un modèle économique qui montre des signes structurels d’épuisement, d’inefficacité et d’inadaptation. Il devient dès lors urgent de réfléchir à une réforme en profondeur de ce modèle, sans attendre un hypothétique changement institutionnel qui ne saurait en aucun cas être la panacée pour régler les problèmes inhérents au mal – développement. Bien au contraire, en l’état actuel de la crise des finances publiques de la France hexagonale qui n’a plus les ressources financières nécessaires pour injecter de l’argent public dans le circuit économique de la Guadeloupe pour pallier l’absence de trésorerie et les déficits des collectivités locales , le changement statutaire article 74 serait un dangereux recul pour la population de la Guadeloupe. Car c’est bien dans l’économie réelle, dans les dynamiques de production, d’échange, d’emploi et de consommation, que se jouent les conditions concrètes de la dignité, de l’autonomie économique et de la future prospérité de la Guadeloupe, et non dans l’idéologie politique.
Le modèle économique actuel repose en grande partie sur des transferts publics massifs de l’État français, représentant plus de 80 % des revenus publics, avec une économie largement tertiarisée, dominée par les services administratifs, la distribution importatrice et un tourisme en dents de scie qui mériterait d’évoluer vers le haut de gamme avec une approche muséale et culturelle forte . Cette dépendance actuelle aux subventions et aux aides sociales entretient une forme d’assistanat et de léthargie improductive. Elle inhibe l’esprit d’initiative, fausse les rapports de force économiques et rend la société extrêmement vulnérable à tout changement de politique financière et budgétaire nationale. Le tissu productif local est trop peu développé : l’agriculture, qui fut jadis un pilier de l’économie, est marginalisée, souffrant de la désaffection des jeunes dont nombres se détournent des conditions de travail difficiles de ce secteur d’activité , de la concurrence des produits importés, de l’émiettement foncier et d’une faible modernisation. L’industrie est quasi inexistante. Le commerce repose majoritairement sur la revente de biens venus d’Europe, à des prix élevés qui alimentent la vie chère. La jeunesse guadeloupéenne, pourtant éduquée, voit dans cette situation une impasse, et l’exil vers la métropole reste une des principales issues, vidant l’île de ses forces vives.
Croire que l’on peut changer les choses et renverser brutalement le système départemental par un processus de changement statutaire est un dangereux leurre. Par contre, réformer progressivement le modèle économique, c’est d’abord rompre avec la logique de dépendance passive pour enclencher une dynamique d’autonomisation productive. Cela ne nécessite pas de bouleversements de type révolutionnaire ni même de changer d’institutions : le droit actuel permet largement d’agir si la volonté politique est réelle, si les leviers sont utilisés de façon stratégique et si la société civile est pleinement mobilisée.
Il faut ainsi miser sur une nouvelle localisation intelligente de la production locale avec le développement d’une filière agroalimentaire à partir de produits importés de la Caraïbe ou de l’Amérique du sud , pour satisfaire le marché régional, avec pour résultat final une plus forte plus value ajoutée . Dans ce cas précis, le secteur agricole, par exemple, peut retrouver un rôle central dans la sécurité alimentaire et l’économie circulaire de l’île. Une politique volontariste de soutien aux agriculteurs, combinant formation, mécanisation adaptée, accès facilité au foncier, débouchés locaux garantis (cantines scolaires, marchés publics) et protection relative contre la concurrence déloyale, à l’aide de l’octroi de mer permettrait de revitaliser ce secteur.
Parallèlement, la transition énergétique constitue un levier crucial. La Guadeloupe dispose d’atouts géographiques incontestables pour développer les énergies renouvelables : solaire, géothermie, éolien, énergie marine. Un plan de transformation énergétique, orienté vers l’autonomie énergétique à moyen terme, stimulerait l’investissement local, créerait des emplois qualifiés et permettrait de réduire la facture énergétique importée. Ce type de projet, en plus d’être écologiquement pertinent, peut fédérer des acteurs publics et privés autour d’un objectif commun, tout en renforçant la résilience du territoire.
L’économie numérique offre également des perspectives nouvelles, à condition d’investir dans les infrastructures (haut débit, data centers), les compétences (formations en ligne, codage, services à distance) et la mise en réseau des talents locaux. Cela permettrait à des jeunes de rester en Guadeloupe tout en travaillant pour des entreprises internationales, créant ainsi une économie diasporique connectée.
La réforme économique passe aussi par un soutien massif à l’entrepreneuriat local. Aujourd’hui, les jeunes créateurs d’entreprise se heurtent à une montagne d’obstacles : complexité administrative, frilosité des banques, manque de capital-risque, isolement des porteurs de projets. L’État, la Région et les collectivités locales peuvent, sans changer de statut, mettre en place des clubs et fonds d’investissement locaux, des incubateurs, des pépinières d’entreprise, des exonérations ciblées et un accompagnement intensif, avec un guichet unique simplifié. La réussite de l’entrepreneuriat guadeloupéen repose aussi sur la préférence régionale dans les achats publics et privés, et sur une culture du “consommer local” à renforcer dès l’école.
Enfin, toute réforme économique doit s’appuyer sur une révolution de la formation et de la recherche appliquée. L’Université des Antilles et les centres de recherche peuvent devenir les têtes de pont d’un développement endogène, en orientant leurs travaux vers les besoins réels du territoire : agrotransformation, adaptation climatique, médecine tropicale, économie sociale et solidaire. L’éducation doit viser à l’émancipation par les savoirs ancrés dans le réel guadeloupéen, non dans l’imitation lointaine, car demain en Guadeloupe, l’éducation devrait être considérée comme stratégique avec l’Intelligence Artificielle qui inaugurera un paradigme économique entièrement nouveau. Cette technologie progresse si rapidement qu’elle offre le potentiel d’ automatiser le travail cognitif et physique dans pratiquement tous les secteurs.L’intelligence artificielle n’est plus une promesse d’avenir ni un concept réservé aux laboratoires et aux romans de science-fiction. Elle est là, bien réelle, tapie dans les coulisses de nos institutions, de nos entreprises, de nos outils numériques. Présente sans faire de bruit, elle modifie déjà en profondeur notre manière de travailler, de communiquer, d’administrer.
La Guadeloupe, territoire déjà fragilisé par la crise , s’apprête à traverser une mutation profonde de ses structures administratives sous l’effet conjugué du numérique, de l’automatisation et de l’intelligence artificielle. Ce virage technologique, loin d’être anodin, s’inscrit dans un contexte socio-économique marqué par un fort taux de chômage des jeunes , une dépendance prononcée au secteur public et des inégalités persistantes en matière d’accès au numérique. Le tissu économique local repose en grande partie sur la sphère administrative, ce qui rend l’impact des nouvelles technologies particulièrement sensible. En effet, dans une région où l’administration représente un vivier majeur d’emplois, notamment pour les jeunes qualifiés, la moindre évolution structurelle peut avoir des répercussions importantes sur la cohésion sociale et l’emploi local.
L’avancée des technologies numériques modifie en profondeur les tâches administratives traditionnelles. Les processus répétitifs et standardisés, tels que la saisie de données, le traitement de courriers électroniques ou la gestion de dossiers, sont désormais largement automatisables. Cela annonce une réduction significative des postes d’exécution, comme les agents administratifs, les secrétaires , les comptables ou les opérateurs de saisie. Parallèlement, la digitalisation des services publics accélère. Désormais, de nombreuses démarches – état civil, impôts, permis – s’effectuent en ligne, ce qui limite le recours aux guichets physiques et donc aux personnels d’accueil. Ce mouvement vers la dématérialisation, bien qu’efficace sur le plan de la rationalisation, implique une redéfinition complète des profils professionnels attendus dans les services publics. Cette mutation rapide, qui s’impose dans un monde globalisé en quête d’efficacité et de rationalisation des coûts, ne laisse aucun territoire à l’abri. La Guadeloupe, avec son économie largement soutenue par les transferts publics et articulée autour d’activités comme le BTP, le commerce, l’import-export ou encore les services administratifs, n’échappera pas à ce séisme qui risque d’ébranler toute la superstructure de l’île.
L’archipel repose depuis des décennies sur une structuration socio-économique singulière, héritée du statut départemental et de la forte implantation de la sphère publique. Mais ce modèle, relativement stable, entre aujourd’hui en tension face à une nouvelle donne politique et technologique. Car l’intelligence artificielle ne se contente pas de proposer des solutions d’optimisation : elle remplace, elle élimine, elle redistribue les cartes sans demander l’avis de ceux qui en subiront les effets. L’exemple de la société Onclusive, qui a licencié un tiers de ses effectifs soit près de 300 employés pour adopter une technologie IA capable de produire des synthèses de presse en quelques secondes, est une alerte. On y voit une tendance lourde : remplacer l’humain, coûteux et faillible, par des machines infatigables, programmées pour être rentables et efficaces.
Ce changement de paradigme n’est pas neutre. Derrière l’apparente neutralité technologique se cache une réalité brutale : licenciements en masse, précarisation, désincarnation du travail. En Guadeloupe, où l’emploi public constitue un pilier économique majeur, que se passera-t-il lorsque les administrations publiques notamment les collectivités locales , à leur tour, adopteront ces outils pour automatiser les tâches de gestion, de comptabilité, de ressources humaines ? Quand les guichets seront dématérialisés, les entretiens d’embauche menés par des avatars scrutant nos visages à la recherche de micro-expressions révélatrices, qui restera-t-il dans les bureaux ? Que deviendront les milliers de salariés dont la stabilité dépend de fonctions aujourd’hui jugées « optimisables » ?
Ces questions essentielles posent désormais l’urgence d’une analyse prédictive de la situation future de la Guadeloupe avec ce changement de paradigme. Que sera la Guadeloupe en 2030 voire 2040 ?
Plus inquiétant encore, cette esquisse de notre réflexion selon laquelle l’IA pourrait accentuer les inégalités déjà présentes dans l’île. D’un côté, une élite formée, capable d’interagir avec ces nouvelles technologies, d’en comprendre les rouages et d’en tirer profit. De l’autre, une majorité à la traîne, sans les compétences requises, enfermée dans des métiers dévalorisés ou délocalisés. Car si les tâches deviennent automatisables ici, elles peuvent aussi être externalisées ailleurs, dans des pays où la main-d’œuvre est exploitée à vil prix pour entraîner les algorithmes. Le clic d’un agent virtuel en Guadeloupe pourrait bien, demain, être accompli par un jeune malgache ou béninois, payé 35 centimes de l’heure, alors que le SMIC horaire en Guadeloupe avoisine les 9 EUR. Donc loin du salaire minimum français , loin des garanties sociales françaises.
Dans ce grand remaniement silencieux, il ne s’agit plus seulement d’un défi technologique mais bien d’un enjeu civilisationnel. Le progrès, présenté comme une promesse d’émancipation – apprendre mieux, soigner mieux, travailler mieux – prend aujourd’hui des allures de piège. Il avance masqué, dissimulant sous le vernis de l’innovation une transformation du travail humain en marchandise froide, mesurée en secondes, analysée par des lignes de code. Et dans ce monde sans visage, les petits territoires insulaires, éloignés des grands centres de décision, risquent d’être les derniers à être entendus, mais les premiers à souffrir , car trop vulnérables.
Le tissu économique guadeloupéen, déjà fragilisé par les contraintes structurelles de l’archipel – insularité, dépendance aux importations, très faible industrialisation – pourrait bien être désarticulé si les mutations en cours ne sont pas anticipées. Il devient urgent d’ouvrir un débat local sur la réforme du modèle économique de la Guadeloupe et sur les implications sociales et économiques de l’IA. Former, accompagner, réguler, protéger : autant de verbes qui devront structurer l’action publique pour éviter une fracture technologique aussi brutale qu’injuste. Car derrière chaque tâche automatisée, il y a un emploi supprimé, un savoir-faire effacé, une dignité bousculée.
La Guadeloupe entre, sans y être préparée, dans une nouvelle ère où l’intelligence ne sera plus seulement humaine. Il reste à savoir si cette intelligence artificielle sera un outil de progrès partagé ou un levier de domination technologique et sociale propice à une nouvelle forme de colonisation . Le choix ne peut être laissé aux seuls algorithmes.
À court – moyen terme, la Guadeloupe gagnerait à se doter d’un observatoire des impacts de l’automatisation et de l’intelligence artificielle sur les métiers, afin d’anticiper les évolutions, d’ajuster les politiques publiques et d’assurer une transition technologique qui ne laisse personne sur le bord de la route.
Face à l’accélération du numérique et de l’intelligence artificielle , l’avenir des métiers administratifs en Guadeloupe dépendra donc de la capacité collective à transformer une pression technologique en levier de développement. Cela suppose une volonté politique forte de préserver l’équilibre institutionnel actuel de la Guadeloupe , un effort de formation massif, et une vigilance constante sur les risques d’exclusion. Car si l’IA peut alléger les tâches, et supprimer des postes de travail, elle ne doit en aucun cas alléger la présence humaine là où elle reste essentielle : dans l’accompagnement, l’écoute, et l’équité d’accès au service public. Mais reste que réformer l’économie guadeloupéenne en prenant en compte le risque du dérèglement climatique sans toucher aux institutions, c’est faire preuve de réalisme et de pragmatisme. Car l’enjeu n’est pas de débattre indéfiniment sur le statut notamment quand les ressources financières font déjà défaut pour gérer les compétences locales actuelles, mais d’agir sur le quotidien des Guadeloupéens. C’est dans la réforme du modèle productif, dans la revalorisation du travail, dans la confiance redonnée aux initiatives locales et dans une gouvernance économique plus stratégique que se trouve la clé de l’avenir. Si le changement institutionnel peut un jour être un levier complémentaire, il ne saurait être une condition préalable ni une excuse à l’inaction. La Guadeloupe a en elle-même les ressources humaines, culturelles et géographiques pour redéfinir son destin économique, dès maintenant, et sans changement politique inconsidéré de direction.
» Pa konet mové , é pli ta plis triss « .
– traduction littérale : Plus tard, plus triste. – moralité : La roue tourne !
Jean-Marie Nol, économiste