Georges Vigarello : «Le plaisir sexuel n’a plus de modèle»

— Par Georges Vigarello, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales —

plaisir_diversL’année 2015 a eu quelque chose d’irrespirable. Nous avons voulu trouver de la légèreté pour démarrer l’année qui vient.

Si on pense immédiatement au sexe quand on parle plaisir, bien d’autres réjouissances gravitent en réalité autour de celui-ci, et n’ont cessé de se diversifier au fil du temps. L’historien Georges Vigarello, spécialiste des représentations du corps et des pratiques corporelles, retrace cette conquête de l’individu, qui s’intéresse davantage à lui-même et cherche à accroître sa sensibilité. Petit tour d’horizon, chronologique, du plaisir.
Au Moyen âge, contrôle et pulsions

«L’Eglise exerce un contrôle considérable sur le plaisir sexuel, dénonçant notamment l’amour excessif qu’un homme peut porter à sa femme. Dangereuse pour l’homme, la passion fait de la chair un piège ou une prison. Le père saint Jérôme peut ainsi écrire : « Adultère est aussi l’amoureux trop ardent de sa femme. » Et si « rien n’est plus infâme que d’aimer son épouse comme une maîtresse », le plaisir ne doit être orienté que vers la fécondation. D’où la multiplication d’interdits et d’indications sur les manières, les dangers et les moments de l’amour.

«Amour courtois, règles de moines, contenances de table… contrôles et principes de retenue sont alors nombreux. Mais la culture médiévale accorde également une place importante au pulsionnel, à l’effervescence immédiate. La guerre, par exemple, comme plaisir pour le seigneur Jean de Bueil au XVe siècle : « C’est joyeuse chose que la guerre… quand on voit sa querelle bonne et son sang bien combattre, la larme vient à l’œil. » L’acte spontané serait plaisir : l’Eglise, dès lors, est moins critique vis-à-vis de la goinfrerie qu’elle ne l’est vis-à-vis de la gourmandise – trop fine et subtile, risquant de glisser vers l’érotique. Le pays de Cocagne en est l’image symbole : les maisons sont en sucre, la rivière en miel, le plaisir rime d’abord avec abondance et cumul immédiats.»

Le XVIe siècle et l’instant présent

«Si la tradition du contrôle du mariage se prolonge, une invention fondamentale voit le jour à la Renaissance : l’instant présent gagne en privilège. Le plaisir peut se dire davantage aussi : Brantôme, l’amateur d’histoires gaillardes, défraie les repères traditionnels en suggérant un plaisir avec des femmes pouvant être grosses, ou même sentir « l’épaule de mouton ».

«La nouvelle importance donnée au présent renforce néanmoins la crainte de la mort qui peut arriver à tout moment. D’où la valeur précieuse de chaque instant goûté, à l’image des poètes de la Pléiade insistant sur la fuite inquiète du temps. L’instant se fait plus subtil aussi ; le geste plus attentif. Les armes demeurent toujours valorisées, mais encore faut-il qu’elles soient « belles à la main ». Les courtisans inventent, surtout, une mise à distance de la violence : les jeux accentuent la présence de l’adresse alors que s’imposent musique et danse.»

Le XVIIe, siècle du bon goût

«Le modèle de la cour s’essaime au-delà du seul repère des courtisans pour atteindre la ville. C’est aussi la sensibilité qui s’approfondit encore, avec une certaine délicatesse, mais aussi une diversification accrue des plaisirs. Le «bon goût» s’invente, allant de la littérature au théâtre, de la musique à la gastronomie.

«L’ascendance de cette « délicatesse » concerne encore la relation entre époux dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’insistance n’est plus mise sur une systématique réserve, mais sur un échange d’affect, une sensibilité partagée. S’il reste des mariages arrangés, la recherche de compatibilité prend de l’ampleur, alors même que le grand seigneur garde une licence aristocratique, dominant maîtresses et serviteurs, et alors que se disent des plaisirs plus sulfureux avec « chambrières à tout faire », ou « serveuses de taverne », jugées en prostituées».

Le XVIIIe siècle et les petits plaisirs

«Mémoires et romans laissent plus de place au « jeu », signe décisif d’affirmation individuelle. Le sensible est autrement éprouvé dans ses surprises, sa diversité. Le bain, par exemple, suggère une attention inédite. L’eau chaude « épanouit les expansions nerveuses», cause «une sensation de volupté indicible », écrit le médecin P. J. Marie de Saint-Ursin. Des pratiques apparemment anodines gagnent en importance, accentuant le registre des plaisirs. Benjamin Franklin se met à apprécier l’idée d’avoir des « songes agréables », alors que le chirurgien J. B. Pressavin décrit une certaine jouissance de la respiration.

«L’intérêt réel pour des plaisirs quotidiens, subtils et variés, renvoie à une plus grande présence du plaisir sexuel. Dans la seconde moitié du siècle, le nombre de naissances illégitimes croît, alors qu’on imagine de moins en moins un mariage qui ne serait pas fondé sur l’échange et le partage. En 1785, le Catéchisme de morale est formel : « Le nœud sacré du mariage fait à deux époux le devoir strict de s’aimer. Quel enfer, que la vie de deux époux désunis ! Pour vivre heureux sous le joug de l’hymen ne vous y engagez pas sans être heureux. » S’y ajoute cette phrase définitivement marquante : « C’est une espèce de rapt qu’un mariage contracté sans tendresse. » Le thème du consentement a gagné l’univers social, alors que se déploie par ailleurs la découverte du libertinage, des peintures érotiques et autres plaisirs licencieux.»…

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