Gaëlle Bourges : la cariatide, la Grèce et le lord pilleur

S’appuyant sur de nombreux documents d’archives, la chorégraphe traduit scéniquement dans «OVTR» («On va tout rendre»), le récit effarant des prédations anglaises de marbres antiques à l’Acropole toujours réclamés en vain par Athènes.

— Par Elisabeth Franck-Dumas —

Ingrédients d’une tragédie : une jeune femme est violemment enlevée de son pays natal, la Grèce, et rapportée de force au Royaume-Uni où elle croupit encore. Bon, OK, la jeune femme est en marbre. Mais quand même : l’on vous met au défi de ne pas verser une larme lorsque vous la verrez rouler sur scène, enveloppée dans son papier bulle, voguant vers l’Angleterre accompagnée du Wuthering Heights déchirant de Kate Bush. «I’ve come home !» Je suis rentrée à la maison !

On peut toujours rêver – que Catherine retrouve Heathcliff dans les Hauts de Hurlevent et que la cariatide retrouve enfin ses cinq sœurs de l’Acropole, deux siècles après avoir été arrachée à la scie du temple d’Erechteion par un certain Lord Elgin, qui entendait l’utiliser pour décorer sa maison de campagne écossaise… Vertement critiqué à l’époque, notamment par Byron et Chateaubriand, Lord Elgin se débarrassa vite des objets de son méfait en les vendant au British Museum.

Alors que la Grèce, qui célèbre les 200 ans de son indépendance, réclame encore et toujours le retour au pays des «marbres d’Elgin» (il a aussi piqué les deux tiers de la frise du Parthénon), se confrontant à un refus encore réitéré il y a quinze jours par Boris Johnson dans un entretien publié par le quotidien grec Ta Nea.

la chorégraphe Gaëlle Bourges, dans un passionnant spectacle, plaide leur cause à grand renfort de pop, de rébétiko, de lettres exhumées et de souvenirs personnels. OVTR (On va tout rendre), vu en décembre dernier, dont on attend avec impatience qu’il puisse tourner en France si le gouvernement autorise une prudente réouverture des théâtres dans les prochains mois, est un passionnant travail d’archives, une fresque épistolaire déroulée par le jeu et la danse, qui met notamment en forme l’ahurissante correspondance des pilleurs. Sur scène, alors que les cariatides bougent au ralenti au milieu d’un bordel de plâtre et de bâches en plastique, en quoi l’on imagine sans peine l’échafaudage qui avait alors défiguré le Parthénon, l’infatigable performer Gaspard Delanoë fait entendre ces lettres, échangées par le couple Elgin avec leur conseiller le révérend Hunt, avec le paysagiste italien chargé de la découpe Giovanni Battista Lusieri, et avec la famille restée au pays. Leur propos, leur voix ont quelque chose de médusant, mêlant avec naturel des tableaux de félicité familiale, ou de vie mondaine chez le sultan de Constantinople, à leurs ambitions prédatrices. En creux se dessine une piquante réflexion sur l’héritage culturel européen et son instrumentalisation.

Pourquoi vous être intéressée aux marbres d’Elgin ?

Le sujet des restitutions de l’art pillé m’intéressait depuis un moment. Et dans mes spectacles, j’aime bien m’emparer de questions qui sont dans l’actualité mais en douce, en changeant de prisme. On présente trop souvent cette question de manière binaire, «ceux du Nord qui pillent ceux du Sud», alors que Napoléon a dû procéder à des restitutions en Italie et que nous, en France, gardons des trésors venus de l’Acropole au Louvre. Cela m’intéressait de montrer que la question des pillages avait déjà été soulevée dans l’espace européen (même si ce n’était pas vraiment l’espace européen, c’était l’empire turc !) et dévier la focale vers quelque chose de plus proche de nous et de plus petit. Pour laisser les gens faire leur propre travail de lecture critique s’ils en ont l’envie. En revanche, le Parthénon me semblait trop énorme, j’ai préféré m’intéresser à une partie du pillage, la cariatide que Lord Elgin avait fait découper pour décorer sa maison en Ecosse.

L’une des grandes forces du spectacle est d’être composés d’archives, notamment cette correspondance ahurissante de Lady Elgin, et les textes d’écrivains de l’époque scandalisés, comme Byron ou Chateaubriand. Comment les avez-vous dénichées ?

Certains textes étaient faciles d’accès mais pour le gros de la correspondance cela n’a pas été simple, c’est le genre de lettres qu’on trouve en appendice de catalogues ou d’ouvrages universitaires. Cela a commencé par des bribes, des morceaux cités dans des textes à l’INHA (l’Institut national d’histoire de l’art), ou dans un livre que William St. Clair a consacré à Lord Elgin, l’Homme qui s’empara des marbres du Parthénon. Il regorgeait d’extraits de lettres de Mary Elgin qui avaient l’air formidables, et j’ai fini par trouver un livre de sa correspondance, datant de 1926, qui n’a jamais été réédité, mais que j’ai commandé sur Internet. J’ai traduit les lettres moi-même. Je trouvais important de la faire apparaître, car elle a été très moteur dans toute cette histoire. Elgin n’est venu que deux fois à Athènes, il était occupé à Constantinople, très stressé par son rôle d’ambassadeur, et c’est elle qui a négocié le départ de tous ces marbres hyperlourds que les marins ne voulaient pas prendre à bord, car ils se disaient qu’ils allaient couler les bateaux. D’ailleurs l’un d’eux a coulé, au large de Cythère, ils sont encore en train de fouiller l’épave… Il y a souvent un effacement des femmes dans l’histoire, c’est dommage, et sa correspondance si riche justifiait qu’on l’entende beaucoup.

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