INTERVIEW – Il est un des plus grands mathématiciens du siècle. Âgé de 69 ans, il a quitté l’URSS en 1974 et travaille actuellement entre la France (à l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette) et les États-Unis (New York). Titulaire de nombreux prix, notamment du prix Abel en 2009, l’équivalent du Nobel des maths, ce savant franco-russe touche-à-tout porte un regard curieux sur l’état des sciences, des maths à la physique en passant par la biologie. Pour le JDD, Misha Gromov explique « les trois principales énigmes » de la science actuelle : l’univers, la vie et l’esprit humain… Il lance aussi un cri d’alarme sur l’état de l’enseignement de haut niveau en France et son « incapacité » à déceler des « personnalités non standards ». Rencontre avec un des penseurs les plus originaux du monde actuel.
Pourquoi les maths, si ludiques à vous entendre, sont-elles souvent enseignées de façon aussi ennuyeuse à l’école?
D’abord parce que c’est un non-sens que de vouloir enseigner la même chose à tous. Selon moi, seulement une moitié de la population a des dispositions pour les maths! Et 3% des enfants seront aptes aux recherches mathématiques de haut niveau. C’est un des problèmes majeurs de notre société : réformer l’enseignement. De façon générale, tant pour les maths que pour les sciences, il faudrait mettre en place un enseignement personnalisé. Quand je compare le XVIIIe siècle français avec aujourd’hui, je me demande où sont passés les Lavoisier, Buffon, Laplace, Condorcet. Le problème de l’enseignement est là : ceux qui devraient être les Buffon ou Lavoisier d’aujourd’hui ne sont pas « détectés »…
L’enseignement actuel est-il si inadapté…
Le premier objectif de l’enseignement est de donner la même éducation à tous, pour que l’on partage des idées communes. C’est important pour la cohésion sociale. Cela fonctionne. Mais en contrepartie, l’enseignement actuel, le même pour tous alors qu’il faudrait un enseignement adapté à chacun, est un désastre. Il n’arrive pas à faire en sorte que certains puissent sortir du système. L’enseignement devrait pouvoir prendre en compte ces personnes « irrégulières », non standards. Pour la France d’aujourd’hui, qui ne dispose pas de ressources naturelles, c’est un enjeu primordial. Si elle veut résister face à l’Asie ou la Chine, la seule manière d’avoir un coup d’avance, c’est de savoir détecter ces personnes aux potentiels particuliers. Savoir repérer ces 3% d’enfants, qui représentent quand même 2 à 3 millions de personnes, c’est cela l’enjeu. Actuellement, la France excelle à former des ingénieurs de haut niveau, mais pas suffisamment d’ingénieur de très haut niveau. Il en manque. Si la France n’arrive pas à mettre en place ce système, dans trente ou quarante ans, il n’y aura plus de culture française. La France sera totalement dépassée par d’autres cultures, celle de la Chine par exemple.
«La réalité existe et elle n’existe pas à la fois.»
Quelles seraient les solutions?
Il faut créer un nouveau système éducatif. Être capable de choisir les meilleurs enfants de tous les horizons, et de leur faire bénéficier d’un enseignement spécifique. Cela permettrait de fonder une élite renouvelable. Quand une élite n’est pas renouvelable, elle devient vite conservatrice, elle résiste au changement… Si les écoles françaises étaient plus démocratiques, l’élite se renouvellerait. C’est peut-être paradoxal, mais il faut sélectionner les bons élèves, qui peuvent apprendre dix fois plus vite que les autres, et qui aujourd’hui perdent leur temps dans les écoles standards. Le système actuel « rate » tout simplement ces profils, qui ne rentrent pas dans le cadre.
Pourquoi est-ce si difficile d’enseigner les maths?
C’est très difficile! C’est comme si on essayait de faire entendre de la musique en montrant la partition, sans jamais entendre le son… Aujourd’hui, on enseigne les maths comme si on enseignait la musique juste en regardant la partition, en l’apprenant par cœur. Pourtant, à partir de la partition, il faudrait comprendre la musique, la ressentir. Quand on enseigne, il faut réussir à allumer cette étincelle des maths et on ne sait pas trop comment faire. Cela fonctionne avec certains… et alors, le son, la musique se met en marche. Accéder à la machinerie de l’esprit humain, c’est tout l’objet de l’enseignement. C’est une clé qui reste assez mystérieuse. Or, il n’y a pratiquement aucune recherche sur l’éducation. Tout le monde croit savoir comment enseigner!
Quel est votre moteur, le doute ou la souffrance…
Platon dit que « percevoir, c’est souffrir ». Parce qu’avec le savoir, la connaissance, vient la désillusion et donc la déception. En tant que scientifique, on n’obtient pas de satisfaction avec la connaissance. Au contraire, on est toujours insatisfait. Dans une étude américaine, on a demandé aux étudiants de s’auto-évaluer. Dans l’ensemble, ils ont exprimé une très bonne opinion d’eux-mêmes. Mais quand on examine les réponses des bons élèves, on voit qu’ils pensent qu’ils ne sont pas bons. Eux ne sont pas contents. Chez les scientifiques, il y a toujours l’idée qu’on n’est pas assez bons, et c’est cela qui nous fait aller de l’avant…
«On peut imaginer un ancêtre commun à toute forme de vie.»
Quelles sont les trois principales énigmes de la science actuelle?
En premier, le mystère de l’univers, puis en deuxième le mystère de la vie. Comment est-elle survenue? Qu’est-ce qui l’a créée? Quand on regarde tous les paramètres, à l’évidence, les probabilités sont extrêmement basses qu’elle survienne. Elle n’aurait pas dû arriver et pourtant elle est survenue. Les mécanismes de la vie se structurent de manière si compliquée que nous ne les comprenons pas. Très honnêtement, la manière dont une cellule fonctionne, on ne le sait pas… C’est fantastiquement compliqué. Et puis, le troisième mystère, c’est l’esprit humain. On n’a pas le début d’une piste pour comprendre comment cela fonctionne! Nous ne savons pas comment nous pensons. Si vous deviez mettre à plat les informations reçues par le cerveau d’un enfant de 2 ans, cela semble totalement démesuré. On est très loin de pouvoir comprendre les interactions. Il est juste possible de voir l’esprit humain à l’œuvre dans le langage, mais on ne peut pas le voir directement. Pour prendre une métaphore, c’est comme la télévision : c’est une machine très compliquée qui, au bout du compte, vous montre des soap operas ou des sitcoms. Mais quand vous regardez la télé, vous ne savez pas comment elle fonctionne, vous voyez simplement les images. C’est pareil pour l’esprit humain, vous entendez les paroles…
Vous dites aussi que la réalité n’existe pas, que c’est une formule mathématique, au fond de notre œil, qui nous reconstruit un ensemble de vide et d’atomes…
C’est les deux à la fois. La réalité existe et n’existe pas à la fois. Les gens veulent penser qu’ils « existent » mais il faudrait s’entendre sur le mot « existence ». Ce que nous percevons du monde n’est pas le réel ! La réalité, telle que nous la connaissons, n’est que notre réalité interne. C’est notre cerveau qui la « fabrique ». Ce qu’il nous faut comprendre, c’est comment notre cerveau fabrique cette réalité interne. Et ça, on est loin de pouvoir le reconstituer. De la même manière, pour la « réalité externe », celle de la physique, on comprend mieux ce qui se passe dans les étoiles ou à la surface du Soleil qu’à 2 km de nos pieds, sous la croûte terrestre. De la même façon, on ne comprend pas ce qui se passe dans notre tête. Quand vous parlez, on sait quelle partie de votre cerveau fonctionne, quelle zone est stimulée, mais cela n’explique pas comment votre esprit travaille. Il doit y avoir un langage intermédiaire. Et la structure de ce langage nous reste inimaginable. Il faudrait pouvoir comprendre ce langage intermédiaire. Lavoisier disait que pour faire de la science, il faut créer de nouveaux langages…
Selon vous, combien d’univers existent-ils?
On ne sait pas! On peut même se demander si cela fait sens de se demander s’il y a un nombre d’univers! On ne sait pas non plus si cela fait sens d’essayer de les dénombrer. Certains disent de 10 à 500! Mais ce ne sont que des modèles. En fait, il y a de nombreuses raisons de penser qu’il y a de nombreux univers. Je pense même de très, très nombreux.
L’histoire de la vie est, selon vous, l’histoire d’une succession de catastrophes…
Oui, les catastrophes ont façonné ce que nous sommes. Dans l’histoire du monde, il y a eu de grands moments d’extinction, de disparition.
Lire la suite de l’entretiensur le JDD