Nadir Moknèche signe un polar inattendu, peinture saisissante du Maroc avec ses trafics, ses immigrés, ses homosexuels.
En Algérie, comme en France, ses films ne sont ni convenus ni tout à fait convenables. Nadir Moknèche, cinéaste jaloux de sa liberté âprement acquise et plaidée au fil de ses trois premiers longs métrages – Le Harem de Mme Osmane, Viva Laldgérie, Délice Paloma –, c’est une évidence et cela ne se négocie pas. Depuis que l’Algérie a refusé son visa d’exploitation à Délice Paloma, pourtant réalisé à Alger en 2006 avec le soutien des autorités locales, il n’est toujours pas retourné dans le pays de son enfance. Il vit en France, va souvent au Maroc ainsi qu’en Italie, où le scénario de Goobye Morocco a pris forme alors qu’il était pensionnaire à la villa Médicis en 2010.
« Ce refus de visa a été dur, témoigne le cinéaste. J’ai eu le sentiment d’être amputé de ma source d’inspiration. Il a fallu que je coupe émotionnellement avec Alger. » Goodbye Morocco, tourné à Tanger et hanté de l’intérieur par le désir d’exil de ses personnages, s’en ressent. Son héroïne, Dounia, est persuadée qu’elle respirera un air plus léger une fois qu’elle aura traversé la Méditerranée, tout comme ses employés africains rêvent de faire le saut.
Maîtres et esclaves
« Ces immigrés, pour la plupart sénégalais, m’ont beaucoup touché, poursuit Moknèche. Ce ne sont pas toujours des gens à la rue. L’explication économique de leur émigration voile souvent un mal-être plus profond. Moi-même je n’ai pas quitté l’Algérie à 16 ans parce que j’avais faim, mais parce que je n’en pouvais plus ! » Et aussi, parce que sa mère a eu la simplicité, à l’époque du premier « printemps berbère », d’admettre sa peur de voir son fils militer dans des mouvements démocratiques… « Elle a préféré avoir le courage de me laisser partir. »
Autant de tiraillements qui irriguent son inspiration. C’est un regard lucide et sans illusion que Moknèche revendique en filmant ces individus atypiques mais sans cesse rattrapés par le conservatisme tenace de sociétés normatives et corrompues. « L’organisation sociale, avec ses maîtres et ses esclaves, c’est aussi un grand sujet de fond. Un peu comme en Inde, où cela est très fort mais désormais débattu publiquement. Alors qu’au Maghreb, on n’en parle pas. »
Goodbye Morocco, fort d’un assortiment hétéroclite de personnages de conditions et d’origines diverses, en parle à sa façon. On y rencontre un expatrié français homo, le directeur pas net d’un musée local, et ce domestique désigné « chauffeur », aussi discret qu’omniprésent au côté de Dounia, qui le traite tour à tour en frère et en esclave. De quoi tricoter une fresque sociale édifiante. Nadir Moknèche a préféré s’orienter vers un film noir à l’intrigue d’autant plus pertinente que ces motifs en affermissent les ressorts, sans verser dans le cliché ou l’analyse. « Le film de genre avec une énigme qui te tient en haleine, c’est un plaisir physique que j’ai ressenti dès l’enfance dans les cinémas d’Alger. »
Alexis Campion – Le Journal du Dimanche
samedi 09 février 2013
Goodbye Morocco ***
De Nadir Moknèche, avec Lubna Azabal, Faouzi Bensaïdi, Grégory Gadebois, Rasha Bukvic. 1h42.
À Tanger, Dounia, divorcée privée de la garde de son fils, concubine d’un architecte serbe, passe pour une scandaleuse. Mais elle dirige un chantier et tous les espoirs sont permis depuis que ses employés, des Sénégalais qui rêvent d’Europe, eux aussi, y ont découvert des fresques chrétiennes du IVe siècle. Un trafic prometteur se trame, soudain entravé par la disparition d’un ouvrier… Autour de deux personnalités fortes et malgré tout dominées
– Dounia et son homme à tout faire, Ali, admirablement interprétés – Nadir Moknèche signe un polar émouvant et efficace, fort de sa narration non linéaire. Il apporte au passage son éclairage cru mais passionnant sur le complexe maillage des conditions sociales et des espoirs enchevêtrés qui avivent l’énergie toute paradoxale du Maroc actuel.
Le Jdd.fr ,07/02/2013