— Par Francis Daspe —
Secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée, initiateur des « Assises itinérantes de la Table renversée » et auteur de La Révolution citoyenne au cœur (Editions Eric Jamet, 2017). Il est par ailleurs impliqué dans la France insoumise.
Pour Francis Daspe, nous n’avons pas besoin d’un gouvernement d’union nationale, mais de nouvelles idées, pour sortir de la crise.
La crise sanitaire du Covid-19 fait resurgir un vieux serpent de mer de la vie politique française, la possibilité d’un gouvernement d’union nationale. Il est vrai que l’heure est grave, le Président Macron n’ayant-il pas déclaré l’état de guerre ? Un gouvernement d’union nationale, certes, mais pourquoi et pour quoi ?
La référence peut être faite avec la Sainte-Alliance de 1815 signée par les monarchies victorieuses de la France napoléonienne
Certainement pour tenter de faire oublier les errements d’une gestion aléatoire de la crise. Sûrement pour s’évertuer à trouver des solutions enfin efficaces à une situation de plus en plus pesante. Sans aucun doute également pour resserrer en interne ses propres rangs. Mais n’est-on pas en droit de se poser la question de quels rangs il peut bien s’agir ? Ce sont les rangs de l’oligarchie, dans toute sa diversité, intéressée en fin de compte par la survie et la perpétuation de son monde pourtant grandement responsable de la crise.
Les leçons de l’histoire
Cette tentation est à relier à d’autres événements historiques antérieurs qui lui octroient une résonance particulière. Ce possible gouvernement d’union nationale épouse davantage les contours d’une sainte-alliance des oligarchies des temps modernes. La référence peut être faite avec la Sainte-Alliance de 1815 signée par les monarchies victorieuses de la France napoléonienne. L’objectif fixé consistait en l’anéantissement des idées révolutionnaires afin d’opérer la restauration pleine et entière des principes d’Ancien Régime en se protégeant d’éventuelles révolutions. Il s’agissait d’une union réalisée à l’échelle d’un continent européen bousculé par le choc de l’universalisme de la Révolution française.
Il fut un échec à tous les défis
Il en est allé de manière peu ou prou identique de l’éphémère gouvernement d’union nationale dirigé en France pendant 9 mois par Gaston Doumergue appelé à la Présidence du conseil. Mis en place après les événements du 6 février 1934 qui furent interprétés comme une tentative de renversement de la République par les ligues d’extrême-droite, il se révéla in fine un échec. Pouvait-il en être autrement dès lors qu’étaient réunis des profils aussi disparates que Pierre Laval, André Tardieu, Edouard Herriot, Henri Queuille, Philippe Pétain, Albert Sarraut, Louis Marin ou Adrien Marquet, et ce quand bien même on écarterait tout risque d’anachronisme dans un temps politique circonscrit et réduit ?
Il fut un échec à tous les défis qui se posèrent à lui. Il ne résolut pas la grave crise économique des années Trente en persistant dans les mesures déflationnistes que nous qualifierions aujourd’hui d’austérité ; il ne dissipa en conséquence nullement le malaise social qui gangrénait la société française ; il ne fit sauter aucun des blocages démocratiques qui stérilisaient l’action politique. Les solutions vinrent finalement en 1936 du Front populaire qui rompit avec le vieux monde de l’époque, puis en 1945 des « jours réellement heureux » promus par l’application aux lendemains de la Libération du programme du Conseil national de la Résistance.
Un danger ?
En quoi consiste le danger aujourd’hui qui nécessiterait la mise en place d’un tel gouvernement d’union nationale ? La seule crise du coronavirus ? Ne soyons pas naïf ! Il y a d’autres choses. Les enjeux sont différents et vont bien au-delà, inscrits dans le cadre de la sauvegarde du « monde d’avant ». Le « monde d’après » exige un nouveau logiciel politique en rupture profonde. Ce ne sont pas les déclarations de (bonnes) intentions qui y suffiront, qui plus quand la sincérité ne saute pas aux yeux. On perçoit une exigence impérieuse qui vient de plus loin, du dégagisme de la séquence électorale de 2017 au surgissement de la crise des Gilets jaunes en passant par l’enkystement de mobilisations sociales à répétition. Les enjeux sont clairement identifiés. La place du peuple reste constamment à déterminer dans le cadre des conditions de l’expression concrète de sa souveraineté. L’urgence d’un autre partage des richesses aux antipodes de celui proposé par le président des riches constitue un préalable indéfiniment renouvelé. Ces perspectives effraient toujours les possédants et les rentiers du pouvoir.
Qui un tel gouvernement d’union nationale peut-il concerner et intéresser réellement ? Ces personnes relèvent de trois catégories, constituant comme autant de déclinaisons d’un ancien monde politique cherchant à survivre à son impéritie avérée et sa morgue de caste. En premier lieu, les représentants autoproclamés raisonnables de la seule politique possible qui ont occasionné tant de dégâts : les candidats en provenance des deux anciens partis dominants de l’alternance sans alternative sont déjà légion, entre strausskahniens, vallsistes, libéraux-conservateurs de droite et autres opportunistes. Ensuite, les inévitables premiers de cordée d’une introuvable société civile en totale déconnexion avec les réalités quotidiennes vécues par le plus grand nombre (la crise a montré qu’ils n’étaient pourtant pas les premiers de corvée). Enfin, des Verts adeptes de la compatibilité entre l’écologie et le capitalisme pour qui l’adage utilisé sous les III° et IV° Républiques à l’encontre des radicaux prend toute sa réalité en l’adaptant à la couleur du moment : « Verts à l’extérieur, blanc à l’intérieur, toujours placés proche de l’assiette au beurre ». Il n’est pas possible d’utiliser pour notre démonstration la pastèque, car celle-ci, verte à l’extérieur, est rouge à l’intérieur…
Nous avons sous les yeux les gesticulations pathétiques d’une sainte-alliance des confinés de l’ancien monde à la date de péremption nettement dépassée
L’option de l’unité nationale équivaut à un subterfuge agissant à l’égal d’un rayon paralysant pour la pensée et l’action. Comme l’affirmait le prince de Salina dans le roman Le guépard écrit par Lampedusa et adapté au cinéma par Visconti, il faut que tout change pour que rien ne change. Ce marché de dupes peut offrir aux naïfs et aux manipulateurs l’illusion d’une improbable internationale des bonnes volontés et des compétences. Il n’en est rien. Ce n’est en aucun cas une quelconque « dream team ». Bien au contraire, nous avons sous les yeux les gesticulations pathétiques d’une sainte-alliance des confinés de l’ancien monde à la date de péremption nettement dépassée.
Source : Marianne.fr