— Par Juan BRANCO Chercheur, Yale Law School (Connecticut) et Alphonse CLAROU Doctorant (Arles)—
ll y a quelques années, Jean-Luc Godard évoquait publiquement son affection pour le livre de Jacques Rancière, le Maître ignorant. Le postulat de l’égalité des intelligences qui y est présenté fait écho à la confiance que JLG a toujours eue en l’«intelligence» de ses interlocuteurs, en leur répartie, leur capacité tennistique à renvoyer la balle. Ainsi Godard s’est-il toujours contenté, en entretien comme dans ses films, de dire sans expliquer. Parole pensive et sacerdotale. Au spectateur de saisir ou de laisser passer. On aurait pu penser que les nouvelles technologies, offrant une réticularité beaucoup plus importante que les médias traditionnels, donneraient à ce jeu une nouvelle dimension. La polémique de ces derniers jours vient prouver le contraire. Accaparés par des médias dominants en manque chronique de spectres et d’audience, les réseaux sociaux ont en effet ouvert une troisième voie : arracher la parole au cheminement de la pensée, écraser et triturer sans effort la balle qui venait d’être lancée⋅ En d’autres mots, instrumentaliser pour faire peur, s’indigner pour se rendre populaire, sans en avoir l’air⋅ Godard donc, dans un entretien au Monde se félicite de la victoire de Marine Le Pen aux élections européennes, ajoutant qu’il l’aurait souhaitée Premier ministre⋅ Dans une hystérie qui fait signe, l’effusion est immédiate. L’Obs affirme sans ambages qu’il s’agit là d’un clair soutien du réalisateur au parti⋅ Twitter s’enflamme⋅ Le général est plusieurs fois convoqué – «vieillir est un naufrage» – et c’est de sénilité que Godard est accusé⋅ Voilà Twitter, source potentiellement infinie de jaillissements et d’aphorismes, réduit à un terrain de jeu minable. Voilà Godard identifié à un fasciste au pire, à un provocateur au mieux. Con, de toute façon. Cela n’est pas nouveau : déjà en 68 il était, pour les staliniens, «le plus con des Suisses prochinois». Révélatrice, la parole de Godard l’a toujours été de son époque et des sombres obsessions de ses contemporains. Qu’importe que dans le même entretien au Monde il rende hommage à Sartre et Malraux, deux combattants antifascistes, piliers de sa bibliothèque imaginaire que l’on sait depuis longtemps peuplée par un humanisme parfois un peu suranné ; qu’importe qu’il y rappelle son inimitié pluridécennale avec le FN (Le Pen père le voulant hors de France au moment de la sortie du Petit soldat) ou qu’il dénonce les illusions du culte du chef. Le propos est tronçonné et vendu à la découpe. La nouvelle se répand comme la poudre. Le voilà con, fasciste. Perdu à jamais. Une nouvelle fois. Une sociologie historique des Intelligents ayant con-chié Godard reste à faire. Les voilà pourtant qui tous ont un temps de retard sur celui qu’ils attaquent. Dans Film Socialisme revenait comme un refrain entêtant une phrase actualisant la philosophie politique sartrienne : «Aujourd’hui les salauds sont sincères.» Aussi ne faut-il pas douter de la sincérité sans ombre de la petite armée de soldats citoyens modèles et de leurs généraux, les penseurs médiatiques, trop heureux de cette occasion : pouvoir enfin remettre à sa place de dangereux «anarchiste de droite» le «dieu des pseudo-intellos», le «con qu’on prend à tort pour un génie» – et dont on n’est même pas tout fait sûr qu’il soit un citoyen français (#SwissGoHome, tweete non sans audace Aude Lancelin). Sincérité presque touchante, bonne foi en la Démocratie occidentale, en la Liberté d’expression, celle utilisée pour étouffer les voix qui gênent. Là encore, ils ont un train de retard, eux qui manient l’insulte et fétichisent leur liberté d’expression pour mieux rejeter la parole. La liberté d’expression, derrière laquelle avancent plus ou moins masqués idéologues de tous bords, Godard lui a déjà fait le sort qu’elle mérite depuis longtemps : «Sans intérêt ni utilité ; ce qui m’intéresse, disait-il, c’est la liberté d’impression.» (Facilité de l’expression, cache-sexe du pire ; difficulté de l’impression, révélateur patient et sans jugement d’une réalité donnée.)
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Juan BRANCO Chercheur, Yale Law School (Connecticut) et Alphonse CLAROU Doctorant (Arles)