(À propos du livre Aimé Césaire, René Ménil, l’entretien infini, d’André Lucrèce – éd.Le Teneur).
— par Georges-Henri Lèotin —
Les jeunes générations arrivent toujours dans un monde bien vieux. Avec parfois l’illusion que l’Histoire commence avec elles. Le livre d’André Lucrèce, Césaire/Ménil, l’entretien infini, qui peut contribuer à dissiper cette illusion, se présente comme :
– l’histoire d’une amitié (amitié littéraire, et politique, malgré des divergences)
– une chronique de la résistance intellectuelle au nazisme et à la Collaboration à la Martinique, collaboration dont le tristement célèbre Amiral Robert était le représentant.
LES ARMES MIRACULEUSES
Les 2 citations placées en exergue du livre de Lucrèce donnent le ton. Elles évoquent l’importance et la force de la Poésie dans les sociétés humaines. Le poète n’est pas un doux rêveur marchand d’illusions. Un recueil important d’Aimé Césaire s’intitule « Les armes miraculeuses », indiquant la puissance de la poésie comme instrument pour changer le monde, autant, voire plus que les armées. A condition bien-sûr qu’il ne s’agisse pas de la poésie que nous avons appelée doudouiste, embellissement mensonger de la réalité qui perpétue les dominations en les masquant. Nous reprendrons de cet exergue cette phrase de Ménil qui éclaire tout l’ouvrage de Lucrèce : « Les meilleurs enseignements touchant la condition humaine devraient être cherchés dans l’esthétique ».
LA DOUBLE PEINE
André Lucrèce évoque (p.49) une lettre de René Ménil et de ses camarades de Légitime Défense, daté de 1933 et adressée à « Justice, Journal des intérêts du peuple ». Ils y avaient déjà critiqué [nous dit A.L.] « son impuissance à lutter contre l’idéologie religieuse perçue comme alliée de la bourgeoisie, l’insuffisante formation politique donnée aux travailleurs agricoles, l’exploitation du travail des enfants, l’impuissance à contrer l’énorme corruption électorale au service des exploiteurs et de la bourgeoisie locale ».
Ménil avait déjà noté ce qu’on peut appeler la double peine du prolétariat martiniquais :
– l’exploitation de l’homme par l’homme, fait quasi général sur la planète
– le « supplément colonial » (l’expression est de Ménil) qui peut avoir comme fores : le mépris raciste, le préjugé de couleur, induisant une violence toute particulière dans la répression.
Sur cette tradition de répression coloniale, nous pouvons lire dans l’ouvrage de Lucrèce un extrait d’un poème poignant de Césaire, intitulé « Pour un gréviste assassiné », publié dans le journal Justice du 15 avril 1948, après la fusillade du Carbet :
André Jacques mort au milieu de crachats de feu
André Jacques couché mort et la terre est plus sèche que les yeux d’un préfet.
« LAISSER PASSER LA POESIE »
René Ménil n’est pas connu comme poète. Il é été pourtant un pratiquant et un théoricien de la Poésie, cette arme miraculeuse que nous évoquions plus haut.
Une poésie qui peut être au service de la libération de l’homme ; une poésie qui est le lieu d’un combat idéologique (comme la Négritude elle-même l’a été). Paulette Nardal s’est plaint d’avoir été oubliée par Césaire et Senghor à qui elle avait demandé des articles pour sa Revue du monde noir. On peut se demander si une certaine misogynie inconsciente, que l’on peut trouver même chez les plus grands, n’était pas à l’origine de ce refus ou cet « oubli », outre les motifs idéologiques (Paulette Nardal ne voyait pas forcément dans la Négritude un instrument de combat libérateur au niveau politique !).
Pour revenir à Ménil et à la Poésie, il faut souligner que le philosophe y voyait un instrument de connaissance profonde des choses, et de libération, considérant spécialement la poésie dite surréaliste. Nous citons souvent, et avec raison, le Césaire du « Cahier… ». Il y a aussi chez Césaire, ailleurs, une approche poétique saisissante de notre passé. Le poème césairien choisi par Lucrèce tout au début du livre évoque la cale du Négrier, souffrances sans témoignages, « malheurs qui n’ont point de bouches ». Nous pouvons penser aussi, s’agissant de la puissance d’évocation du poète, à la terrible confrontation du Rebelle et de son Maitre dans « Et les Chiens se taisaient » ; ou encore dans « Nocturne d’une nostalgie » (Ferrements), l’évocation des pillages et des rapts d’enfants durant l’esclavage…
« AMITIÉ VIGILANTE »
Le lecteur peu attentif de l’ouvrage d’André Lucrèce peut avoir l’impression d’une amitié sans nuages et sans oppositions idéologiques entre Césaire et son aîné Ménil. Les deux hommes furent membres du Parti communiste martiniquais, Césaire jusqu’à sa démission en1946 (Lettre à Maurice Thorez),
Ménil jusqu’à la fin de sa vie. Deux remarques à propos de cette fidélité de Ménil. Elle n’était pas aveuglement. Peut-être Ménil avait-il souvent en tête une phrase attribuée à Marx : « Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne suis pas marxiste ! ». Voulant dire non pas évidemment qu’il ne croyait pas lui-même en sa propre doctrine, mais qu’il ne fallait pas la considérer comme une Table des Lois ou une Parole d’Évangile. Par exemple, le marxisme ne prône pas le nationalisme : les prolétaires n’ont pas de patrie, dit le Manifeste…Reste que lutte de classe et lutte de libération nationale ne sont pas forcément antagoniques (cf. le « supplément colonial » ménilien), même si les indépendances ont pu déboucher sur oppression et néo-colonialisme.
Pour revenir à Césaire/Ménil et à l’ouvrage de Lucrèce, la démission du P.C. du Maire de FDF avait suscité un commentaire déçu chez Ménil (p.124). Il faut dire que cette rupture avait provoqué chez les Communistes martiniquais, spécialement à FDF, une forte hostilité contre Césaire, difficile à imaginer aujourd’hui ! Il faut dire que dans ces années 1950, le P.C.M. c’était : les mairies de FDF, Lamentin, Saint-Esprit, Morne-Rouge, Macouba, Basse-Pointe, et une influence forte dans beaucoup d’autres communes…Quelques dizaines d’ années après (1994), Ménil fait un retour sur leur amitié en distinguant « le plan éthique et esthétique », d’une part, et le « plan politique » d’autre part. Sur ce dernier point, tout en évoquant « les complications et les difficultés passées », il souligne une constante commune à eux deux : le refus « d’abandonner une prospective (imaginaire-critique) pour aller plus loin dans notre histoire ». [Entretien infini… p.136].
Autre point capital du dialogue Césaire/Ménil : le risque d’une essentialisation du Nègre qu’on peut percevoir dans certaines poésies césairiennes. Et qui pourrait, malgré leur beauté littéraire, faire penser aux lieux communs du style : le Noir a comme domaine exclusif la danse, le rythme, la fusion avec la nature…Césaire il est vrai met en valeur les civilisations noires méconnues voire volontairement effacées. Mais le point qui nous parait essentiel, et que Ménil soutient toujours, peut s’exprimer simplement : un Noir est un homme comme les autres.
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Nous n’avons évoqué que quelques aspects de l’ouvrage d’André Lucrèce, qui se fait ici passeur de mémoire. On peut terminer en remarquant que l’auteur lui-même appartient à une génération qui a voulu aussi tracer un chemin de liberté pour le pays Martinique, dans la trace, sinon dans la répétition, de ces deux Mapipi que furent Ménil et Césaire.
Georges-Henri LÉOTIN