Le 14 décembre 2017, Carlos Ghosn et Bruno Le Maire, ministre des Finances, inaugurent l’Alpine A110 sortie des chaînes de production de Dieppe (Seine-Maritime). Charles Platiau/Reuters
— Entretien réalisé par Loan Nguyen —
Industrie. Selon le sociologue François-Xavier Dudouet, l’État se résigne enfin à tourner la page du patron de Renault, mais à contretemps, entérinant une position de faiblesse mortifère.
Après deux mois d’embarras à se cacher derrière le principe de présomption d’innocence, l’État français s’est enfin décidé à lâcher Carlos Ghosn, mercredi soir, en demandant la convocation d’un conseil d’administration destiné à désigner son successeur à la tête de Renault. L’ex-leader de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi a en effet de fortes chances de rester incarcéré au Japon pendant encore plusieurs mois, alors que sa dernière requête de libération sous caution en appel a encore échoué, jeudi. Le patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, fait figure de favori pour le remplacer à la présidence du conseil d’administration du groupe au losange. Mais la fonction de PDG pourrait être scindée en deux pour confier à Thierry Bolloré, actuel numéro deux du constructeur, le poste de directeur général exécutif. Cependant, au-delà d’un changement de trombinoscope, c’est surtout l’avenir de la gouvernance de l’Alliance qui pose question, les Japonais rongeant depuis longtemps leur frein pour voir Nissan prendre plus de place dans cet attelage capitalistique actuellement dominé par Renault. Pour François-Xavier Dudouet, sociologue au CNRS rattaché à l’université Paris-Dauphine, spécialisé dans les relations entre État-actionnaire et grands groupes à capitaux publics, l’affaire Ghosn est symptomatique d’une dangereuse démission idéologique de la puissance publique.
Comment qualifier la position de l’État actionnaire dans l’affaire Ghosn ?
François-Xavier Dudouet Il s’agit d’une position totalement incohérente et indigente. Mais elle n’est pas nouvelle : la puissance publique a toujours agi à contretemps chez Renault. Carlos Ghosn a réussi à s’imposer comme l’homme au centre de tout, alors que dans mes recherches, il apparaît vraiment comme un patron périphérique : il est très peu présent dans d’autres conseils d’administration, par exemple. Les Japonais ont d’ailleurs prouvé qu’il n’était pas indéboulonnable. Alors que les gouvernements français l’ont maintenu malgré de nombreuses frasques, comme les polémiques autour de ses rémunérations, l’affaire de faux espionnage ou la brutalité sociale de ses méthodes. L’État a fini par lâcher Ghosn parce que ce sont d’abord le conseil d’administration de Renault et le monde des affaires qui l’ont lâché. Mais si l’État était vraiment à la manœuvre, il aurait démissionné Ghosn au moment où les administrateurs représentant la puissance publique ont voté contre sa rémunération (de 2015 à 2017 – Ndlr). Le fait que Carlos Ghosn ne soit plus résident fiscal français depuis 2012 est également scandaleux et révélateur de cette faiblesse de l’État.
Comment expliquer cette faiblesse ?
François-Xavier Dudouet La raison principale est idéologique. Nous avons à la tête de l’État des libéraux convaincus qui ont beaucoup de mal à assumer ce rôle d’État actionnaire, puisqu’ils estiment que l’État est dépensier et mauvais gestionnaire. Jusque dans les années 1980-1990, pas un grand patron ne bougeait le petit doigt sans l’aval du ministère de l’Économie. Il y avait de fortes courroies de transmission entre les entreprises et l’administration. Un coup de menton de De Gaulle ou de Pompidou aurait signifié le départ du dirigeant de l’entreprise, contrairement à celui d’Emmanuel Macron (lorsqu’il était ministre de l’Économie et qu’il avait augmenté la participation publique au capital de Renault pour contrer une possible montée en puissance de Nissan – Ndlr), qui était ridicule. Depuis les privatisations que Mitterrand n’a pas pu empêcher et la déclaration de Jospin selon lequel « l’État ne peut pas tout », celui-ci est devenu impuissant. Tant que la monnaie était contrôlée par l’État, le financement l’était aussi. Tout cela a été délégué à Francfort ou au privé. Aujourd’hui, on voit que Ford ne prend même plus la peine d’appeler Bruno Le Maire (quand il prend la décision defermer l’usine de Blanquefort – Ndlr).
Quelles conséquences peut avoir cette affaire ?
François-Xavier Dudouet Elle pourrait signer la fin du capitalisme français et européen. Historiquement, la force du capitalisme français était de pouvoir s’appuyer sur l’État, de manière consubstantielle. Si l’État renégocie sa participation à la baisse au profit de Nissan, demain ce sera la razzia sur les grands groupes français, qui vont partir à la découpe. Parce que, même si l’Alliance a été créée pour dissimuler le fait que Nissan est une filiale de Renault, c’est bien toujours le cas, et l’État français reste le premier actionnaire de Renault. Il est par ailleurs hallucinant de voir que Paris est incapable de protéger ses grands patrons sur la scène internationale : dans la mentalité japonaise, emprisonner un patron étranger, c’est humilier un compétiteur économique.
François-Xavier Dudouet
Chercheur à l’université Paris-Dauphine
Entretien réalisé par Loan Nguyen
Source : L’Humanité.fr