Dans une tribune au « Monde », le sociologue Pierre Merle estime que ce conflit violent illustre le fossé qui s’est creusé entre les citoyens révoltés et les élites dirigeantes.
— Par Pierre Merle —
Tribune. Le 17 novembre, la mobilisation d’environ 300 000 « gilets jaunes » a surpris par son ampleur. Elle est pourtant le résultat logique des erreurs récurrentes des gouvernements, accentuées par les politiques actuellement menées.
Lors de sa dernière intervention télévisée, le président de la République, animé par le souhait louable de « réconcilier la base et le sommet » a accru le vide qu’il souhaite combler. D’un côté il y aurait « la base », conglomérat indifférencié de millions de Français, de l’autre « le sommet », les élites dirigeantes. Ce projet de réconciliation est sans espoir lorsque cette « base », jugée incapable de proposer des solutions aux maux qu’elle dénonce, n’accorde plus guère de légitimité au « sommet », jugé éloigné du monde réel, incapable de comprendre les factures trop nombreuses et les fins de mois difficiles.
Le vrai défi du président serait de renoncer à une conception top down du pouvoir, de construire des solutions avec ceux qui ont une connaissance du terrain plus complexe que la technocratie parisienne. Or, ce gouvernement, tout en proclament qu’il est à l’écoute, choisit la direction contraire ! Ainsi, avant même les manifestations des « gilets jaunes », le gouvernement a sorti de son chapeau olympien des solutions – financement du covoiturage, augmentation du chèque énergie, élargissement de la prime à la conversion –, en grande partie décalées par rapport aux situations concrètes des « gilets jaunes ».
Un conflit inévitable
Dès lors, faut-il s’étonner que ces solutions, élaborées sans concertation avec les ministres des transports et des territoires pourtant au cœur des problèmes soulevés par des manifestants souvent issus des territoires périurbains marginalisés, soient jugées insuffisantes et injustes ? Lorsque les échanges n’existent plus entre les élites dirigeantes et les citoyens révoltés, le conflit est inévitable et violent. Outre un coût humain, l’absence de dialogue a aussi un coût politique. L’effritement progressif des cotes de popularité du président et du premier ministre le montre suffisamment. Elle réduit leur légitimité et tout autant leurs possibilités d’action.
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Pour permettre la transition écologique, le gouvernement devrait aussi substituer la connaissance rationnelle à des décisions discutables. En France, les 10 % les plus riches émettent quatre fois plus de carbone que les 50 % les plus pauvres. Un foyer parmi les 10 % les plus riches a donc une empreinte carbone vingt fois supérieure à celle d’un foyer appartenant aux 50 % les plus pauvres. Ce gouvernement aurait dû augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus qui achètent des voitures haut de gamme particulièrement polluantes. Et que dire des jets privés ou yachts, utilisés par les plus fortunés, et dont la possession n’est plus imposée grâce à la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) ?
La politique menée depuis 2017, celle des « efforts » demandés aux classes moyennes, voire populaires, alors que les plus fortunés s’enrichissent considérablement, ne peut déboucher que sur des sentiments d’injustice et de révolte dont s’est nourri le mouvement des « gilets jaunes ». La colère est d’autant plus forte et fondée que l’essentiel des taxes sur les carburants ne finance pas la transition écologique – spécifiquement le développement des transports en commun largement délaissé – mais permet notamment de réduire le déficit du budget de l’Etat accentué par les mesures fiscales prises en faveur des plus fortunés.
La politique se fait sans eux et contre eux
Avec la politique actuelle, le mode de vie polluant des plus riches est préservé et seules les autres catégories sociales sont amenées à financer une transition écologique illusoire. Augmenter le prix des carburants ne constitue une réelle politique écologique que si des alternatives à la voiture sont proposées à ceux qui ne peuvent pas s’en passer ! Un slogan tel que « le président des riches » est simplificateur mais a le pouvoir d’apporter aux catégories marginalisées une compréhension de leurs conditions sociales. Les « gilets jaunes » ne connaissent pas le détail des chiffres mais ils en ont une connaissance intuitive et en saisissent parfaitement le sens : la politique se fait sans eux et contre eux.
Relire la loi de finance de 2018 est à ce titre éclairant. La suppression de l’ISF et la création de la flat tax (prélèvement forfaitaire unique) ont imposé une réduction sensible du périmètre d’intervention de l’Etat. Dans la loi de finances 2018, la mission « Cohésion des territoires » dont l’objet est de développer « une stratégie d’accès pour tous et en tout point du territoire aux services essentiels (accès aux services publics, logement, santé, culture…) » fait l’objet d’une baisse de crédits budgétaires de 1,7 milliard d’euros…
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