Comment et pourquoi la pensée intellectuelle politique et économique a été stérilisée en Guadeloupe, et quelles seraient les perspectives de renouvellement ?
— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Depuis la transformation de la Guadeloupe en département français en 1946, l’île a connu des mutations profondes sur le plan économique, social et politique, menant à une amélioration notable du niveau de vie de sa population. Pourtant, derrière cette apparente réussite se cache une réalité complexe où les inégalités, les frustrations et les tensions sociales continuent de se creuser, alimentant le spectre d’une crise économique et sociale de grande envergure à horizon 2030. Ce paradoxe, où progrès matériel et instabilité sociale cohabitent, s’explique par une combinaison de facteurs historiques, économiques et politiques.
Les années 60 et jusqu’à fin 70 ont été une période charnière pour la Guadeloupe, marquée par l’écho des luttes de décolonisation dans les pays du tiers-monde et la montée des revendications identitaires et politiques au sein de l’archipel. À cette époque, le contexte international était dominé par les luttes d’indépendance en Afrique, en Asie et en Amérique latine, ainsi que par la montée du mouvement des non-alignés. Cette dynamique globale a fortement influencé les intellectuels de la Guadeloupe, ravivant des aspirations autonomistes, indépendantistes et anticolonialistes au sein d’une fraction éclairée de la société guadeloupéenne.Sur le plan politique, cette période a vu l’émergence de mouvements radicaux et d’organisations militantes, qui prônait l’indépendance totale et l’émancipation culturelle face à l’assimilation française.
Ces groupes s’inscrivaient dans une mouvance anticolonialiste influencée par les penseurs locaux tels que Frantz Fanon, Aimé Césaire et internationaux comme Che Guevara, Lénine, Trosky, Mao, voire aussi Mandela, prônant la rupture avec la tutelle française pour permettre à la Guadeloupe d’accéder à l’autodétermination et de définir son propre destin. Ces mouvements, bien que souvent réprimés par l’État, ont contribué à la politisation d’une partie importante de la jeunesse guadeloupéenne, organisé au sein de l’AGEG notamment, et par ailleurs en particulier dans les milieux paysans, ouvriers, enseignants et lycéens voire étudiants locaux.
Cette période a également été marquée par des luttes sociales qui ont contribué à la structuration de la contestation syndicale en Guadeloupe. Les grèves ouvrières, notamment dans le secteur de la canne à sucre, ainsi que les mouvements paysans, ont mis en lumière les injustices socio-économiques, tout en dénonçant l’exploitation des travailleurs locaux par les grandes familles héritières du foncier et grands groupes industriels dépositaires du système colonial. Le mécontentement s’exprimait également par des revendications identitaires, avec une volonté de réappropriation de la culture créole et du patrimoine local, en opposition à l’assimilation culturelle imposée par l’État français. Ce climat de lutte a abouti à une radicalisation des positions, qui se traduisait par des appels à l’autonomie et à l’indépendance et une rupture avec le modèle colonial, bien que ces aspirations n’aient jamais trouvé de traduction politique majoritaire au sein du peuple. Aujourd’hui les mouvements nationalistes peuvent sans conteste être qualifiés de groupuscules. La pensée nationaliste en Guadeloupe bien que peu renouvelée est encore vivace. Mais paradoxalement, elle n’est plus portée et incarnée par des intellectuels. Que s’est il donc passé et quelle est l’explication de cette atrophie de la pensée politique et économique en Guadeloupe ?
Un adepte de la pensée philosophie va nous permettre de situer notre propos, c’est Raoul Serva. Il affirme que toute histoire de la philosophie est une histoire de la pensée et propose, la méthode du sens du pays. Le sens du pays, concept développé par le philosophe Raoul Serva n’a -t- il plus de signification théorique dans la pratique, et où se situe le point de bascule de la perte des repères idéologiques ?
Le concept de « trouver ou retrouver le sens du pays Guadeloupe » développé par le philosophe Raoul Serva se situe au cœur d’une réflexion identitaire et politique sur la place de la Guadeloupe dans le monde contemporain. Ce concept invitait les Guadeloupéens à redéfinir leur rapport à eux-mêmes, à leur histoire, à leur culture, et à leur territoire. Il ne s’agit pas simplement d’un retour nostalgique aux traditions ou à une identité figée, mais d’une démarche active pour redonner un sens profond à l’idée de « pays », en réaffirmant ce qui fait la singularité et la richesse de la Guadeloupe. Pour Serva, « trouver ou retrouver le sens du pays » implique une reconquête de la souveraineté culturelle et symbolique de la Guadeloupe, au-delà des injonctions extérieures et des modèles imposés par la « métropole » ou par la mondialisation. C’est un appel à une prise de conscience collective pour s’émanciper d’une dépendance à l’égard des paradigmes extérieurs, en redonnant une valeur essentielle à ce qui constitue l’essence même du pays Guadeloupe : son histoire, ses traditions, sa langue créole, sa relation à la terre, à la nature, et ses formes d’organisation sociale.
Cependant, force est de constater que la situation actuelle en Guadeloupe contraste fortement avec cette effervescence idéologique des années 60 et 70 de l’époque de Raoul Serva. Les idéologies qui structuraient les luttes de l’époque ont, pour la plupart, perdu de leur influence. Le marxisme, le troskysme, le nationalisme anticolonialiste et les utopies révolutionnaires ont laissé place à un pragmatisme désenchanté des intellectuels où les questions identitaires et sociales restent présentes, mais sont désormais dissociées de tout projet d’émancipation idéologique global.Le recul de la pensée nationaliste, est sans doute une des caractéristiques majeure de ce long tournant de l’histoire de la Guadeloupe. Certes les mouvements indépendantistes existent toujours, mais ils sont plus fragmentés et peinent à trouver de nouveaux repères idéologiques et s’avèrent dans l’incapacité de mobiliser massivement, en partie en raison de la désillusion généralisée vis-à-vis des idéaux révolutionnaires qui, dans beaucoup de pays, n’ont pas produit les résultats espérés et surtout du fait selon nous de la force incontestablement vivace de l’assimilation de la large classe moyenne. Mais force est de constater que la machine à produire des penseurs est aujourd’hui en panne. Les raisons sont multiples et ne concernent pas que la Guadeloupe mais aussi la Martinique. Ce processus, résultant d’un faisceaux de facteurs s’est enclenché à bas bruit avec l’avènement des réseaux sociaux, d’autant que les intellectuels sont embarqués dans un mouvement d’appauvrissement culturel dont ils sont les acteurs plus ou moins conscients et que la Société ne semble pas s’émouvoir de cette évolution.
Pour ce qui nous concerne, nous estimons que le renouvellement de la pensée intellectuelle en Guadeloupe passera par la praxis de l’économie politique. Le renouvellement de la pensée intellectuelle à l’ère de la révolution technologique tendra à être de nature intrinsèquement économique plutôt que politique ou philosophique pour plusieurs raisons structurelles. La transformation technologique actuelle redéfinit les bases de nos sociétés, notamment en ce qui concerne la production, la distribution des ressources et la manière dont la valeur est créée et échangée. Voici pourquoi et comment ce renouvellement sera principalement économique :
1. Primauté des dynamiques économiques dans l’innovation technologique
La révolution technologique est principalement motivée par des dynamiques économiques. L’innovation dans les technologies numériques, l’intelligence artificielle (IA), la blockchain, ou encore les biotechnologies, est largement guidée par des intérêts financiers. Les entreprises privées, les géants de la tech, ainsi que les startups dirigent cette transformation en réponse à des logiques de profit, de concurrence et de gain de parts de marché. Cette concentration de pouvoir économique influence et oriente la pensée intellectuelle vers des questions de gestion, de productivité, d’automatisation, et d’optimisation des ressources.
2. L’automatisation et la reconfiguration des marchés du travail
Avec l’essor des technologies de l’IA et de l’automatisation, les fondements même du travail et de l’économie changent. L’impact direct sur les emplois, la nature du travail, et la répartition des richesses devient une préoccupation centrale. Ces transformations posent des questions économiques pressantes : quel modèle de redistribution des richesses dans un monde où le travail humain est de moins en moins nécessaire ? Comment repenser les systèmes fiscaux et sociaux dans une économie largement automatisée ? Cette reconfiguration pousse la pensée intellectuelle à se focaliser davantage sur l’économie que sur les théories politiques ou philosophiques classiques.
3. La financiarisation de l’innovation et de la connaissance
Les innovations technologiques sont souvent monétisées à travers la création de marchés financiers spécifiques (cryptomonnaies, capital-risque, marchés de données). Cette financiarisation implique que même les idées et les connaissances circulent sous une forme capitalisée, régulée par des dynamiques de marché. Les questions philosophiques ou politiques deviennent alors des sous-produits d’une logique économique qui encadre leur diffusion et leur légitimation.
4. L’effacement des frontières entre l’économique et le social
La technologie réorganise la société en des termes économiques : l’économie des plateformes (Uber, Airbnb), les modèles de sous-traitance globalisée, ou encore la gestion algorithmique des comportements sociaux. La pensée intellectuelle se voit contrainte d’analyser cette recomposition des rapports sociaux sous un prisme économique, car les relations politiques ou philosophiques traditionnelles sont désormais médiatisées par des plateformes et des algorithmes marchands.
5. L’épuisement des grands récits politiques et philosophiques classiques
Les idéologies politiques et les grands systèmes de pensée philosophiques du 20ème siècle (marxisme, libéralisme, existentialisme) ont perdu en influence face à la complexité croissante de l’économie globalisée. L’économie devient le prisme par lequel les questions sociales et politiques sont abordées. Par exemple, la montée des inégalités, la crise écologique, ou la question du revenu universel sont toutes analysées avant tout en termes économiques.
6. Les nouvelles formes de pouvoir : concentration des données et capitalisme de surveillance
La collecte massive de données et le contrôle des flux d’information par un petit nombre d’acteurs économiques modifient la nature même du pouvoir. Ce pouvoir, désormais centré sur l’accumulation de données et leur exploitation économique, oriente la réflexion intellectuelle vers des enjeux économiques (propriété des données, régulation des monopoles, etc.), au détriment des analyses purement philosophiques ou politiques.
C’est pourquoi à la notion toujours valable de Sens du pays, nous proposons de prolonger la réflexion idéologique par un autre concept, celui du » Juste ce qu’il faut de Créolisation et pas plus qu’il ne faut ». Ce concept basé sur une hybridation culturelle dans le contexte de l’évolution sociétale actuelle de la Guadeloupe se rapporte à une philosophie de type prospective, de modération, d’équilibre et de durabilité. Il s’agit d’une approche qui prône un approfondissement des concepts économiques modernes, l’adaptation de la culture créole et surtout la compréhension raisonnée des pratiques économiques, sociales et culturelles en fonction des besoins réels du territoire et de ses habitants, tout en évitant les excès ou les solutions inadaptées qui pourraient nuire à l’harmonie locale.
Dans une société post coloniale comme celle de la Guadeloupe, ce concept invite à réfléchir à une manière de vivre en accord avec les ressources disponibles, les réalités locales et les valeurs identitaires du territoire. Aujourd’hui ce qui manque à la jeunesse antillaise c’est une simplicité et une sobriété d’existence volontaire. Sur le plan individuel et collectif, cela peut se traduire par une manière de vivre plus simple et en accord avec les spécificités locales. « Pas plus qu’il ne faut » suggère une certaine sobriété dans les modes de consommation, le rejet de l’accumulation matérielle inutile, et la valorisation d’une qualité de vie centrée sur les relations humaines, la culture, et l’environnement naturel. Pour ce faire il faudrait instaurer un bien meilleur équilibre entre tradition et modernité. Notre concept invite également à une modernisation maîtrisée, où les nouvelles technologies du numérique et de l’intelligence artificielle, les infrastructures et les évolutions sociales sont intégrées sans rompre avec les valeurs et pratiques traditionnelles. Par exemple, il s’agirait de trouver un équilibre entre le développement numérique et la préservation de la culture créole, ou entre l’urbanisation et la préservation des espaces naturels. Dans une société où la dépendance à l’égard des modèles extérieurs reste forte, « juste ce qu’il faut » peut être interprété comme un appel à une autonomie économique et financière plus affirmée, mais mesurée. Plutôt que de chercher à reproduire à l’identique le modèle économique « métropolitain ou mieux hexagonal » ou globalisé, il s’agirait de définir un développement qui corresponde aux besoins et aux aspirations spécifiques de la Guadeloupe, tout en évitant les pièges de l’autosuffisance dogmatique ou de l’isolationnisme.
En somme, « juste ce qu’il faut de Créolisation et pas plus qu’il ne faut » est un concept qui vise à rétablir un équilibre culturel harmonieux dans la société guadeloupéenne, en valorisant les ressources locales, en promouvant une vie plus sobre et en intégrant les évolutions modernes de manière raisonnée. Dans un monde en perpétuel changement, cette philosophie de type nouveau appelle à une forme de résilience basée sur la simplicité, l’adaptation de l’économie locale, et le respect des limites naturelles et culturelles du territoire guadeloupéen.
Face à l’effondrement des grandes idéologies, la question qui se pose pour l’avenir de la Guadeloupe est celle de sa place dans un monde globalisé marqué par l’accélération des technologies, notamment l’intelligence artificielle (IA) et la révolution numérique. Cette transition technologique promet des bouleversements profonds dans les structures économiques et sociales de l’île. La digitalisation et l’IA sont susceptibles de redessiner l’économie locale, créant à la fois de nouvelles opportunités et de nouvelles fractures potentiellement très grave. Dans un contexte où les jeunes générations Z, Alpha et Béta, sont plus connectées au monde global qu’au discours local autonomiste et indépendantiste, l’enjeu sera de réussir à intégrer ces technologies de manière à réduire les inégalités tout en conservant une identité culturelle forte, mais revisitée sur certains points qui ont fait l’objet d’une dénaturation par l’assistanat. Le principal enseignement à tirer de cette évolution réside dans l’adaptation nécessaire aux nouvelles réalités. La Guadeloupe doit trouver un équilibre entre la préservation de son héritage culturel et son insertion dans une économie de plus en plus numérique. Alors que les anciennes luttes portaient sur la décolonisation et l’indépendance, les défis à venir concernent le changement de paradigme économique et la capacité à tirer parti de l’innovation technologique pour répondre aux besoins de la population, tout en évitant que la fracture numérique ne vienne accentuer les inégalités existantes en détruisant bon nombre des emplois notamment dans le secteur des services.
La question identitaire se posera toujours, mais sous un angle différent, où l’enjeu sera de concilier modernité technologique et préservation des spécificités locales dans un monde globalisé.En somme, si les années 60 et 70 ont vu l’affirmation de revendications politiques et sociales articulées autour des luttes pour la décolonisation, la période actuelle se caractérise par une transition vers une société davantage centrée sur les défis économiques et technologiques. Dans ce contexte, l’avenir de la Guadeloupe dépendra de sa capacité à réinventer son modèle de développement tout en construisant un projet collectif de nouveau modèle économique et social adapté aux mutations du 21e siècle, où les anciennes idéologies laissent place à une quête d’autonomie économique et d’intégration numérique. La départementalisation a été perçue par certains comme une forme de néocolonialisme, où les spécificités culturelles et les aspirations politiques locales sont subordonnées aux décisions prises à Paris. Les mouvements autonomistes et indépendantistes, bien que ultra minoritaire, continue de trouver un écho identitaire à travers certains symboles comme la musique gwo ka et le drapeau auprès d’une population qui se sent dépossédée de sa souveraineté politique, économique et culturelle. Mais pour ce qui nous concerne, nous subodorons que le plafond de verre est atteint du fait d’un potentiel décalage idéologique. Ce sentiment est amené à s’intensifier avec les crises inflationnistes et économiques récentes, où la gestion centralisée de la pandémie de Covid-19 a ravivé les critiques contre l’État, les élus locaux et intellectuels sur l’absence de prise en compte des réalités.
La mauvaise gestion des services publics, souvent perçue comme inefficace et corrompue, cristallise la colère populaire. L’accumulation de ces dysfonctionnements, ajoutée à une méfiance croissante envers les institutions, prépare un terrain propice à une cassure sociale. Ainsi au vu de de notre démonstration et de notre incursion dans le passé, si le niveau de vie en Guadeloupe a connu une progression impressionnante depuis 1946, la persistance des inégalités, l’absence de perspectives économiques durables, et les tensions identitaires exacerbées fragilisent le tissu social. La situation actuelle semble suspendue entre les acquis d’un développement matériel rapide et les menaces d’une révolte populaire en gestation, nourrie par une frustration profonde et un sentiment d’abandon. Ces contradictions témoignent de l’échec des politiques à intégrer pleinement la Guadeloupe dans le modèle républicain français, sans pour autant offrir une alternative viable à cette relation complexe et souvent conflictuelle avec la France.
Aujourd’hui, l’expression de Raoul Serva » trouver ou retrouver le sens du pays » prend une résonance particulière face aux défis actuels, qu’ils soient écologiques, économiques ou technologiques. Dans un contexte marqué par les bouleversements globaux, cette quête identitaire peut être perçue comme une manière de résister à la standardisation culturelle et de chercher des solutions de développement économique endogènes adaptées aux réalités locales. Le concept suggère que l’avenir de la Guadeloupe ne peut se penser uniquement à travers les modèles importés, mais doit s’enraciner dans une compréhension profonde de ce que signifie être guadeloupéen aujourd’hui. En ce qui concerne le concept philosophique d’hybridation « Juste ce qu’il faut de Créolisation et pas plus qu’il ne faut » est une invitation à réinvestir une nouvelle identité collective à l’aune de la quatrième révolution technologique, à réaffirmer une conscience historique et culturelle propre, tout en engageant la Guadeloupe sur une voie de développement économique qui soit à la fois respectueuse de ses spécificités et en phase avec les dynamiques contemporaines. Aussi bien tout en reconnaissant que les intellectuels antillais notamment philosophes ont accompli leurs missions, alors sur ces entrefaites d’une crise économique et financière à venir très prochainement, faisons maintenant place aux économistes pour le renouvellement de la pensée intellectuelle aux Antilles… !
« Adan lavi sé yon a lot »
Traduction littérale: Dans la vie c’est l’un et l’autre.
Moralité : L’union fait la force.
Jean marie Nol économiste