— Par Muriel Steinmetz —
À Grenoble, le chorégraphe s’inspire de « l’Étranger », qui lui parle secrètement de son enfance algérienne et de la mort de sa propre mère.
Jean-Claude Gallotta livre sa version de l’Étranger de Camus à la MC2 de Grenoble (1) « Je cherchais un sujet pour un trio, dit-il, et je rangeais des affaires de ma mère qui venait de mourir. Tout à coup, je vois des photos d’elle à Oran, en Algérie, et plein de choses me reviennent. » Gallotta y a vécu au milieu des années 1950. Le texte de Camus s’ouvre sur ces mots : « Aujourd’hui, maman est morte. »
Meursault va ainsi du décès de sa mère au meurtre qu’il commet.
Une gestuelle épurée
Pas de décor. Gallotta se déprend de toute logique spectaculaire apparente. Sur la musique prenante de Strigall (Antoine Strippoli), les trois danseurs, deux femmes, un homme, incarnent indifféremment les personnages du roman ; Thierry Verger jouant tour à tour Meursault, Salamano et l’Arabe ; Ximena Figueroa et Béatrice Warrand figurant de loin Marie – la maîtresse –, la mère, des prostituées. La lumière qui tombe des cintres signifie le soleil à son zénith. Rien de démonstratif dans une gestuelle épurée où de grandes échappées des bras donnent de l’ampleur aux mouvements tandis que Gallotta lit en voix off des extraits du célèbre récit écrit le plus souvent au passé composé, en phrases juxtaposées. Le danseur, le regard au loin, suggère l’indifférence du héros. La réussite du projet tient à ce que rien ne relève de l’illustration de ce qui s’énonce sur le plateau. Les corps agissent par exemple sur fond d’évocation de veillée mortuaire, sans chagrin ostensible. La rencontre à la plage avec Marie, au lendemain de l’enterrement, est traduite par des trios d’une belle neutralité. Nul ressac des corps jadis lancés chez lui à vive allure de cour à jardin et de jardin à cour. À l’heure du meurtre, imputé en partie au soleil, l’image de l’astre diurne peint par Van Gogh est projetée tel un œil de feu, sur le mur du fond. Seule la touche du peintre a quelque chose de rompu et de haletant. Le danseur, cette fois dans la peau éphémère de l’Arabe, glisse un couteau entre ses dents puis fait mine de s’égorger tandis qu’on entend Galllotta dire : « Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » Le chorégraphe s’efforce au regard froid de Camus tout en peuplant par instants la scène d’images projetées (Tarkovski, Visconti, Fellini, Capra).
Il est clair que le personnage principal, ici encore, n’est autre que la danse, et que le texte du roman n’est au fond que prétexte à des souvenirs d’enfance d’emprunt et sans doute dilués. L’artiste fouille dans son propre passé en se faisant les poches. Pour lui, c’est la danse qui est une question de vie ou de mort. Cette pièce subtilement abstraite qui met en jeu un savoir souverain de la danse constitue peut-être l’adieu de Gallotta au centre chorégraphique national de Grenoble-Groupe Émile-Dubois qu’il dirige depuis ses débuts en 1984. Ce n’est sans doute pas un hasard que par une pudeur extrême il repasse par des souvenirs d’enfance sous le couvert d’une œuvre aussi fameuse.
(1) C’est au Petit Théâtre de la MC2 de Grenoble jusqu’au 20 juin (relâche ce soir), puis du 20 au 22 janvier 2016
à la MC2 de Grenoble, avant le Théâtre des Abbesses à Paris, du 23 février au 5 mars 2016.
http://www.humanite.fr/gallotta-sur-les-pas-dalbert-camus-576855