Il y a aujourd’hui 60 ans, par un matin glacial, notre compatriote Frantz Fanon mourait à Bethesda, près de Washington. C’était le 6 décembre 1961. Au moment où une partie de la France, aujourd’hui séduite par la théorie du « grand remplacement », s’apprête à célébrer l’extrême droite ou droite identitaire, laquelle s’oppose à l’émigration des nègres et des arabes sur le territoire français, nous voudrions rappeler l’apport de Fanon à l’épineuse et ardente question de la Civilisation.
Le soi-disant danger, qui est signifié par l’extrême droite, est qu’on assiste aujourd’hui à une remise en question de la civilisation française à cause de la substitution de la population française par une autre, ce qui pourrait aboutir à un processus de décivilisation, thèse inspirée de l’écrivain antisémite Maurice Barrès. Dans ce cercle aux élucubrations douteuses, il faut évoquer également l’écrivain Jean Raspail qui a notamment sévi en Martinique par des déclarations exprimant un profond mépris vis-à-vis des Martiniquais.
Les théories racialistes s’expriment donc aujourd’hui sous la forme d’affirmation telle que « la France est un pays de race blanche », laquelle résulte d’une théorie des races bien éloignée des conceptions modernes de la « race ». Sur ce terrain racialiste, qui n’est pas sans rapport avec les théories complotistes, les « non-blancs » issus de l’émigration seraient, dit-on, incapables de s’assimiler à la civilisation française et imposeraient leur propre civilisation.
A cette sophistique racialiste, je viens opposer ici la vision de Fanon à propos de la civilisation. Pour situer le problème, il affirme le propos suivant : « La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVème siècle ne me décerne pas un brevet d’humanité. » Mais cela vaut également pour les Européens. Car c’est à partir d’une supériorité présumée que va se déployer un discours sur l’extériorité, mobilisant à la fois des vecteurs antagonistes, expansionnistes et ethnocentristes reposant sur l’identité primordiale de La Civilisation, c’est-à-dire de la civilisation occidentale. Fanon écrit dans Peau noire Masques blancs : « Quand la civilisation européenne se trouva en contact avec le monde noir, avec ces peuples de sauvages, tout le monde fut d’accord : ces nègres étaient le principe du mal. ». Dans cette singulière relation d’altérité à la vocation calamiteuse, la conception de la tache d’huile civilisationnelle qui s’étend sur la surface du monde fait très souvent abstraction de la civilisation de l’autre, car elle repose sur une idée fixiste de la civilisation et de la culture.
Pour Fanon, ce ne sont pas les avancées technologiques et économiques qui fondent une civilisation, c’est le sort fait à la condition humaine, là où la haute vertu, inscrite dans la société humaine, traite avec décence les citoyens d’un pays. Pour lui, l’homme est un oui : « Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité. Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. A l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté ». Et c’est cette liberté qui permet à l’humain de développer cette puissance créatrice que nous appelons la Culture.
En faisant de l’émigré un disciple du mal, on ne poursuit pas uniquement la vision négative construite par le colonialisme, qui fut d’ailleurs le plus grand pourvoyeur de migrations au monde, on nie aussi que le migrant est une source de vitalité non seulement par son travail, mais également par son apport culturel. On en revient donc à l’époque où certains affirmaient en France, à propos de la musique, que le jazz était « une irruption du cannibalisme dans le monde moderne ».
Considérant Nègres et Arabes comme des individus inassimilables, c’est-à-dire des rétifs à « la réduction de l’Autre au Même », les partisans de l’extrême droite développent une démarche ontologique obsessionnelle, militant à partir d’un centre tout à fait réducteur pour la propagation d’une destin humain fondé sur une conception raciale.
A cette ethnicisation de la société française, la pensée de Fanon oppose ce qui est pour lui la seule modalité descriptive de l’humain : « Ma vie, dit-il, ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. » Telle est la vision de Fanon d’un monde civilisé, laquelle vision se tient aux antipodes d’un monde ethnicisé.
André Lucrèce
Martinique, le 6 décembre 2021