Exposition visible du 12 mai au 23 juin 2018
— par Janine Bailly —
De Nicolas Derné vous ne verrez, dans l’exposition nommée Pression « En tropiques », à la galerie 14°N 61°W sise à l’étage de l’espace Camille Darsières, qu’une série de huit œuvres, sept photographies de formats divers et une installation qui occupe, suspendue en son centre, la dernière des salles de cet espace à la blancheur immaculée. Mais si comme moi vous vous laissez emporter par la singularité des images, que de plus vous avez la chance de rencontrer, pour des « conversations » en toute liberté, l’artiste en personne, votre sentiment de frustration de n’en pas voir assez sera de bien courte durée !
Si l’inspiration de toute la série semble liée à un même objet dans ses diverses déclinaisons, il se trouve dès l’arrivée en haut des marches une photographie, I don’t want to be an ant, au premier abord solitaire, et qui n’étant pas comme les autres liée à la présence d’épaves automobiles au sein de la nature de l’île, ne laissera pas de vous surprendre. Abandonnée là, incongrue dans l’herbe haute, derrière elle un ciel entre grimace et sourire, entre soleil et pluie, ce qui semble bien être une bonbonne de gaz interpelle par sa dimension : est-elle démesurée par la prise de vue ? est-elle, dans un univers autre que celui de la photographie, de si grande taille ? Se pose alors la question des dimensions, du rapport entre les choses, de ce qui est premier et de ce qui est secondaire.
Occupant seule un mur de la plus grande salle, Poetic entropy attire irrésistiblement par une beauté spectaculaire, faite d’oppositions que suggère déjà l’oxymore de son titre : gris métallique et comme piqué de rouille d’un capot soulevé, contre mauve des fleurs qui éclatent et repoussent l’ombre, inertie du métal mort contre vivacité de la plante conquérante, sur laquelle l’œil aimera s’attarder. Plus modeste et pourtant pareillement expressive, Antifragile fait éclore au premier plan, naissant en bord de cadre, une unique feuille verte, que l’on devine faussement timide mais résolue, dans la clairière ouverte d’un pare-brise de verre explosé. Plus agressives sont, dans The Wheel of Dharma, ces fines lianes qui en stalactites tombées des arbres semblent prêtes à s’enrouler à la roue abandonnée, pour vers le haut la faire bientôt disparaître, et dans les frondaisons l’engloutir.
La nature, que l’on voit reprendre ses droits, pousser partout ses racines, ramifications et rhizomes obstinés et têtus, se fait aussi, dans Concrete jungle, cadre ou bouche végétale qui met en exergue le véhicule rouge, en son entier celui-ci, et bien visible, étrangement posé en équilibre sur une sombre carcasse à peine devinée. Mais sur quel abandon cette portière s’est-elle donc ouverte, qui à jamais restera entrebâillée ?
Cette même nature peut encore cacher, manger de sa luxuriance et le véhicule et l’habitation de l’homme, recouvrir tout de sa végétation qui prolifère, et sous laquelle l’œil devine les choses, ainsi que sous d’autres climats il chercherait sous la neige un véhicule enfoui. Jusqu’à vouloir effacer dans Postmodern temples, titre évocateur de voyages en la lointaine Asie, la trace de nos passages éphémères sur la terre ; jusqu’à vouloir nier une quelconque action de l’homme sur le monde au sein duquel pourtant il demeure.
Si chacun, qui regarde et songe, donne à l’image un sens lié à sa propre perception, à son propre vécu et à son appréhension de ce monde, si chacun se laisse aller à une interprétation — qui sans doute ne correspond pas exactement à ce que le créateur a voulu dire — il est une autre œuvre exposée, Dust and shadows, dont la composition semble faite tout exprès pour que nous en inventions l’histoire : qui un jour a laissé là, devant son humble maison aux volets clos sur le mystère, cette longue voiture qui s’empoussière ? pourquoi tout s’est-il soudain figé dans le silence et le temps qui passe inexorable ? pourquoi cette impression de si grande solitude ? et que sont ces formes que l’on croit apercevoir au lointain de l’image ? On pourrait ici se laisser aller à quelque inédite et troublante dystopie !
De ses photographies, Nicolas Derné nous a dit — du moins ai-je compris cela — qu’elles viennent à lui, qu’il les laisse s’approcher dans ses errances, qui sont errances dans le monde, qui sont errances en lui-même. Ainsi les images fixées sur leur support seraient la concrétisation de ses états intérieurs et de ses interrogations — quelle pression est exercée, sur qui et par quI ? —, la matérialisation de ce qui bouillonne en lui, la mise au jour de ce qu’il pense, sent, cherche et peut-être trouve. Ainsi le chemin serait autant du dehors vers le dedans, que du dedans vers le dehors.
Une fois encore, traçant continûment sa voie, la galerie 14°N 61°W nous ouvre des horizons nouveaux, nous met au contact de celui ou celle qui crée, nous permet des échanges conviviaux et fructueux, tant de façon organisée devant les œuvres que de façon plus décontractée autour d’un verre ! Il vous reste heureusement bien des jours, jusqu’au 23 juin, pour faire une découverte, ou sceller des retrouvailles, avec Nicolas Derné !
NB : 1. The Wheel of Dharma : Les enseignements de Bouddha, ou Dharma, sont comparés à une roue qui se déplace de pays en pays, s’adaptant à l’environnement et aux inclinations karmiques de leurs habitants (Wikipédia). 2. I don’t want to be an ant : il s’agit d’une réplique du film d’animation rotoscopique « Waking Life ». 3. Dust and shadows : la citation est empruntée à une des odes du poète Horace : « Pour nous, dès que nous sommes descendus où reposent le pieux Énée, Tullus, Ancus, nous ne sommes plus qu’ombre et poussière ».
Fort-de-France, le 17 mai 2018
Photographies : Nicolas Derné, par lui-même
J.B