Venus noire
Créer une œuvre d’art visuel est un acte éminemment politique. Dans les enjeux de pouvoir, les images jouent aujourd’hui un rôle prépondérant. Pourtant elles se réduisent la plupart du temps à des écrans vides voilant le réel et représentant des visions appauvries, ponctuelles et limitées. Elles sont diffusées de telle manière qu’elles s’imposent, hypnotiques, paralysantes, dans l’intimité de chacun. Pour la première fois peut-être dans l’histoire humaine, elles envahissent le champ de vision, pléthoriques et aveuglantes illusions. Les outils permettant de les réaliser comme les logiciels informatiques et les appareils de toutes sortes, sont eux-mêmes conçus à partir de points de vue restreints sur le monde. Les images pourraient-elles remplacer le réel ? Il semble parfois que les experts en communication tentent de nous faire croire qu’elles en sont des représentations fidèles qui peuvent, elles, être consommées en toute sécurité. N’est-il pas étrange de constater que de nombreux individus semblent préférer la relation à l’image, à l’expérience sensible du réel ? Une véritable dictature de l’image asservit de plus en plus efficacement les imaginaires. Limitée et cadrée dans le rectangle de l’écran, elle s’impose au centre des champs de vision. Qu’en est-il de la conscience de ce qui se trouve hors du champ de l’image, et qui pourtant a autant de réalité que ce qu’elle offre immédiatement aux yeux ? De plus, tout porte à croire que les images à venir ne seront plus des créations d’individus autonomes et conscients, mais bien plutôt les résultantes d’ordres visuels normés et préétablis.
Les images actuelles tentent de nier l’existence du monstrueux, d’atténuer la puissance du désastre. C’est ignorer que la monstruosité naît également de l’ignorance ou du refus de voir le monde dans son intégralité mouvementée. C’est refuser de réaliser l’inévitable conclusion des lentes élaborations formelles dans leur anéantissement.
Je suis intéressé par la présence dans les différents mythes, de figures de monstres plus ou moins terrifiants. Ils expriment la crainte face à l’inconnu changeant et dépassant en force de dévastation ce que nous pouvons imaginer. Ils expriment également l’horreur que l’homme s’inflige à lui-même. Quatre figures m’ont semblé intéressantes ces derniers temps. Le dieu fleuve Achéron, que les âmes des morts doivent traverser pour rejoindre l’Hadès et qui parfois, selon J. L. Borges, devient l’Enfer même, monstre dont la gueule béante n’est qu’une effroyable fournaise dans laquelle sont jetés les damnés et contenant dans ses entrailles d’autres monstres. L’Ouroboros est un serpent ou un dragon qui se mord la queue. Il évoque l’idée de cycle, de lien entre la naissance et la mort. Il est parfois confondu avec le Léviathan lui-même. Au cinquième jour de la création, le Démiurge façonna deux monstres terribles : Léviathan et Béhémoth. Dans certaines interprétations, le premier est marin et le second terrestre. Il est dit parfois que le dieu regrette d’avoir ainsi créé ces deux êtres et qu’il promis de les tuer à la fin des temps afin de les servir aux justes en guise de mets, lors du grand banquet qui sera organisé à cette occasion. Ainsi, comme le dit le mythe, il faudra attendre la destruction du monde pour assister à la disparition des monstruosités. Les destructions les plus effroyables, les prédations les plus cruelles sont des phénomènes constitutifs de l’essence du monde. Elles surviennent inévitablement. Les monstres attendent patients, tapis dans d’infernales fanges, certains de pouvoir assouvir leurs impensables projets.
Flèche
Être artiste aujourd’hui est donc un engagement politique dans ce sens qu’il s’agit de résister à l’engourdissement généralisé des esprits en ouvrant des brèches dans les limites imposées du visible. Il s’agit d’inventer une autre manière de voir, sans thèse préconçue. Je cherche à créer des images devant lesquelles l’esprit se met en mouvement, devant lesquelles tous les sens sont sollicités. Je résiste à l’entreprise planétaire de liquidation qui consiste à réduire les images à des surfaces figées et neutralisées. Je refuse l’avènement de cet avenir prévisible d’une humanité composée d’individus aux imaginaires formatés et pétrifiés, absurdes négations des incertitudes du réel.
La matière est composée de fragments qui se rencontrent, s’entrelacent et s’entrechoquent. La fragmentation de la matière et tout le réseau d’événements qui la compose engendrent les formes. Ce mouvement originel donne son élan à la pensée. En pratiquant des disciplines de création visuelle, je tente de comprendre la nature essentielle de ce phénomène. J’assemble des fragments de formes de manière intuitive, dans des assemblages éphémères, sans autre objectif que de rendre tangible ma vision du monde pour autrui autant que pour moi. Je cherche à générer de la pensée en créant des dessins mouvants, vivants. Des dessins qui changent d’un jour à l’autre, aux formes incertaines. Sur la surface sobre et disponible du papier, je concrétise le rêve humain de tracer ce qui peuple l’intériorité captive.
Mais cela ne suffit pas. Je désire dessiner à même la matière vivante. Je désire cultiver les lacunes des formes sur les surfaces des formes elles-mêmes, comme autant de possibilités de penser. Par les actes de tracer, de peindre, de graver ou de sculpter, des formes inachevées et oscillantes se réalisent. Ce qui est à œuvre dans ces moments particuliers c’est surtout la représentation de rayonnements. En effet chaque forme rayonne en ce sens qu’elle entre en interaction avec les autres formes. Pour moi la pensée est originellement rayonnante, non pas seulement linéaire ou structurée par des discours et des modes de représentation. Elle rayonne par-delà le temps et l’espace. La conscience n’est qu’une option parmi les activités mentales possibles. Ce n’est peut-être pas la plus adéquate. Serait-il possible de concevoir le monde à l’aide de plusieurs points de vue changeants et interagissant entre eux ? Serait-il encore possible à ce moment-là de dire je ? Un je rayonnant de multiples je, de multiples nous, regroupant de manière éphémère diverses visions surgies de différents lieux et de différents temps, voilà le genre d’idée que je tente de rendre visible.
Une nouvelle compréhension de l’image sera peut-être révélée par les philosophes, par les artistes et peut-être même par des politiques préoccupés de réaliser un espace individuel de création illimitée, celle d’une image rayonnante, changeante, aux antipodes de ces ersatz figés et formatés largement diffusés par les moyens techniques actuels. Ces images ne seront pas nouvelles, ce sont tout simplement celles qui surgissent dans l’esprit lorsque l’on suspend toute vision prédéfinie. Elles sont toutefois pour l’instant insidieusement exclues des réseaux d’échange. Les écrans et les filtres doivent être démontés afin de débrider les manières de voir. Voilà ce qui, à mon sens, devrait être à œuvre dans chaque acte individuel de création visuelle.
Sentier
Biographie :
Sentier est un ancien étudiant des écoles d’art parisiennes où, essentiellement, il apprend le dessin, le modelage et le moulage ainsi que la gravure taille-douce. Après avoir travaillé dans le domaine théâtral à Paris en province en tant que peintre et sculpteur, il s’installe à la Martinique où il vit depuis 1989. Il enseigne actuellement à l’Institut Régional d’Art Visuel de la Martinique.
Il a réalisé de nombreux décors pour des spectacles de théâtre et a montré son travail de création visuelle dans les différents lieux culturels de la Martinique, dans la Caraïbe, en République Dominicaine et à Porto Rico, ainsi qu’en France.
Membre du CEREAP, il a publié plusieurs articles dans la revue Recherches en Esthétique ainsi que dans des revues consacrées au spectacle vivant.
Dernières expositions personnelles :
– « Fragmentations et résistances », Les francophonies en limousin, Limoges, septembre, octobre 2006.
– « Exposition d’objets inutiles », Atrium, Centre Culturel Départemental de la Martinique, février 2005.
– « Assemblages éphémères non discriminants » 5 grands ensembles de dessins exposés à l’occasion de la 28ème hestajadas de las arts, festival musical organisé par Bernard Lubat et sa compagnie, Gironde, France, Août 2005.
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