— Par Dani Rodrik —
Dani Rodrik is Professor of International Political Economy at Harvard University’s Kennedy School of Government and a leading scholar of globalization and economic development. His most recent book is The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.
12 March 2013
CAMBRIDGE – Rien ne menace plus la globalisation que le fossé grandissant de gouvernance – la dangereuse disparité entre le champ national de la responsabilité politique et la nature globale des marchés de biens, de capitaux et de nombreux services – qui s’est approfondi au cours des récentes décennies. Lorsque les marchés transcendent la règlementation nationale, comme c’est le cas aujourd’hui avec la globalisation de la finance, il en résulte une défaillance des marchés, une instabilité, et la crise. Mais encourager la règlementation sur les bureaucraties supranationales, comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou la Commission Européenne, peut induire un déficit de démocratie et une perte de légitimité.
Comment combler ce fossé de gouvernance ? Une option serait de rétablir le contrôle national démocratique sur les marchés globaux. Cela est difficile et relève du protectionnisme, mais ce n’est pas impossible ni contraire à une globalisation saine. Comme je le soutiens dans mon livre The Globalization Paradox (Le Paradoxe de la globalisation, ndt), permettre aux gouvernements nationaux de maintenir une diversité règlementaire et rétablir les négociations sociales tendues améliorerait le fonctionnement de l’économie globale.
Les élites politiques (et la plupart des économistes) sont plutôt en faveur d’un renforcement de ce que l’on appelle par euphémisme « la gouvernance globale. » Selon ce point de vue, les réformes comme celles qui améliorent l’efficacité du G20, augmentent la représentativité du bureau exécutif du Fond Monétaire International, et resserrent les standards de capitaux établis par le Comité de Bâle sur la supervision bancaire, suffiraient à apporter un étayage institutionnel à l’économie globale.
Mais le problème n’est pas seulement que ces institutions globales restent faibles. Elles sont aussi des organes inter-gouvernementaux – un ensemble d’états membres plutôt que des agents de citoyens globaux. Parce que leur responsabilité vis-à-vis des électorats nationaux est indirecte et incertaine, ils ne suscitent pas l’allégeance politique – et donc la légitimité – nécessaires à des institutions réellement représentatives. En effet, les problèmes de l’Union Européenne ont révélé les limites de la construction communautaire politique transnationale, même entre un ensemble de pays limités et comparativement similaires.
En fin de compte, la responsabilité en incombe aux parlements et aux responsables nationaux. Durant la crise financière, ce furent les gouvernements nationaux qui ont renfloué les banques et les firmes, recapitalisé le système financier, garanti les dettes, facilité les liquidités, relancé la pompe budgétaire et réglé les chèques du chômage et de l’aide sociale – et qui ont été tenus responsables de tous les revers subis. Ainsi que l’avait mémorablement exprimé le Gouverneur sortant de la Banque d’Angleterre Mervyn King, les banques globales sont « internationales dans l’action, mais nationales dans la mort. »
Mais une autre option peut être envisagée, une option qui accepte l’autorité des gouvernements nationaux tout en prétendant réorienter les intérêts nationaux vers une voie plus globale. Pour y parvenir, il faudrait que les citoyens « nationaux » se considèrent de plus en plus comme des citoyens « globaux », avec des intérêts s’étendant au-delà des frontières de leurs propres pays. Les gouvernements nationaux doivent rendre des comptes à leurs citoyens, du moins en principe. Donc, plus le sens des intérêts de ces citoyens deviendra global, plus la politique nationale sera responsable de manière globale.
Ceci pourrait sembler utopique mais quelque chose du même genre est déjà à l’oeuvre depuis quelque temps. La campagne globale en faveur du soulagement de la dette pour les pays pauvres a été menée par des organisations non gouvernementales qui sont parvenues à mobiliser avec succès la jeunesse des pays riches pour opérer des pressions sur leurs gouvernements.
Les sociétés multinationales sont parfaitement conscientes de l’efficacité de telles campagnes citoyennes, ayant été forcées à plus de transparence et à modifier leurs pratiques en matière de conditions du travail partout dans le monde. Certains gouvernements ont poursuivi des dirigeants politiques étrangers pour violations des droits de l’homme avec l’appui d’un soutien populaire national considérable. Nancy Birdsall, Présidente du Centre pour le Développement Global, cite l’exemple d’un citoyen Ghanéen qui a témoigné devant le Congrès américain dans l’espoir de convaincre les responsables américains de faire pression sur la Banque Mondiale afin qu’elle modifie sa position au sujet des redevances d’utilisation en Afrique.
De tels efforts depuis la base pour « globaliser » les gouvernements nationaux peuvent potentiellement fortement influer sur les politiques environnementales, particulièrement celles visant à enrayer le changement climatique – le plus sensible de tous les problèmes. Il est intéressant de noter que certaines des initiatives les plus importantes pour limiter les gaz à effet de serre et promouvoir la croissance verte ont émané de pressions locales.
Le président de l’Institut des Ressources Mondiales (WRI), Andrew Steer, fait observer que plus de 50 pays en développement mettent en oeuvre aujourd’hui des politiques couteuses pour enrayer le changement climatique. Du point de vue de l’intérêt national, cela n’a aucun sens compte tenu de la nature patrimoniale globale du problème.
Certaines de ces politiques sont motivées par le désir d’acquérir un avantage concurrentiel, comme c’est le cas du soutien de la Chine pour les énergies vertes. Mais lorsque les électeurs ont une conscience globale et une conscience environnementale, les bonnes politiques climatiques peuvent aussi être de bonnes politiques.
La Californie a par exemple lancé au début de l’année un système de plafonnement et d’échange destiné à ramener les émissions de carbone aux niveaux de 1990 d’ici 2020. Alors que l’action globale sur le plafonnement des émissions était dans l’impasse, les groupes environnementaux et les citoyens concernés sont parvenus avec succès à débloquer la situation et à vaincre l’opposition des milieux d’affaires, et le gouverneur Républicain de cet état, Arnold Schwarzenegger, a promulgué une loi en 2006. Si cela s’avère être un succès tout en restant populaire, le modèle pourrait être étendu à l’ensemble du pays.
Les enquêtes d’opinion globales comme le World Values Survey indiquent qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir : 15 à 20 points séparent le sentiment de citoyenneté globale exprimé de celui de citoyenneté nationale qui est dominant. Mais l’écart est inférieur chez les jeunes, les plus éduqués, et les classes professionnelles. Ceux qui se considèrent en haut de l’échelle sociale pensent sensiblement plus global que ceux qui se considèrent issus des classes inférieures.
Bien sûr, la « citoyenneté globale » sera toujours une métaphore, parce qu’il n’y aura jamais un gouvernement mondial administrant une communauté politique mondiale. Mais plus nous serons nombreux à nous penser citoyens globaux et à exprimer nos préférences en tant que tel à nos gouvernements, moins nous aurons besoin de poursuivre la chimère de la gouvernance globale.
Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats
Project Syndicate