— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Entrevue exclusive
La littérature haïtienne a en partage avec les autres littératures à travers le monde une caractéristique de premier plan : les forgerons de la fiction appartiennent la plupart du temps à des champs d’activités qui n’ont pas à priori grand-chose à voir avec la littérature. Il en est ainsi de Jacques Stephen Alexis et Joël Des Rosiers, médecins ; de Marie-Célie Agnant, traductrice ; de Lilas Desquiron, ethnologue ; de Ketly Mars, gestionnaire ; de Jan J. Dominique, communicatrice ; de Georges Anglade, géographe ; de Michel Soukar, historien ; de Gérald Bloncourt, photographe et peintre ; de Faubert Bolivar, philosophe, etc. Il est toutefois attesté que nombre d’écrivains puisent dans leur expérience professionnelle la matière première de leurs œuvres de fiction. C’est notamment le cas du neurologue et linguiste Jean Métellus. À la suite de « Une eau forte » (Gallimard, 1983), qui marquait une première prise de distance à l’égard des clichés du roman haïtien, l’auteur s’attache dans « La parole prisonnière » (Gallimard, 1986) à l’étude de certains troubles du langage. Par ailleurs il est également attesté que peu d’écrivains haïtiens ou d’origine haïtienne vivent de leur plume en se consacrant entièrement à l’élaboration de leurs œuvres. Margareth Papillon, auteure de « La Marginale » (Éditions Henri Deschamps, 1987), s’adonne à temps plein à l’écriture romanesque depuis 1995 ; et l’académicien Dany Laferrière —Prix Médicis et Grand Prix du livre de Montréal 2009 pour « L’énigme du retour » (Grasset et Boréal, 2009)–, est à temps plein un romancier professionnel alors même qu’il a effectué plusieurs incursions dans la presse audiovisuelle montréalaise.
Les linguistes sont présents dans le champ littéraire haïtien à des titres divers. Ainsi en est-il de Suzanne Comhaire-Sylvain –première femme haïtienne anthropologue et linguiste, auteure de « Le créole haïtien, morphologie et syntaxe » (Imprimerie de Messter, 1936) et pionnière des études scientifiques sur le créole. Elle a sans doute fourni aux écrivains des données de première main sur la paysannerie haïtienne dont ils ont pu s’inspirer en lisant « Les contes haïtiens » (2 vol., Imprimerie de Messter, 1937 ; « À propos du vocabulaire des croyances paysannes », Port-au-Prince : Caravelle, 1938 ; « Contes du pays d’Haïti », Port-au-Prince : Caravelle, 1938 ; « Le roman de Bouqui », Port-au-Prince : Caravelle, 1940. Pour sa part, le réputé linguiste Pradel Pompilus, pionnier de la lexicographie créole et français-créole, est l’auteur, avec Raphaël Berrou, du manuel scolaire intitulé « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » (Éditions Caraïbes, volumes 1 et 2 : 1975 et volume 3 : 1977). Auparavant, il avait publié « Pages de littérature haïtienne » (Imprimerie Théodore, 1955). Plus près de nous dans le temps, le lexicographe André Vilaire Chery, auteur du rigoureux « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2, Édutex, 2000 et 2002), a lui aussi abordé les rives de la littérature par la publication de « Le Chien comme métaphore en Haïti – Analyse d’un corpus de proverbes et de textes littéraires haïtiens » (Ethnos – Henri Deschamps, 2004). Mieux connu en Haïti pour y avoir enseigné la linguistique et la terminologie à la Faculté de linguistique appliquée, pour les livres de linguistique qu’il y a publiés et pour les articles de vulgarisation linguistique qu’il fait paraitre dans les pages du journal Le National, le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol élabore depuis plusieurs années une œuvre poétique exigeante, saluée par la critique québécoise et française, à travers ses livres, tous publiés au Québec chez l’éditeur Triptyque. Son « Poème du décours » (Éditions Triptyque, 2010) a reçu le grand Prix de poésie du Livre insulaire 2010 à Ouessant, en France.
L’hypothèse d’une singulière fascination de plusieurs linguistes haïtiens pour la fiction littéraire, par-delà leurs travaux de linguistique, mérite d’être étudiée. La proximité quotidienne d’une réflexion analytique et de travaux de recherche sur la langue-objet incite sans doute certains linguistes à arpenter d’autres territoires de la langue, notamment le territoire polyvocal de la fiction littéraire.
Enseignant-chercheur, Fortenel Thélusma enseigne le français et la didactique du français à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti. Il est l’auteur de plusieurs livres issus de ses travaux de recherche en linguistique ainsi que de manuels scolaires parmi lesquels « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » (C3 Éditions, 2016) ; « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives » (C3 Éditions, 2018) ; « Mon nouveau manuel de lecture français / Compréhension et production écrites » (C3 Éditions, 2018) ; « Pratique du créole et du français en Haïti – Entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué » (C3 Éditions, 2021). Il a fait paraître en 2020, à compte d’auteur, le livre de poésie « Je me plains de rêver » (Imprimerie Média-Texte), et en 2022 il a publié à Montréal, aux Éditions du Cidihca, son premier roman intitulé « Drôle de vie ». Le National est allé à sa rencontre. Entrevue exclusive.
Robert Berrouët-Oriol (RBO) – Fortenel Thélusma, ceux qui ont l’habitude de lire tes livres de linguistique ont été surpris de te voir publier un livre de poésie puis un roman, « Drôle de vie ». Comment expliques-tu ce « passage » de la linguistique à la fiction littéraire ?
Fortenel Thélusma (FT) – En fait, jeune adolescent, j’ai été frotté à la littérature. Dès les classes de 5ème et de 4ème secondaire, notre professeur de français qui enseignait aussi la littérature, nous transmettait sa passion pour les œuvres littéraires. Il nous y initiait notamment à travers l’étude des « pièces classiques » de Lafontaine, Racine, Corneille. Parallèlement je dévorais toutes les œuvres romanesques à ma portée à l’époque, comme les romans de Guy des Cars, les aventures de Tintin, de Lucky Luke, etc. Il faut dire aussi que j’étais fasciné par les liaisons amoureuses. Je ne me souviens plus des titres et des auteurs, je me rappelle cependant que j’en faisais la gourmandise et j’intériorisais même certaines scènes. Et c’est sans surprise que mes premiers textes « poétiques » traitaient d’évènements amoureux pourtant non encore expérimentés à l’époque. Longtemps après, vers 1985, conscient de la situation socioéconomique d’Haïti, j’ai décidé de changer de registre en écrivant de petits textes sur des sujets à caractère social. En raison des opérations « chasse à l’homme » et aux « documents subversifs » dans tous les quartiers à la fin de cette année, j’ai déchiré mes modestes œuvres. C’est que le règne de Jean-Claude Duvalier touchait à sa fin.
Involontairement j’ai donné vacances à la poésie pour consacrer mon temps à des activités prioritaires, la formation universitaire, le travail professionnel. Les publications officielles de recherche et de manuels scolaires sont arrivées relativement tard, au début des années 2000 pour les unes et se sont intensifiées ces six dernières années. En réalité, la littérature n’a fait que retrouver sa place dans ma vie, pour le grand public. La littérature vivait en moi à l’état latent. Il ne me manquait ou ne me manque encore que le talent.
RBO – La parution du roman « Drôle de vie » marque-t-elle une rupture avec la linguistique ou signifie-t-elle que désormais tu élabores une œuvre littéraire par-delà tes travaux de recherche en linguistique ?
FT – Effectuer des recherches scientifiques prolonge mes activités d’enseignement. L’enseignement et la recherche vont de pair à l’université. J’y apporte ma modeste contribution mais avec dévouement et passion parfois. Je ne nourris donc pas l’intention d’abandonner la recherche scientifique au profit de la littérature. Cependant, vu les situations difficiles de travail actuellement et les soucis de santé qui me préoccupent, je ne peux pour l’heure me situer sur le plan de la production de manière générale. Je saisirai les opportunités selon l’ordre de leur présentation.
RBO – Comment est donc né le projet d’écrire le roman « Drôle de vie » ? Quelles ont été les principales étapes de son élaboration ?
FT – Nous faisons face tous les jours à des situations bizarres. Pire, il y en a qui nous poursuivent de notre enfance à l’âge adulte. Tout petit, je lisais un peu partout dans mon entourage le message « La vie drôle » (Lavi dwòl, en bon créole) affiché sur des murs, sur des véhicules de transport en commun. Devenu adulte, je me suis rendu compte de la bizarrerie d’un ensemble de faits, d’évènements sociaux, politiques, sentimentaux, etc. Le roman « Drôle de vie » est né de l’observation de ces faits et comportements qui ont cours dans la société haïtienne. D’un autre côté, il renforce, complète à une plus grande échelle les rêves de l’auteur de « Je me plains de rêver ». Rêves de bonheur, d’amour naturel et sincère.
Le récit a été rédigé en un court laps de temps à partir d’un résumé servant de fil conducteur. Néanmoins au cours de la narration, les idées s’accumulaient, se modifiaient et, parfois, pour la progression et l’enrichissement du texte, de mini plans étaient nécessaires.
RBO – Dans l’hypothèse que toute œuvre littéraire consigne une singulière démarche esthétique, qu’est-ce qui caractérise « Drôle de vie » sur ce registre ?
FT – « Drôle de vie » met en exergue deux jeunes amoureux de naissance qui ont initié leur sentiment dans l’innocence d’un enfant. Plus tard, durant leur adolescence, ils le vivront naturellement sans réellement en prendre conscience. Vont survenir des évènements qui ne dépendent pas de leur volonté et qui les sépareront. Ils vont quitter leur village d’origine sans mot dire, chacun de son côté. Ils connaitront des péripéties de toutes sortes, des douleurs atroces. Remords, chagrin feront partie de leur lot quotidien. Ces deux personnages utilisent souvent le genre épistolaire pour communiquer entre eux, comme par télépathie. La poésie sert aussi de courroie de transmission pour exprimer à travers des mots les maux ressentis, les brins d’espoir susceptibles de chasser leurs peines.
La situation socioéconomique et politique délétère du pays, la vie à Port-au-Prince en particulier, lieu du déroulement d’une partie des épisodes, sont tour à tour présentées dans leur crudité avec humour, dérision. Nantpelt, village qui a vu naitre les deux tourtereaux, est le point de départ de la mise en scène du récit. Il est d’abord présenté dans sa verdure avec ses broussailles qui font à la fois rêver les observateurs avisés et trembler de peur les jeunes adolescents. Un décor naturel, vivifiant, réconfortant qui faisait les délices des jeunes vacanciers. Quelle ne fut pas la déception de ces Nantpéliens revenus une vingtaine d’années plus tard dans leur localité pour annoncer leurs noces ! Rivière presque asséchée, terre osseuse, arbres nus, orphelins de leurs branches jadis de vrais parasols. Nantpelt, lieu de rêve et de nostalgie qui restera gravé dans la mémoire des héros de « Drôle de vie ». Ce roman, à travers les luttes intenses, les actions héroïques des acteurs principaux, ouvre la voie à l’espoir, à la victoire. Ils ont fini par se retrouver par un heureux hasard à Paris lors d’un grand évènement : la vente-signature d’un ouvrage du jeune homme exilé juste avant la chute de Jean-Claude Duvalier. Plus jamais ils ne se sépareront. De leur vie idyllique naitra un garçon qui scellera définitivement leur bonheur.
RBO – Dans la littérature haïtienne contemporaine, certains auteurs assument se situer sur le registre du « roman réaliste » dont se réclamaient déjà les écrivains de la Génération de la ronde. D’autres se réclament du courant de la « lodyans » théorisé par Maximilien Laroche et Georges Anglade, tandis que plusieurs écrivains se situent sur le terrain du « réalisme merveilleux » théorisé par Jacques Stephen Alexis. « Drôle de vie » appartient-t-il à l’un de ces registres ? Est-il juste de dire que ton roman appartient plutôt au registre du « roman onirique » et/ou de la « littérature intimiste » ?
FT – Comme je l’ai expliqué tout au long de cet entretien, « Drôle de vie » s’inscrit dans une quête de bonheur, d’amour pur, c’est-à-dire, sans intérêt mesquin. Une quête d’amour véritable loin de tout calcul égocentrique, de tout gain personnel. Un bonheur né dans la douleur et la persévérance est appelé à durer. Cet objectif est possible à atteindre. Vous avez vu juste en précisant que « Drôle de vie » relève du registre du « roman onirique » mais aussi de la « littérature intimiste ».
RBO – Dans « Drôle de vie », quel est le rapport des protagonistes à la temporalité ? Est-ce qu’ils s’enferment dans le passé ? Sont-ils livrés corps et âme aux affres sinon au chaos du présent ? Leur manière de gérer le présent augure-t-elle d’un futur rêvé ?
FT – L’histoire du roman s’étend des années 60 à la fin des années 80. Les personnages évoluent en fonction du temps et de l’espace dans lequel ils se trouvent, à la campagne (à Nantpel), en ville (Port-au-Prince), à l’étranger (Paris)… Évidemment, Darling et Lover, les acteurs principaux, dans leur isolement, leur exil, leurs souffrances, se rappellent les bons souvenirs du temps passé à Nantpel, leur localité de naissance. Parallèlement, ils réfléchissent sur l’avenir, sur les possibilités de passer du malheur au bonheur. Ils se comportent comme des êtres intelligents qui ne s’enferment pas dans un carcan donné. Au contraire, ils se battent corps et âme pour atteindre leur objectif : se retrouver afin de continuer à vivre leur amour perdu.
RBO – Comment as-tu « fabriqué » tes personnages : en observant les interactions des gens autour de toi ? En faisant appel à ta mémoire ? Les personnages de « Drôle de vie » sont-ils des êtres idéalisés ou arpentent-ils les rues des villes haïtiennes ?
FT – Les personnages existent partout, à la campagne et en ville. Ce sont des êtres normaux nourrissant des idées et des idéaux. Certains d’entre eux réalisent des exploits difficiles, qui ne se rencontrent pas tous les jours. Ceux-ci se surpassent dans l’acte d’aimer, se battent contre les abus, dénoncent la méchanceté, pratiquent l’entraide. Lover, par exemple, est avocat. Il lutte pour la défense des droits des Haïtiens et Haïtiennes tant à Port-au-Prince qu’à Paris, son deuxième lieu d’exil après Port-au-Prince. Darling, enseignante et philanthrope, ne ménage pas ses efforts pour secourir les plus faibles. Tout se passe, en fait, selon mes observations, mes souvenirs, ma conception de l’amour, de la vie en général.
Il importe de souligner, par ailleurs, que les séquences dialoguées jouent plusieurs rôles dans la composition du roman. Certaines d’entre elles permettent de revenir sur des faits, des évènements importants dans le passé, comme ceux en rapport avec les liens, les habitudes des personnages avant leur séparation physique. D’autres sont en relation avec la situation du moment, par exemple, la joie, le plaisir des retrouvailles à Paris. D’autres encore se déroulent sur des projets à court et à moyen terme, entre autres, discussions sur leur mariage, retour à Nantpel afin d’en informer les parents. En fait, la trame narrative se tisse à travers des faits sociaux chronologiquement repérables depuis le lieu de naissance des acteurs à Paris en passant par Port-au-Prince, sans oublier les sites visités tels que Saut-d’ eau (Plateau central), la Citadelle Laferrière (Milot)…
RBO – Tu as écrit des articles et des livres sur la problématique de l’enseignement du français et la didactique du créole, ta langue maternelle. Pourtant « Je me plains de rêver » et « Drôle de vie » sont rédigés en français. S’agit-il d’un choix délibéré ? As-tu sur ta table de travail le projet d’une œuvre écrite en créole ?
FT – Je n’entreprends avec moi-même aucune vaine discussion sur la langue à utiliser. Le choix s’effectue suivant les circonstances, l’objectif et le public visés. J’ai enseigné le créole à l’École fondamentale, à l’université. En tant que didacticien du français langue étrangère (FLE), aux côtés de plusieurs manuels de français, j’ai élaboré cinq manuels de créole. Le recueil de poésie « Je me plains de rêver » ainsi que le roman « Drôle de vie » m’ont été dictés en français. Quand l’inspiration me viendra en créole, je n’hésiterai pas à rédiger des poèmes dans cette langue qui me sourit tous les jours depuis le sein de ma défunte mère.
RBO – À la suite de « Drôle de vie » et dans la perspective de l’élaboration d’une œuvre romanesque sur le long terme, quels sont les principaux défis que tu entrevois ?
FT – Je n’ai pas encore nourri d’intentions précises sur l’éventualité d’écrire un nouveau roman compte tenu de l’état actuel de ma vision. Cependant, mis à part le thème « amour » que je chéris sans cesse, je suis très sensible aux faits sociaux et économiques. Je pourrais être tenté d’aborder des sujets liés à cette double problématique dès que possible.
Fortenel Thélusma, merci d’avoir aimablement répondu aux questions du National.
Montréal, le 12 décembre 2022