GAYA ou l’art de tisser à une langue native son destin de lumière

Le spectacle inaugural du Mois du créole à Montréal

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Au seuil de la célébration de la « Journée internationale du créole » le 28 octobre prochain, le spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal s’est tenu le premier octobre 2024 à la Fondation PHI, galerie et lieu-passerelle de l’art contemporain. Ce spectacle chaleureux et de belle facture –dont le thème était « Kreyòl se lang nou, pa kite l ale », a été offert au public montréalais par le KEPKAA, une institution attentive aux partenariats institutionnels. Fondé à Montréal par Pierre-Roland Bain le 13 avril 1997, le KEPKAA (Komite entènasyonal pou pwomosyon kreyòl ak alfabétisasyon) mène depuis lors des activités de promotion du créole, langue native et usuelle de plus de 14 millions de locuteurs vivant en Haïti, en Martinique, en Guadeloupe, à l’île de La Réunion, à l’île Maurice, aux Seychelles…

La « Journée internationale du créole » a une histoire et il est utile de la rappeler pour en mesurer la portée universelle et l’amplitude à l’échelle internationale. En 1981, à l’initiative de l’île-sœur de la Dominique, la date du 28 octobre a été consacrée « Journée internationale du créole ». Cette date princeps constitue le point de départ de ce qui allait devenir un remarquable mouvement de défense et de promotion de la langue créole à l’échelle internationale. « Très rapidement, les Seychelles, l’île Maurice, Haïti et Sainte-Lucie lui emboitèrent le pas suivis, deux ans plus tard par la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Enfin, les diasporas créoles d’Europe et d’Amérique du Nord s’y mirent à leur tour. À noter que dans certains pays, comme Trinidad, la Louisiane et Cuba, où subsistent des poches de locuteurs créolophones, le 28 octobre donne aussi lieu à des célébrations autour de la langue et de la culture » (…) « Aujourd’hui, tout le monde s’y met et c’est une excellente chose d’autant que de « Journée du créole », la célébration est passée à la « Semaine du créole » et finalement, au « Mois du créole ». Ce qui est également excellent ». (Raphaël Confiant, « 28 octobre ‘’Journée internationale du créole’’ : commémorer jusqu’à quand ? », Fondas kreyòl, 27 octobre 2022)

Le spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal s’est déployé autour du thème « Kreyòl se lang nou, pa kite l ale » / « Le créole est notre langue, protégeons-la ». La belle affiche-annonce de l’événement notifiait la prestation de la chanteuse GAYA accompagnée de sept musiciens, la redécouverte de pièces musicales anciennes et récentes du répertoire créole antillais ainsi que la participation d’une invitée spéciale, Rebecca Jean et ses élèves.

De l’avis unanime de plusieurs personnes présentes que nous avons interrogées, le spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal a été « flamboyant », « chaleureux », « époustouflant », « attachant » et « rassembleur ». Ceux-là qui, comme l’auteur de cet article, ne connaissaient pas la chanteuse GAYA, l’ont découverte avec étonnement et grand plaisir. Cette jeune artiste « à l’énergie endiablée » a livré une prestation haut-de-gamme où l’amplitude modulée de la voix était magnifiquement portée par une gestuelle tout en souplesse sur fond de Yanvalou, de Petro ou de Nago. Il est rare qu’un corps dansant chante autant le liant de la musique et que, du même mouvement, une voix dansante investisse la langue créole avec autant de lumière… L’innovant et magnifique duo GAYA/Rebecca Jean était logé à la même enseigne, le corps dansant des deux artistes ayant parfaitement rythmé leurs voix emmêlées…

C’est pour donner au lecteur la pleine mesure d’un grand spectacle tenu autour du thème « Le créole est notre langue, protégeons-la » que nous sommes allés à la rencontre de GAYA et de Rebecca Jean. Nous avons voulu recueillir leur propos à chaud, nous leur avons posé des questions. Voici ce qu’elles ont dit peu de temps après le spectacle.

–Comment GAYA est-elle venue à la musique ? Était-ce l’influence de ton milieu familial ?

Absolument.  Sanya à cette époque, une jeune fille de 7 ans, se fait approcher par les directrices de la chorale pour enfants du Centre évangelique de Laval. C’est à cet âge que je commence à apprendre mes premières voix d’ensemble et que je répète quelques solos en cachette, étant encore beaucoup trop gênée pour décrocher un solo au sein de cette petite chorale.   Je remercie ma famille, qui était très impliquée dans la communauté chrétienne évangélique, de m’avoir donné un environnement où exercer ma foi et ma passion pour le chant dès l’enfance. À 11 ans, je commence à prendre confiance en moi. Je m’implique dans tous les groupes et/ou musicaux de l’église, choriste pour la louange le dimanche et les vendredis soir à la jeunesse, formation d’un petit groupe Accapella « Les filles du royaume » à l’âge de 16 ans et soliste pour Jireh Gospel Choir (chorale professionnelle) de 17 à 21 ans. 

–Quels sont les auteurs-compositeurs-interprètes qui t’ont le plus influencée ?

Il y en a plusieurs et ils ont œuvré sur des registres différents. Jeunesse au Québec :  Toni Braxton, Aaliyah,  SADE,  Kanye WEST –  Destiny’s child,  Solanges Knowles, Lauren Hill. Créole : Boukman eksperyans, Beethova Obas, , Shleu Shleu, Les Difficiles de Pétion-Ville,  Toto Bissainthe,  Alan Cavé, Carimi… Disco : Michael Jackson + Abba, Earth wind and Fire. Gospel:  Maggie Blanchard, Detrick Haddon, Kanye West (plus récemment avec son projet Gospel). World : Wesli Band (dont j’ai été la choriste très longtemps), Malika Tirolien, Trio Esperanza (Brésil), Bob Marley, Joy Denalane (Allemagne), Tyla (Afrique du Sud). 

–Tu viens de donner une magistrale prestation musicale et scénique au lancement de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal : qu’est-ce qui a motivé ta participation à cette activité de promotion du créole ?

Dans un premier temps, l’invitation des organisateurs, bien évidemment. Seulement, ces derniers m’ont avoué que dans le passé, il y avait trop de chansons en français et en anglais dans le spectacle d’ouverture. Je leur ai proposé un spectacle 100% kréyol mettant de l’avant une revue musicale composée des plus grands succès de la communauté créole, tous pays confondus, et ce, entre 1970 et 2024.

Ce défi personnel m’a incitée à bâtir un tout nouveau spectacle adapté aux objectifs du Mois du créole à Montréal tout en élaborant un projet aligné à 100% avec ma personnalité. La performance du premier octobre m’a permis de sortir de ma zone de confort, de pousser mes limites et de rencontrer un côté fort et vibrant de mon talent qui jusqu’à présent, n’avait jamais été si ben exposé. 

–Est-ce important pour toi de chanter en créole ? Que représente le créole pour toi, jeune professionnelle née au Québec de parents haïtiens ?

Le créole pour moi est un peu le reflet de mon héritage volé. En 2024, parler le créole en tant que Québécoise d’origine haïtienne qui évolue au Québec, c’est un choix qui sous-entend que du jour au lendemain j’ai laissé tomber la gêne, j’ai choisi de répondre dans une langue dans laquelle on m’a toujours demandé d’éviter de répondre, j’ai repris autorité sur le choix des mots qui sortiraient de ma bouche, j’assume pleinement mes origines sur la terre d’accueil qui m’a vu naître. 

Du coup, chanter en créole c’est comme réquisitionner mon héritage identitaire. C’est accorder à la prochaine génération le choix de l’apprendre par la préservation de la langue. Eh oui, je dis langue car le créole c’est plus qu’un jargon. C’est une langue de résilience, la poésie d’un peuple métissé, marié au tambour, le créole devient un véhicule spirituel puissant. C’est l’identité de nos ancêtres, se kreyol nou yé. 

–J’ai noté, dans ta bio express, que tu as participé à de nombreuses activités artistiques. Parle-nous brièvement de ces activités.

Plus de 300 spectacles présentés par Gaya à travers divers projets, notamment des participations mémorables à l’émission « La Voix » 2015 et la Carifesta 2015 en Haïti. « La Voix » est une émission musicale québécoise animée par Charles Lafortune et diffusée depuis 2013 sur le réseau télé montréalais TVA.

  • Tournée du TEAM GAYA de plus de 70 spectacles à travers la province de Québec entre 2015 et 2017. 

  • Lancement de l’album Little Bird – Auto-production 2018.

  • Implication, Programme Parole et musique avec le Studio de la Relève.

  • Participation, La Voix III, Les étoiles montantes Ford 2014, demi-finaliste, Festival de Granby 2009.  

2014 :  le projet Solo Rara Gaya fait diverses apparitions dans les festivals et émissions de télévisées québécoises.

2015 : c’est une grande année de rayonnement pour Gaya, qui gagne le coeur du public québécois sur les ondes de TVA notamment lors de sa participation à l’émission La Voix III et Skatemania. Rara Gaya devient TEAM GAYA. 

2015 : GAYA se produit sur scène en compagnie du chanteur Wesli Band en Haïti lors de la Carifesta. C’est au tour des Haïtiens de découvrir l’énergie de GAYA.  Ils sont fiers de rencontrer la chanteuse canadienne qui a chanté « Le mal du pays » de Manno Charlemagne sur les ondes de la télévision québécoise. Cette prestation est remarquée et je crée de très belles relations avec divers artistes Haïtiens.

2018 : lancement du EP « Little Bird » au Petit Argikol, une structure dédiée à la promotion de l’art et la gastronomie haïtienne à Montréal. 

2024 : Gaya est récipiendaire de la Résidence artistique musicale offerte par la Maison d’Haiti en partenariat avec le Conseil des Arts du Québec et le Festival AfroUrbain. Dans le cadre de cette résidence GAYA realisé un court Film/performance sur le thème « Jurisprudence, la cour spirituelle ».

Le magnifique duo GAYA/Rebecca Jean a été l’un des temps forts du spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal. Leurs voix emmêlées, sur le registre d’une ample voilure musicale et soutenues par des tonalités créoles complices, ont emporté l’adhésion du public et conféré au spectacle une singularité fort attachante. Après avoir chanté son désormais célèbre « Gen de jou » –magistrale adaptation créole de la chanson « Hier encore » de Charles Aznavour–, Rebecca Jean a présenté au public ce qu’il convient d’appeler familièrement la « Chorale des aînés », qui a interprété la chanson à thème « Kreyòl se lang nou, pa kite l ale ».

Rebecca Jean a formulé comme suit les motifs de sa participation au spectacle inaugural :

« Je fais partie depuis quelques années de la famille Kepkaa, qui effectue un travail admirable au niveau de la transmission de la culture et l’accessibilité à la langue créole. J’ai participé plusieurs fois au Mois du créole en tant qu’artiste ou porte-parole. J’étais particulièrement émue lors de la soirée de lancement de cette édition : je me suis retrouvée sur scène avec quelques membres et ami.e.s du Kepkaa pour présenter une chanson que nous avions créée et enregistrée plus tôt cette année. Mes parents faisaient aussi partie des choristes et c’était la première fois que je me retrouvais sur scène avec eux. J’étais fière de mes élèves ! Au passage, je salue la participation des musiciens Jimmy Louis-Marie (basse), Serge Jean-Louis Lopez et Ronald Nazaire (percussions) qui ont fait un excellent travail d’équipe.

Sur une autre note, j’ai adoré partager la scène avec Gaya, une artiste complète. Mon public à rarement l’occasion de me voir ailleurs qu’à l’arrière de mon piano. Le feu qui nous habitait a embrasé le Centre Phi et plusieurs espèrent une récidive ».

Le spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal a tenu le pari de ne pas enfermer la langue créole dans l’enclos de la myopie historique ou du discours identitaire clivant, sectaire et dogmatique. Le fil conducteur de ce spectacle a ainsi mis en lumière une langue d’ouverture, rassembleuse et solidaire, le créole, langue native et usuelle de plus de 14 millions de locuteurs vivant en Haïti, en Martinique, en Guadeloupe, à l’île de La Réunion, à l’île Maurice, aux Seychelles…

Au seuil de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal, il est hautement significatif que le créole, langue d’ouverture, rassembleuse et solidaire, ait fait son entrée dans le champ de la législation du Québec le 9 octobre 2024.

La Commission des droits de la personne du Québec a en effet lancé le 9 octobre 2024 une traduction en créole haïtien de la Charte des droits et libertés de la personne simplifiée. Ce document a été produit pour les organismes qui travaillent auprès des populations immigrantes, particulièrement des personnes haïtiennes qui viennent d’arriver au Québec et qui ne maitrisent pas encore le français. Le lancement a eu lieu au Bureau de la communauté haïtienne de Montréal en présence de plusieurs représentants et représentantes d’organismes.  

« La Charte simplifiée est un outil en langage clair qui permet de mieux comprendre la loi fondamentale qu’est la Charte et les droits qu’elle garantit. La Commission des droits a produit il y a quelques années une version simplifiée de la Charte pour le grand public, afin de rapprocher le contenu de cette loi importante des gens qu’elle protège. Depuis, l’outil a été traduit en plusieurs langues pour les peuples autochtones et les personnes nouvellement arrivées au Québec.  

« La Charte des droits et libertés de la personne est une loi fondamentale au Québec. C’est la loi qui garantit notamment le droit à l’égalité de toutes les personnes qui se trouvent au Québec, peu importe leur statut. Un des rôles de la Commission des droits est de faire connaitre les droits protégés par la Charte afin qu’ils soient respectés, que ce soit dans le domaine du travail, du logement, de l’accès aux services, entre autres ». 

La table des matières regroupe les cinq grands chapitres suivants :

–« Libète ak dwa fondamental » (atik 1 jiska 9) ;

–« Dwa pou egalego nan rekonesans egzèsis dwa ak libète yo » (atik 19 jiska 20) ;

–« Dwa politik » (atik 21 ak 22) ;

–« Dwa jidisyè » (atik 23 jiska 38) ;

–« Dwa ekonomik ak sosyal » (atik 39 jiska 48).

Avec l’apport expert de Pierre-Roland Bain et du linguiste-traducteur Marvens Jeanty, le KEPKAA a été associé à la révision linguistique de la traduction en créole haïtien de la Charte des droits et libertés de la personne simplifiée.

Montréal, le 10 octobre 2024